News - 20.07.2018

Le diagnostic du Gouverneur de la BCT Marouane El Abbassi et les mesures d’urgence décidée pour la Tunisie

Le diagnostic du Gouverneur de la BCT Marouane El Abbassi et les mesures d’urgence décidée pour la Tunisie

Si vous n'avez pas le temps de lire le rapport annuel de la Banque centrale de Tunisie pour l'année 2017, dans son intégralité, prêtez du moins attention au mot introductif du Gouverneur Marouane El Abbassi, en introduction du rapport Annuel 2107 – L'analyse est perspicace, la vision macroéconomique claire, et les mesures préconisées, appropriées.

‘’En se situant à 1,9% au cours de l’année 2017, la croissance économique a pratiquement doublé par rapport à 2016. Toutefois et en dépit de ce raffermissement, le rythme de la reprise de l’activité économique demeure faible, sept ans après la Révolution, au regard des défis du développement intégré, de la création d’emplois et de la maitrise des équilibres macroéconomiques. Il importe, en revanche, de relever que la croissance gagne en qualité comparativement aux années passées, avec un repli de la contribution des services non marchands au profit des secteurs productifs, en particulier l’agriculture et la pêche, les industries manufacturières et les services marchands.

Cette inflexion positive semble, du reste, se consolider depuis le début de l’année 2018 grâce à une saison touristique prometteuse et dont les indicateurs sont de nouveau au vert, une saison agricole satisfaisante et à la reprise des exportations des industries manufacturières. Elle est d’ailleurs corroborée par une reprise de la croissance économique au cours du premier trimestre 2018, enregistrant un taux de 2,5% en glissement annuel.

Toutefois, une telle reprise demeure fragile à cause des vulnérabilités persistantes liées, en particulier, au dérapage des déficits budgétaire et des paiements courants (6,1% et 10,2% du PIB respectivement en 2017), doublé d’une recrudescence des tensions inflationnistes (7,7% à fin mai 2018 contre 6,4% en 2017 et 4,2% en 2016), et dont les effets répressifs pénalisent la situation monétaire et financière du pays ainsi que sa capacité à mobiliser les ressources de financement nécessaires, aussi bien sur le marché local qu’au niveau des marchés extérieurs.

Ces déséquilibres qui s’entretiennent mutuellement et qui prennent plus d’ampleur, d’année en année, continuent à affecter l’activité économique, dont le recul de la productivité globale des facteurs persiste, impactant davantage les ressources propres du budget de l’Etat.

Pour sa part, le secteur extérieur continue à se dégrader en raison du manque d’offre exportable et d’un rythme effréné des importations. La baisse des réserves en devises, l’accroissement de l’endettement extérieur (63,5% du Revenu national disponible brut en 2017), notamment public, en plus de la dépréciation accrue du dinar constituent, à cet égard, des conséquences inévitables de cette évolution.

Face à cette situation, des résolutions adéquates à même de rompre avec cet enchainement préjudiciable doivent être adoptées de manière urgente pour accompagner une relance de l’économie sur des bases saines. Tout report à ce niveau des réformes indispensables ne peut qu’aggraver la situation économique et rendre plus difficile la mise en œuvre d’un plan de redressement viable. A cet effet, les différentes mesures fiscales prises dans le cadre des lois des Finances au titre des années 2017 et 2018, associées à une maitrise des dépenses, contribueront à atténuer le déséquilibre budgétaire, même si elles ont été diversement perçues par les opérateurs économiques. Les incertitudes de ces opérateurs et des investisseurs potentiels gagneront à être levées par une meilleure visibilité fiscale pour améliorer le climat des affaires, affecté par ailleurs par une série de classements négatifs appliqués au pays, notamment en ce qui concerne notre dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, outre la dégradation de la note souveraine décidée par les agences de notation financière.

Dans ce contexte, la Banque Centrale a été amenée à suivre une politique monétaire et de change prudente face à des épisodes de stress récurrents induits par l’exigence de concilier des objectifs antagonistes. Ceux-ci exigent à la fois un monitoring adéquat des agrégats monétaires et des marchés, le maintien des réserves en devises à un niveau permettant la pérennité des transactions sur ces marchés, et la garantie d’un bon dénouement des engagements de notre pays au titre des opérations commerciales et financières avec l’Extérieur.

La politique monétaire a également été constamment sollicitée pour couvrir le besoin de liquidité des banques, besoins émanant aussi bien des opérateurs économiques que du Trésor Public, et intervenir activement sur le marché des changes pour financer les importations stratégiques, notamment l’énergie. Les secteurs exportateurs, en particulier ceux liés à l’industrie extractive n’ont pas, à cet égard, apporté la contribution souhaitée à la reconstitution des réserves de change.

Les interventions massives de la BCT pour réguler la liquidité se sont, en fin de compte, traduites par un accroissement du refinancement accordé au système bancaire à un rythme accéléré, et une baisse des réserves en devises. La dépréciation du dinar qui en a découlé a, en conséquence, contribué à alimenter les tensions inflationnistes, lesquelles pourraient poursuivre leur tendance haussière au cours des prochains mois. Ainsi et selon les données statistiques disponibles et les indicateurs avancés de la BCT, l’inflation risque de se maintenir à un niveau élevé d’ici la fin de l’année en cours.

A cet égard, la politique monétaire de la BCT, qui a pour mission principale d’assurer la stabilité des prix et ce, à travers une régulation appropriée de la liquidité dans l’économie, veille dans cette conjoncture, à ancrer les anticipations inflationnistes chez les opérateurs économiques et le large public.

Il y a lieu de signaler dans ce contexte qu’en devançant les risques inflationnistes par des actions préventives -quatre hausses du taux directeur entre 2012 et 2014- la BCT a contribué à la détente des prix à la consommation observée en 2016 année au cours de laquelle, l’inflation a été contenue à 3,7% en moyenne contre 5,8% en 2013. Pour ce qui est de l’année 2018, la résurgence de l’inflation et son positionnement sur une tendance haussière a pour origine, en partie, des causes conjoncturelles telles que le gonflement de la masse salariale, les mesures fiscales prises dans le cadre de la loi des Finances de 2018 et la hausse des prix internationaux (matières premières, énergie, etc.). Egalement, des facteurs structurels y ont largement contribué, en l’occurrence, la faiblesse de la productivité et la dépréciation du taux de change du dinar en relation avec l’accroissement continu du déficit commercial.

La lutte contre l’inflation constitue pour l’autorité monétaire un défi majeur, en raison de son impact sur le revenu et l’épargne des ménages -classe moyenne comprise- au même titre que les perspectives d’investissement des entreprises, notamment les PME, et partant sur la reprise de la croissance. Ainsi, en procédant à deux augmentations significatives de son taux directeur (75 et 100 points de base) à 6,75% au cours du premier semestre 2018, la BCT a affiché sa détermination à faire face à ce défi en œuvrant à réduire l’écart entre le taux d’intérêt et l’inflation, et partant le taux d’intérêt réel négatif, tout en étant consciente des effets contraignants à court terme que ces décisions pourraient impliquer. Mais l’attention doit-être attirée sur le fait que la maitrise de l’inflation, qui relève surtout de distorsions structurelles, appelle, à notre sens, la mise en œuvre d’une politique mixte proactive et volontariste à même de juguler la dérive des déséquilibres financiers. A cet effet, une contribution plus active des autorités publiques est plus que jamais requise, en vue d’une réorientation des dépenses du budget de l’Etat, associée notamment, à une politique d’assainissement des circuits de distribution et de stabilisation de l’offre des biens et services.

Tout en se situant au premier rang des priorités de l’autorité monétaire, la lutte contre l’inflation doit s’inscrire dans un cadre plus large où l’enjeu majeur reste la consolidation de la reprise de la croissance naissante. Mais l’accélération du rythme de la reprise économique est davantage requise pour atteindre, dans un horizon acceptable, un palier supérieur permettant d’infléchir de manière durable le taux du chômage et de sauvegarder la stabilité macroéconomique, et appelle la mise en œuvre d’un programme économique pro-croissance.

C’est dans cette perspective que la Banque Centrale a mené au cours de l’année écoulée une politique d’intervention active en veillant à contrer les effets déstabilisateurs sur les prix et sur le système financier d’une conjoncture économique défavorable et versatile. Pour préserver le stock des avoirs en devises, l’intervention sur le marché des changes s’est, en outre, faite dans le respect des forces du marché, et Le mot du Gouverneur Rapport Annuel 2017 iv ce, en veillant à son approvisionnement convenable, sans affecter, outre mesure, l’évolution du taux de change du dinar.

En parallèle, la stabilité financière qui constitue une dimension fondamentale pour la conduite de la politique monétaire a fait l’objet d’une attention particulière, et ce par le suivi de l’activité et des indicateurs de performance du secteur financier. En effet, la surveillance macro-prudentielle dans ce cadre a révélé l’accentuation des vulnérabilités du secteur en relation avec la faiblesse manifeste de l’épargne nationale, qui au vu des besoins accrus de l’économie continue à altérer la liquidité du système financier.

Subséquemment, et en vue de préserver un environnement financier favorable à l’investissement, la BCT a modulé récemment sa politique de refinancement par l’allocation au système bancaire de liquidités plus stables, dédiées au refinancement des crédits destinés aux nouveaux projets productifs, créés notamment par les PME, l’objectif étant de stimuler ainsi la relance de l’investissement.

D’un autre coté et en ce qui concerne le suivi de la réforme de la gouvernance du système financier, la BCT s’est fixé comme objectif la convergence vers les normes internationales. Ainsi, la mise en place d’instruments comme le fonds de garantie des dépôts bancaires et l’adoption du statut de prêteur en dernier ressort contribuent à asseoir une politique monétaire plus indépendante, par le renforcement de ses mécanismes de transmission ; ce qui lui permet d’œuvrer, plus efficacement, à atteindre ses objectifs principaux à savoir la stabilité des prix, et la stabilité financière.

Par ailleurs et sur le plan micro-prudentiel, le renforcement de la supervision bancaire, notamment au niveau réglementaire par la mise en œuvre progressivement du dispositif bâlois d’évaluation et de couverture des risques, notamment celui de marché, constitue, en l’espèce, une avancée notable dans la convergence, en la matière, vers les normes internationales. La transition vers une supervision bancaire basée sur le risque permettra ainsi de consacrer davantage la culture d’autoévaluation et d’autogestion des risques, ce qui ouvrira la voie, à brève échéance, à la consolidation des assises financières du secteur bancaire.

Dans ce même cadre, un dispositif approprié pour le développement de la finance islamique, inspiré des standards internationaux en la matière, sera mis en place conformément aux dispositions de la loi bancaire.

Par ailleurs et sur un plan plus global, la BCT demeure persuadée que la remise sur pied de l’économie nationale passe inévitablement par une rupture franche avec les blocages institutionnels et réglementaires et les distorsions qui n’ont cessé de dégrader le climat des affaires et d’entraver les initiatives des opérateurs économiques, à commencer par celles des jeunes promoteurs porteurs de projets innovants avec de larges perspectives de création d’emplois et de conquête de nouveaux marchés à l’exportation.

Aussi, est-il impératif d’attirer l’attention sur le fait que le monde aujourd’hui vit des transformations majeures. Le rythme effréné des innovations technologiques fait peser le risque d’un creusement abyssal et irrattrapable de l’écart du savoir entre les volontaristes qui s’approprient le changement, et ceux qui tergiversent. Il est de notre responsabilité en tant que Banque Centrale de jouer le rôle de moteur dans cette transition technologique en l’encourageant, tout en garantissant bien-sûr un cadre sécurisé et intègre. La crypto-monnaie, la technologie Blockchain qui la sous-tend ainsi que les développements révolutionnaires qui s’annoncent dans le domaine des « Fintech » interpellent aujourd’hui tous les régulateurs, qui commencent à appréhender et à réfléchir sur ces nouveaux enjeux. L’objectif de la BCT étant de ne pas se laisser dépasser par ces évolutions et de protéger les opérateurs économiques et le système financier des risques pouvant naître de ces technologies (notamment le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale, et la fraude qui viendrait se greffer sur les activités des « Fintech » comme le « crowdfunding »), sans pour autant verrouiller l’accès à cette révolution technologique et se priver de ses aspects positifs.

Consciente qu’il pourrait s’agir d’une technologie profondément transformatrice, la BCT a tenu à organiser un sommet africain sur la technologie de la Blockchain en Mai dernier. Ce sommet a été l’occasion de montrer une autre dimension de la Banque Centrale de Tunisie, une dimension orientée vers l’avenir et créatrice d’opportunités, balisant les voies pour des secteurs de développement et de croissance nouveaux, dans le sillage de ce qui a été fait depuis quelques mois pour le « Decashing ».

Dans la foulée de cette nouvelle dynamique, la BCT œuvre à mettre en place en son sein un Laboratoire sur les « Fintech » en associant la communauté des « Fintech », l’université tunisienne, les chercheurs et des acteurs importants et avancés dans le domaine des technologies de l’information. Ce Laboratoire de veille technologique permettra de comprendre et mieux maîtriser ces nouvelles technologies, de mettre à niveau les différents départements concernés de la Banque Centrale et de lancer des projets concrets à même de rehausser au plus haut niveau l’écosystème bancaire et financier de la Tunisie.

La Banque Centrale de Tunisie considère que le « start-up Act » est un vecteur de changement radical et y adhère pleinement pour en faire un véritable levier de développement des entreprises innovantes et dont les retombées positives peuvent toucher tous les secteurs d’activité.  Ce dynamisme ne manquera pas de rejaillir positivement sur l’économie, en particulier les secteurs innovants et à haute valeur ajoutée, contribuant d’une part à attirer les investissements locaux et étrangers dans ces secteurs, et d’autre part à favoriser l’emploi et ralentir un tant soit peu la fuite des compétences tunisiennes.

La promotion de l’entreprise doit s’inscrire dans le cadre d’un processus visant le rétablissement du climat des affaires dans ses composantes économiques, mais surtout dans sa dimension de stabilité politique et sociale, souvent évoquée dans les rapports des agences de notation financière. A cet égard, le référentiel retenu de l’expérience récente, voire plus ancienne, des pays émergents ayant réussi leur transition politique et économique, et la réalité de l’environnement socio-politique national suggèrent les axes prioritaires autour desquels s’articule le processus des réformes.

  • Il s’agit en premier lieu de l’assainissement financier du secteur public -administration et entreprises- associé à une politique sociale mieux ciblée et plus équitable, en vue de dégager un espace budgétaire au profit de l’investissement productif;
  • en second lieu, la consolidation du secteur financier et sa modernisation pour assurer la mobilisation de l’épargne et le financement adéquat de l’investissement et de la croissance ;
  • ensuite, la promotion de l’initiative économique par la réforme du dispositif législatif et règlementaire et la simplification des procédures administratives au profit des entreprises, et l’adoption d’un système de gouvernance basée sur la gestion des risques conforme aux normes et bonnes pratiques internationales,
  • et enfin le renforcement de la coopération internationale dont l’appui est nécessaire à la consolidation de l’économie nationale à moyen terme et à son intégration à l’économie mondiale.

Dans ce cadre, il est à remarquer que la BCT poursuit une coopération étroite avec le FMI pour assurer, avec les autorités du pays, la réussite du programme en cours appuyé par des financements importants au profit du budget de l’Etat. Cette coopération est d’une importance majeure, non seulement pour le développement des capacités analytiques et opérationnelles de l’Institution, mais constitue aussi un levier précieux pour le pays en matière d’accès aux ressources financières extérieures et d’achèvement des réformes structurelles indispensables, et se doit, en conséquence, d’être consolidée.

Partant de l’urgence de tacler le dérapage de la circulation fiduciaire et par là-même l’impact de l’amplification de l’informalité sur l’épargne et la liquidité bancaire, et en vue également d’impulser l’inclusion financière et favoriser l’appropriation par l’économie organisée des sources de la croissance et la maitrise par les Institutions compétentes de l’Etat de la sphère monétaire et financière, la BCT accélèrera le programme de « decashing » déjà lancé en concertation étroite avec toutes les parties prenantes, à savoir l’Administration et le secteur public, le secteur financier, les gestionnaires des systèmes de paiements, les opérateurs de l’économie numérique et les «fintech ».

Cette démarche qui s’inscrit dans le cadre de la stratégie globale de digitalisation de l’économie sera axée sur une réforme des systèmes et moyens de paiement par la promotion des paiements électroniques (par mobile, en ligne et sans contact) conformes aux normes internationales, alliant efficacité, sécurité et maitrise des coûts.

Concomitamment, et en vue de faire face au déséquilibre structurel du secteur extérieur, la BCT est déterminée à intensifier la coordination avec les autorités concernées en vue de mobiliser les ressources en devises disponibles et de les canaliser vers le secteur financier. Cela requiert cependant l’accélération de la promulgation de la loi portant sur la régularisation des infractions de change et la mise en place effective des bureaux de change.

La règlementation des changes devra, en même temps, être reconsidérée profondément, en concertation avec les autorités et les professionnels, en vue d’une plus grande ouverture sur l’extérieur au profit aussi bien des résidents que des non-résidents, entreprises ou particuliers.

Il s’agit de veiller à identifier de façon précise les mesures opportunes à mettre en œuvre tant au niveau des opérations courantes que celles du compte Capital, afin de contribuer à stimuler les entrées de devises par un accompagnement adéquat des exportateurs de biens et services, et un appui à l’internationalisation des entreprises tunisiennes. De même, un renforcement de l’attractivité du site Tunisie aux investissements étrangers est essentiel, afin de hisser ces derniers à un niveau supérieur, a même de refléter fidèlement le potentiel réel du pays.

Dans cette perspective, et tout en œuvrant à consolider son action inhérente à ses missions, et à leur tête la stabilité des prix, par une profonde restructuration et un renforcement de ses capacités, la BCT adoptera bientôt un « plan stratégique pluriannuel », dont l’objectif est d’identifier les moyens et les ressources à mettre en œuvre pour assurer sa transformation qualitative et se hisser au diapason des banques centrales modernes, pour mener à bien ses missions conformément à ses nouveaux statuts disposés dans le cadre de la loi 2016-35.’’

Marouane El Abbassi
Gouverneur de la Banque centrale de Tunisie
Rapport annuel 2017


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