News - 06.07.2018

Le parcours de Mohamed Ben Smail qui vient de nous quitter, par Alya Hamza

Le parcours de Mohamed Ben Smail qui vient de nous quitter, par Alya Hamza

Il a été le premier éditeur tunisien, le second président de l’Espérance Sportive de Tunis, le plus jeune responsable du tourisme, le plus bref directeur de la radio. Mais avant tout, il a été un de nos premiers et meilleurs journalistes. Le parcours de Mohamed Ben Smaïl est aussi riche qu’atypique, et fécond de surcroît. Il a bien voulu le retracer avec nous.



Vous avez aujourd’hui 85 ans, un bel âge. Il est très difficile de recenser toutes les vies que vous avez vécues, et de faire le bilan de toutes les activités que vous avez menées, de toutes les réalisations que vous avez engagées. Mais c’est tout de même en tant que journaliste que vous avez commencé votre vie active.


Effectivement, c’était à Jeune Afrique que tout a commencé. Je venais d’achever, en 1954, une licence en droit, une matière pour laquelle je n’avais que peu d’intérêt. Deux camarades militants, qui me connaissaient, et savaient que j’écrivais correctement en français, m’ont contacté. Bourguiba rentrait, et nous sommes rentrés aussi pour monter un journal, l’Action, à l’époque. Ils m’ont demandé d’être le rédacteur en chef de ce journal, et ce fut une époque passionnante. J’ai beaucoup appris sur la façon de faire un journal, de présenter un article, de mettre en valeur un sujet…Et c’est pourquoi je suis quelquefois si malheureux quand je regarde les journaux aujourd’hui, les articles souvent mal présentés, si longs que l’on est découragé de les lire.
Puis l’Action a eu le destin que l’on connaît. Le journal a quitté la Tunisie pour l’Italie dans un premier temps, puis la France. J’avais une famille, je n’ai pas voulu suivre. J’ai entrepris de monter ma propre affaire.



Dans votre carrière de chef d’entreprise, vous avez même eu des parenthèses de vie publique : au ministère du Tourisme, très jeune, et plus tard à la radio-télévision tunisienne. Ces deux passages ont laissé, chez vos collaborateurs, des souvenirs qu’ils évoquent encore.


Je venais de quitter Jeune Afrique quand je me suis retrouvé, en tant que directeur, au ministère du Tourisme, domaine dans lequel la Tunisie venait de s’engager passionnément. C’était au tout début. Tout était à faire. J’avais la chance d’avoir des amis. Gilbert Trigano était l’un d’entre eux. Et l’un de mes plus grands succès a été de faire venir le Club Med à Djerba.

En ce qui concerne la Radio, cela a aussi été une histoire d’amitié. C’était en 1970. Habib Bourguiba Junior, Ahmed Mestiri, qui était au ministère de l’Intérieur, Habib Boularès, alors à l’Information, tous mes amis, avaient fait coalition pour me prier de prendre en charge la radio-télévision. Déjà engagé dans mon aventure éditoriale, j’ai d’abord refusé. Ils sont revenus à la charge. Je posai néanmoins mes conditions : qu’aucun ministre ou membre du gouvernement ne me téléphone pour me donner des directives. Mes équipes et moi-même devions être seuls responsables, après avoir défini une feuille de route avec le gouvernement.
Nous avons fait un vrai tabac, passé des choses inédites sur les ondes et les antennes. Ils ont appelé cela l’Année des Fleurs. Cela a duré 9 mois. Je suis alors retourné à l’édition, ma véritable profession. 



Vous avez créé l’édition en Tunisie. Vous avez, dans votre bureau, un placard où vous gardez tous les livres que vous avez réalisés, et dont vous êtes fier. Il est vrai que votre catalogue éditorial s’apparente à un véritable dictionnaire…


Nous avons fait beaucoup de choses, chez nous, à Cérès, et cela continue.
Je suis très fier d’avoir imprimé la première photographie en couleur en Tunisie, d’avoir consacré une collection aux peintres tunisiens, d’avoir réalisé des livres d’art tunisiens pour l’Egypte, la Syrie et la Libye, sur le pèlerinage à la Mecque avec l’assistance d’hommes de grande qualité comme Hamadi Essid, qui nous a quittés, et Mohamed Masmoudi, historien et éditeur lui-même, aujourd’hui.

Je suis fier d’avoir édité une revue, Carthage, consacrée au patrimoine tunisien, d’avoir couvert des voyages de Bourguiba, d’avoir édité de la très belle poésie.
Il me plaît d’avoir réalisé un magnifique Coran, aujourd’hui notre Coran national, et d’y avoir imposé l’inscription du nom de Cérès et celui du calligraphe.
Voilà tout ce que vous trouverez dans mon placard, et bien d’autres choses.



Malgré une vie et une carrière vouées aux livres, vous avez cédé à la tentation de la politique. Puis vous avez pris vos distances de manière irréversible. Que s’est-il passé pour que cette expérience soit sans lendemain ?


A une certaine époque, on s’est intéressé à mon ouverture d’esprit et à mon sens de la démocratie. Mais cette ouverture d’esprit qui est la mienne ne pouvait longtemps composer avec le climat culturel et politique de l’époque. Cela a mis fin à ce que vous appelez ma tentation politique.



Dans un autre registre, qui n’a rien à voir avec la culture, mais qui est tout aussi important, vous avez été président de l’Espérance.


Là, c’était vraiment par hasard. Car si j’aime le foot, je n’en étais cependant pas un passionné. Pour aider Chedly Zouiten, qui était le président de l'EST, et que j’aimais et respectais, j’avais accepté d’être vice-président et de recruter pour lui des jeunes pour étoffer son bureau. 
Très peu de temps après, Chedly Zouiten est décédé accidentellement, et je me suis retrouvé président de l’Espérance, sans l’avoir vraiment voulu. Cela a duré 5 ans. De cette époque, je garde un excellent souvenir. Pour moi, l’important, c’était les hommes… Je suis parti quand la politique a pris le pas sur le côté humain. Et il m’arrive souvent encore de rencontrer, ici ou là, des gens, jeunes ou vieux, qui viennent me saluer au nom de l’Espérance.



Et puis, un jour, vous avez décidé de cultiver votre jardin...


Comme tout Jerbien qui se respecte, j’aime mon île et ses jardins… Je rêvais de retrouver la fameuse pomme de Jerba, celle que venaient razzier les princes de Sicile et que l’on croit être le fruit du lotos que chantait Ulysse. Nous avons donc créé une association Jerba Mémoire, et nous avons cultivé, 10 ans durant, un magnifique jardin où nous avons réuni toutes les essences de l’île. Sauf la pomme que nous n’avons jamais réussi à réacclimater en dépit de nombreux efforts.
Nous étions un groupe d’amis, tous Jerbiens de souche. C’était une très belle initiative faite à Jerba, par des Jerbiens. Là aussi, je suis parti quand les autorités, à travers le gouverneur et le délégué, ont commencé à s’intéresser à nous, à vouloir nous récupérer. Or, beaucoup de ces responsables connaissaient si peu et si mal la merveilleuse histoire de Jerba.  



Est-il facile pour le fondateur et patron que vous avez été de céder le flambeau à vos enfants?
J’ai la chance d’avoir des enfants talentueux, et qui aiment ce métier.

L’un a pris en charge l’édition, l’autre l’imprimerie. Bien sûr, les méthodes ne sont pas les mêmes, et ils n’aiment pas trop que je continue de me mêler de ce qu’ils font. J’approuve leur attitude. Mais je n’en continue pas moins à m’intéresser à ce qu’ils prévoient, et ce qu’ils éditent. Après tout, mes fils sont mes collègues. Et comme ils m’aiment, et qu’ils aiment l’édition, cela se passe bien.



Vous, qui avez passé votre vie à publier les écrits des autres, et qui, nous le savons tous, avez une plume remarquable, pourquoi n’avez-vous jamais rien écrit ?


J’écris tout le temps, mais de petits mots, des articles, quelques lignes sur les sujets qui me fâchent ou me plaisent. Mon fils, Karim, les amasse et souhaite les publier un jour. Moi, je connais trop la difficulté d’écrire quelque chose de bien pour oser le faire. Et puis je ne souhaite pas parler de moi.



S’il fallait recommencer ?


Je referais ce que j’ai fait, notamment ne pas m’accrocher à la vie politique, et mener la vie personnelle que j’ai voulue. J’ai souvent été déçu dans ma vie. Mais j’ai eu aussi de grandes satisfactions. Mon petit-fils dont je suis fier, et dont on peut être fier, est l’une d’entre elles. Youssef part d’ailleurs pour quelque temps en Chine.
Aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de choses qui m’intéressent. Ni le passé ni le présent. Ne peuvent être intéressés que ceux qui ont des choses à faire.

Alya Hamza
La Presse,18/4/2011