Opinions - 11.06.2018

Malek Ben Salah: A Bâtons Rompus avec les 4A (l’Agriculture, l’Aleca, l’Avenir et les Agronomes….)

A Bâtons Rompus avec les 4A (l’Agriculture, l’Aleca, l’Avenir et les Agronomes….)

Tout le monde parle de la hausse des prix des produits agricoles.Tout le monde ne cesse de parler de l’absence d’un modèle de développement pour le pays. Tout le monde pense que c’est le FMI, qui nous impose sa façon de voir une ‘’sortie de crise‘’, mais qui – dans les faits ne l’est pas….

Tout le monde parle de compétences nationales mises à l’écart laissant le terrain vierge à des politiciens sans expérience. Mais personne, ou presque, ne parle de l’existence de ‘’partis politiques‘’ sans vision stratégique pour tel ou tel secteur, sans au moins d’une note d’Orientation suffisamment nationaliste et réaliste pour gouverner le pays. Tout le monde sait pourtant qu’on a fait fausse route, dès le début, quand on a laissé passer 3 ans pour élaborer cette médiocre constitution qui a, entre autres, énoncé pas mal de droits pour le citoyen mais non ses devoirs, alors qu’elle devait se terminer en 1 an. Tout le monde sait qu’on s’est laissé leurré, par certains soi-disant ‘’politiciens sortis d’on ne sait où‘’ et ceux qui les manipulent en cachette, pour nous faire croire, comme disait FONTENELLE avec son humour si retenu et si insinuant : « Il est certain, et les peuples s'en convaincront de plus en plus, que le monde politique, aussi bien que le physique, se règle par poids, nombre et mesure», que l’urgence résidait dans toutes sortes de ‘’politiques partisanes‘’, non pas dans le développement d’industries, de services, d’agricultures modernes, dans la création d’emplois, en un mot : ‘’dans une économie qui tourne ! ‘’. Moyennant quoi, et pendant que ça discutaillait à qui mieux mieux dans les différentes assemblées… ; on laissait des centaines de boîtes fermer, des grèves et des sit in remplir nos villes et cités…. On laissait grimper les prix des intrants et des produits agricoles, c’est-à dire les prix de la nourriture du Tunisien monter au profit d’intermédiaires peu scrupuleux ; mais également résultant d’une Agriculture de moins en moins performante, tenue en laisse pour le maintien d’une apparente et précaire paix sociale, sans aucun égard pour notre terre nourricière et pour ce producteur/chef d’exploitation exploité…. etc…, etc…. Parallèlement, les négligences cumulées laissaient fleurir une économie parallèle envahissante et destructrice de l’économie du pays ; alors que nos fameux ‘’élus’’ votaient gentiment emprunt sur emprunt pour payer de nouveaux fonctionnaires qui n’ont rien à faire…! Me rappelant feu Mohamed Ghenima, ancien PDG de la BNA, qui, à chaque fois qu’on demandait d’élever le niveau les crédits à concéder aux agriculteurs, disait « Il ne faut pas oublier qu’il faudra rembourser ! »

Mais, est-il temps de penser autrement ?

Il faut dire qu’avec mes 38 ans d’Agronome dans les services de l’Etat et plus de 60 ans en rapport direct avec le monde agricole et rural, j’ai essayé après la révolution, de contribuer par ma modeste expérience de présenter - lors d’entrevues - des solutions non politisés qui me semblent raisonnables aux ministres successifs de l’agriculture. Un seul parmi eux, il y a 3 ou 4 ans, a accepté de me réserver une heure de son temps. Celui du Domaine de l’Etat, quant à lui, il m’a réservé 10 minutes pour m’écouter et en se forçant de rester poli.

En parallèle, j’ai essayé d’écrire plusieurs articles sur LEADERS, LA PRESSE DE TUNISIE, KAPITALIS… pour évoquer les nombreux obstacles fonciers, financiers, techniques, économiques, sociaux… que rencontre l’Agriculture et se rapportant à l’absence de politique agricole – y compris dans la négociation de l’ALECA - et aux mauvais choix et errements imposés par les décideurs qui n’avaient rien solutionné laissant les problèmes du secteur entiers. De même pour le nouveau Code des Investissements qui au lieu d’aborder les solutions aux problématiques existantes, s’est orienté vers quelques subventions intéressant les rares gros agriculteurs qui tentent encore de survivre mais et surtout, s’est attelé à allécher les supposés investisseurs étrangers qui pourraient s’intéresser au secteur agricole ….

Les problèmes que subit l’Agriculture ont des causes profondes

Eh oui, on parle souvent de problèmes mais peu de leurs causes, et si la nature en est parfois la cause, l’Homme l’est encore plus souvent consciemment ou inconsciemment. Rappelons quelques unes, mais succinctement :

  • L’absence d’une politique de développement agricole dont même, après la révolution, le rôle est minoré comme le démontre la note d’orientation du Plan 2016-2020 élaborés par le MDCI et les budgets réservés à l’Agriculture ;
  • La responsabilisation simultanée dans un même ministère de l’Agriculture et des Ressources hydrauliques et la confusion qu’il y a dans la mobilisation des investissements dans le second et leur attribution supposée au premier ;
  • Une perte de la fertilité des terres par baisse du taux de matières organiques et usage abusif des engrais chimiques ainsi que par salinisation des sols soumis à une irrigation mal gérée … entraînant de plus en plus une baisse des rendements aggravés par les changements climatiques :
  • L’extension anarchique de l’olivette due à des prises de décisions abusives d’encouragement à ce secteur en l’absence de toute étude pédologique, climatique, socio-économique à moyen et long termes ;
  • La draconienne réduction des superficies de certaines cultures amélioratrices de la fertilité des sols (protéagineux, fourrages…) entraînant l’abandon des types d’élevages herbivores au moindre coût et un recours prononcé à l’importation de composants alimentaires (soja, maïs, orge…) pour le bétail nécessaires à la fabrication de concentrés ;
  • Un nombre d’exploitations agricoles élevé (516.000 unités en 2004) et certainement plus de 600.000 aujourd’hui ; et le grand nombre de petits agriculteurs (75% du total des exploitations disposant de moins de 10 Ha, en majeure partie non rentables , véritables chômeurs déguisés qui ont besoin d’un bol d’oxygène pour sortir de l’ornière où ils se trouvent le secteur ;
  • Un vieillissement de la population d’agriculteurs si peu sensibles à l’innovation et au progrès technique alors qu’ils détiennent une grande part de la superficie totale agricole (46%) ;
  • Des terres domaniales dont la gestion est discutable et qu’on continue à allouer à des SMVDA alors que cette solution a déjà fait faillite dans l’ancien régime ;
  • L’abandon de la vulgarisation par l’Etat qui a été catastrophique pour le secteur encore sous développé, et où se débattent aujourd’hui les producteurs, toutes spécialités confondues, et a réduit grandement une voie importante d’apporter le soutien technique et économique nécessaire aux producteurs.
  • La négligence de l’aspect foncier, alors que prédominent la petite propriété, le morcellement, la sous exploitation dans les périmètres irrigués…, alors qu’une politique foncière favorisant l’essor de l’exploitation comme l’entreprise agricole de base forme l’un des fondements du développement régional.

Et donc tant qu’on n’a pas traité la cause, on ne peut compter sur un effet durable, or c’est de cela que l’Agriculture a besoin ; et les véritables fers de lance d’un Développement agricole durable sont restés inutilisés à ce jour. Tant que les gouvernements ne s’y attaquent pas scientifiquement on risque de voir se poursuivre toutes sortes d’improvisations, surtout quand les leviers ne sont pas entre les mains des Compétences en la matière ; et les pertes de temps se poursuivront à l’infini !

Toutes les causes ainsi énumérées se rapportent à trois facteurs : le sol, l’homme (notamment le producteur) et le capital (souvent manquant). De ces facteurs dépend l’essor et la viabilité de l’entreprise de base en agriculture, soit ‘’l’exploitation agricole‘’. Il faut donc concentrer tous les plans, programmes, stratégies, projets…, sur cette ‘’exploitation agricole‘’, tout comme dans l’industrie ! Il faut donc un travail croisé verticalement (par sous secteur : grandes cultures, élevage, plantations, parcours…) et horizontalement (grandes moyennes et petites exploitations intensifiables, petites exploitations non viables à agrandir, exploitations à reconvertir pour innover, exploitants âgés sur le départ, jeunes à installer sur exploitation, exploitants à former et soutenir par des actions de vulgarisation…, exploitations étatiques qui n’a pas lieu d’être et qu’il faut vendre pour l’agrandissement de la petite exploitation et sa rentabilisation : l’Etat n’a pas vocation de s’adonner à des activités commerciales…). La restructuration est donc indispensable, mais toutes les terres étant privées ou étatiques ; il faut bien comprendre que pour les terres privées, appartenant en grande partie à des agriculteurs âgés (46%), «l’économie sociale et solidaire» n’a que très peu d’impact tant qu’il n’y a pas de politique favorisant la retraite des «vieux» et l’installation de jeunes. Pour les terres étatiques, elles resteront «économiquement marginales» tant qu’il n’y a pas de politique de leur utilisation pour l’agrandissement de la petite exploitation agricole peu rentable en exploitation moyenne innovante et gérée par de jeunes exploitants bien formés et dynamiques ; et ce par une cession/vente et la création d’un fonds spécial qui recueille les fonds issus de ces ventes et les destiner à la solution aux problèmes fonciers centenaires. L’Etat devra se consacrer alors à ses fonctions régaliennes, et les pendules seront remises à l’heure !

Que pourrait ajouter l’ALECA et l’ouverture du marché national aux produits agricoles européens ?

D’abord comme méfaits et bienfaits de l’Aleca, disons que ‘’négocier ces jours ci, la version actuelle l’Aleca pour faciliter les échanges, en 1er lieu les produits agricoles‘’ forme une faute très grave pour le secteur agricole. Un ancien proverbe disait ‘’Il ne faut pas acheter les tapis avant de construire la mosquée !’’ ; alors qu’il y a un besoin latent de développer durablement l’Agriculture et la promotion du producteur. Pareille vision permettra de concevoir, l’intégration dans l’Aleca d’une stratégie agronomiquement et économiquement à mettre en place pour un avenir agricole d’une Tunisie au diapason des agricultures européennes avec qui elle devra entrer en compétition.

De ce fait, le négociant tunisien peut demander bien entendu différentes contreparties (mobilité ou autre…) ; mais il se doit de poser une clause pour le ‘’soutien et financement du Développement de l’Agriculture‘’.

La situation de la Tunisie ne ressemble que trop à celle des nations européennes d’après guerre de l'été 1947. Elle a besoin, à l’image de ce qu’a fait le célèbre George Marshall, Secrétaire d'Etat américain, de mener une action dont la seule doctrine est la lutte contre la faim, la pauvreté, le désespoir et le chaos pour sauver l'Europe. Aujourd’hui, avec la pauvreté, le désespoir de nos jeunes, le chaos et une agriculture en plein marasme, notre but ne doit pas être autre chose que la renaissance d'une Tunisie à l’économie saine et lui permettre l'établissement de conditions sociales et politiques propices à promouvoir donner à ses institutions efficacités et dynamisme ! Soit une stratégie claire à proposer qui prenne en considération les réussites et les échecs des pays de l’Union en matière de développement agricole, surtout d’après guerre avec mise en place de projets de collaborations avec cette UE, qui a profité du Plan Marschall, pour sa mise en pratique en amie de la Tunisie, d’une Aleca win- win !

MM. Hichem Ben Ahmed et Ignacio Garcia Bercero comprendraient cela aisément pour faire leur travail et démarrer les études approfondies nécessaires! J’ai ainsi essayé, pour ce qui est de l’Aleca, de faire ces propositions qui ressortent de ma modeste expérience. Il faut dire que l'adoption de la version actuelle de l’Aleca, aurait des conséquences dramatiques : des étals inondés par les surplus de productions agricoles européens, l’introduction de parasites et maladies, l’installation progressive d’investisseurs européens, saoudiens …, ou même chinois sur les exploitations étatiques ou privées, par location ou rachat… (avec des objectifs qui ne se croisent pas forcément avec ceux de la Tunisie) ; la disparition (ou presque) de la qualité d’agriculteurs (les plus vieux et les plus aisés parmi eux pourraient se transformer en ‘’rentiers qui loueraient leurs terres‘’, et, les plus jeunes n’ont qu’à partir massivement vers les villes et s’attendre à la migration de quelques dizaines de milliers vers l’Europe à la recherche de virtuels emplois, migration qui peut s’arrêter en pleine mer). Enfin, l’ouverture du marché vers les produits européens plus compétitifs va entraîner une mévente des produits nationaux accentuant le phénomène de migration de ces masses de petits agriculteurs. Par ailleurs, il se pourrait qu’il n’y ait plus d’intérêt pour le maintien de ces écoles d’agriculture, instituts de recherche, centres de formations, offices … et toutes sortes d’organismes qui gravitent autour du ministère, etc… ! Voici donc, quelques maux à craindre parmi d’autres et à ne pas sous-estimer !

Mais dans notre situation que pourrons-nous proposer d’autres, en tant qu’élite agronomique pour l’immédiat ?

Voici pour ce qui serait de l’actuelle Aleca, mais que faire des cadres, agronomes, enseignants, chercheurs… déjà sous équipés, sous employés, sous payés… ? Devraient-ils aussi prendre la mer, auraient-ils plus de chance de trouver une institution, s’ils y arrivent. A côté de cela, qu’attendre de l’Agronome qui se doit de poursuivre la réflexion, de mettre la main à la pâte, répondre à l’appel de ce Devoir National de développer le pays, tout comme devraient le faire nos ministres, députés… pour justifier au moins des salaires provenant directement du FMI, de la BM… ! Et que serait le مصار d’un Ministère de l’Agriculture si élégamment dirigé par un Ministre du م سار ? Avec la miniaturisation de l’activité qui risque de découler de l’entrée d’une Aleca réductrice de notre agriculture, ne serait-on pas obligé de ramener ce Département à sa taille du début du protectorat français (1890) où seule une ‘’Direction générale de l’agriculture, du commerce et de la colonisation‘’ dirigeait le secteur. Espérons, que cet article un peu provocateur il est vrai, va interpeller nos éminents chercheurs ; des compétences qui sont en train d’enseigner, ou ‘’d’encadrer‘’ nos futurs masters, docteurs, développeurs, planificateurs… Tâche pour laquelle tout le monde devrait s’attacher, et ne plus les laisser en chômage. Au contraire, et si le politique n’a pas réussi à faire redémarrer la machine ; c’est à tous de faire fonctionner notre Imaginaire, non seulement pour créer des emplois, mais des emplois innovants pour résoudre les difficultés immédiates et préparer l’avenir d’une agriculture durable et trouver les fonds pour faire fonctionner l’ensemble.

A la suite de la parution de l’article ‘’L’Agriculture est en péril. Sauvons ce qui peut l'être… Le bilan se fera plus tard ! ‘’ du 22.02.2018 sur Leaders, un ami m’a posé la question ‘’Pourquoi serai-je devenu pessimiste ?‘’. Me voici donc aujourd’hui aussi réaliste que possible, voici donc des propositions concrètes, mais pour une meilleure écoute…, espérons que vous l’enrichierez avec vos commentaires, propositions, contre propositions, programmes, idées de projets … Comme pour Shérazade, l’aurore pointe. Il est temps d’aller digérer leسحور (un mesfouf bien mijoté par ma femme avec de la bonne semoule tunisienne, des dattes tunisiennes (profitons-en, tant qu’il y en a…). Le jeûne de ce 25ème jour du Ramadan de 1439 a déjà commencé depuis 2 heures de temps…. Que Dieu vienne à notre aide pour tout ! et, A bon entendeur salut !

Malek Ben Salah

Ingénieur général d’agronomie, consultant indépendant,
spécialiste d’agriculture/élevage de l’ENSSAA de Paris