News - 12.05.2018

Quand Ammar Mahjoubi nous dévoile le vrai Hannibal

Hannibal

L’approche que j’ai choisie, pour parler d’Hannibal, s’efforcera de se démarquer d’une historiographie qui, dans sa totalité ou presque, est  romano-centriste. L’entreprise n’est point facile, car toute écriture de l’histoire est tributaire de ses sources; or on ne dispose pour l’histoire de Carthage, comme pour celle d’Hannibal, que des témoignages d’auteurs grecs, adversaires des Carthaginois en Sicile, et d’historiographes romains, ennemis de la cité punique. En revanche, on a pratiquement perdu les témoignages des rares historiens grecs favorables à Hannibal (Philinos, Chaereas, Sosylos et Silenos) utilisés cependant, quoique très parcimonieusement, par Polybe. Seuls quelques fragments ont été réunis par C. Müller, (Fragm.hist.graec. III, 99-102) et U. Wilcken (Eine Sosylos fragment in der Würsburger, Pap.Sammlung, Hermès, 1907,5-10). On a perdu aussi les sept livres sur la deuxième guerre punique de C. Antipater qui suivaient le texte de Silenos.

Point de source textuelle donc, qui ne soit étrangère au monde punique, car l’incendie puis le nivellement du sol où s’était dressée la cité carthaginoise avaient détruit les archives, les bibliothèques et l’ensemble de la production manuscrite.  Par contre, plus de quarante écrivains grecs et latins ont raconté longuement, ou brièvement évoqué, non pas véritablement l’histoire des Carthaginois, mais surtout celle de leurs relations et de leurs démêlés tant avec les Grecs qu’avec les Romains. L’historien y trouve cependant la quasi-totalité de son information sur la politique intérieure de Carthage, ses relations avec le monde extérieur, ses guerres et ses conflits, son économie et sa société.

On comprend ainsi pourquoi le monde punique est le plus souvent approché et raconté dans le cadre général de l’histoire de Rome et pour quelles raisons les sources textuelles sont rarement animées du souci d’exactitude et d’objectivité. Dans le cas d’Hannibal, leurs témoignages virent souvent au réquisitoire d’ennemis déclarés, nourrissant une rancune tenace. A partir de Tite Live, suivi par l’ensemble ou presque de la tradition historique, on n’avait cessé de relever à son encontre des défauts caractérisés, comme pour les opposer à des qualités unanimement reconnues, qu’on ne pouvait contester. Tour à tour, on lui avait prêté une cruauté inhumaine, une perfidie devenue synonyme du nom punique et un irrespect total envers les dieux. D’aucuns, parmi les modernes, n’avaient cessé de forcer le trait : en relayant la version de la tradition romaine, ils ne firent souvent que la conforter ; même sans épouser entièrement le parti de Rome, certains parmi les contemporains ont avoué, sans ambages comme Gilbert Charles-Picard, que «La civilisation mère d’Hannibal nous demeure si étrangère et mal connue que nous n’éprouvons pas pour lui ce sentiment de parenté spirituelle qui nous unit aux Grecs et aux Latins». Hannibal, Paris, Hachette, 1967uan

Les deux sources capitales sont constituées par les récits de Polybe et de Tite Live. Esprit curieux et méthodique, l’historien grec Polybe de Mégalèpolis fut amené en otage à Rome en 167 av. Jésus-Christ. Son œuvre irremplaçable devient malheureusement fragmentaire après la bataille de Cannes ; il s’était efforcé de rassembler une large documentation et de présenter les faits et les causes des guerres qui opposèrent Carthage à Rome, d’autant mieux qu’il fut le témoin oculaire de la dernière. Son témoignage est d’autant plus précieux qu’il juge en homme de métier et réfléchit en philosophe qui distingue, au-delà des causes immédiates, des facteurs déterminants  comme les religions et les institutions, l’organisation militaire et la puissance économique, n’écartant pas le rôle des acteurs, ni celui des aléas et du hasard. Mais son inclination personnelle le rangeait nettement du côté des Romains ; d’autant qu’il avait accompagné son ami Scipion Emilien lorsqu’il fut chargé par le Sénat de Rome d’appliquer la sentence de mort à la cité haïe et «la solution finale» à ses habitants. Son honnêteté intellectuelle comme son inclination personnelle se révèlent cependant dans le soin qu’il avait mis à joindre à sa documentation les ouvrages des rares historiens grecs qui rapportaient le point de vue carthaginois ; mais il ne le fit qu’avec parcimonie et comme malgré lui car, prétendait-il, «on ne doit pas […] attacher [aux textes de Chairéas et Sosylos, l’ancien précepteur d’Hannibal] plus de prix qu’à de vulgaires ragots, comme il s’en débite dans les boutiques des barbiers.».

De son côté, le récit de Tite Live puise largement dans la relation polybienne mais il présente aussi l’avantage de transmettre une tradition annalistique proprement romaine ; avec son éclairage particulier nécessairement déformant, tout en étant significatif par ses outrances et ses parti-pris. C’est aussi de cette tradition annalistique que dépendent les autres sources postérieures à Tite Live: Appien, Plutarque, Dion, Zonaras ou même encore les allusions de Cicéron et de Pline. De façon générale, le chauvinisme de l’interprétation ne le cède qu’à ses affronts.

De nos jours, par contre, il ne se passe pas d’année qui ne soit marquée par la parution d’ouvrages, d’études ou d’articles consacrés à Hannibal. Les seuls écrits sur le franchissement des Alpes pourraient remplir, avait-on avancé, une bibliothèque. Comment pouvait-il en être autrement alors qu’à l’instar d’Alexandre, sa figure avait fasciné et fascine toujours, et que sa renommée ne connaît nul déclin ? Comment en serait-il autrement, alors qu’à l’exemple des deux guerres mondiales du XXe siècle, celles qui opposèrent Carthage à Rome, dans la deuxième moitié du IIIe siècle av. J.-C., avaient bouleversé le cours de l’histoire du monde antique. Ecoutons l’historien anglais A.J. Toynbee qui, en 1966, disait à propos des conséquences des deux guerres mondiales du XXe siècle : «Nous sommes autant dans l’obscurité qu’Hannibal et Caton pouvaient l’être quant aux conséquences de la double guerre romano-carthaginoise. Nous n’avons pas encore eu le temps de voir au-delà des premières suites; aussi est-il particulièrement intéressant pour nous d’examiner les exemples passés dans lesquels nous connaissons la totalité de l’histoire.»

Le nom théophore d’Hannibal signifie ( Ba’al a affectueusement favorisé), dans la langue des Carthaginois qu’on appelle le punique et qui appartient, comme le phénicien dont elle dérive, à la famille sémitique. En arabe, langue qui fait partie de cette famille, le nom de  conserve avec la même racine la même signification. Son père, َAbd-Milqart – dont on a fait Amilcar – donna à toute la famille son surnom Barca, qui dérive soit de la racine  avec le sens dans ce cas du mot «béni», soit de la racine  et il signifierait cette fois «l’éclair». On retrouve ces deux racines dans les mots arabes :  et . L’histoire de cette lignée de l’aristocratie carthaginoise,  liée de façon intime à celle des «guerres puniques», marqua tout aussi profondément les étapes des transformations politiques et institutionnelles de Carthage. Une véritable faction barcide, dirigée par les chefs successifs de cette famille, groupa en effet leurs alliés et leurs partisans, s’appuya sur l’Assemblée du peuple et s’opposa notamment à la faction oligarchique des Hannon.

Les indications des sources sur l’enfance d’Hannibal, comme sur son adolescence, sont fort réduites ; tout au plus savons-nous qu’Amilcar, ou plutôt Abd-Milqart, confia son fils, à l’exemple des familles aristocratiques dans les Etats hellénistiques, à un précepteur grec. Hannibal acquit donc, grâce au Lacédémonien Sosylos, une éducation bilingue. Sa maîtrise du grec lui permit notamment  de parfaire son apprentissage du métier des armes, en compulsant les manuels grecs consacrés aux techniques du combat, à la conduite des batailles et à la stratégie. A cette époque, en effet,  marquée par les exploits d’Alexandre et de ses successeurs, l’art de la guerre avait été élevé au rang d’une science enseignée par des maîtres et étudiée dans des manuels.

C’est en Espagne, conquise méthodiquement par son père pour s’assurer le contrôle des mines d’argent– comme on s’assure aujourd’hui du contrôle des puits de pétrole – et aussi pour élargir, en Europe, la base du recrutement de mercenaires, c’est en Espagne donc qu’il fit ses premières armes. Il s’habitua à la vie dure des camps et commença à se familiariser avec un métier qu’il ne tarda pas à maîtriser, celui de stratège et de conducteur d’hommes. Lorsqu’Amilcar fut tué au combat, son gendre Hasdrubal fut désigné par l’armée pour lui succéder. Et quand ce dernier fut assassiné et disparut à son tour en 221 av. J.-C., Hannibal, qui commandait en second depuis l’âge de dix-huit ans, fut acclamé par les soldats et investi par le Sénat et le peuple de Carthage pour prendre la direction militaire et politique de l’Espagne punique.

Tite Live, dans un texte souvent cité, n’avait pu passer sous silence ce que les vétérans de l’armée d’Espagne pensaient de leur nouveau chef : «Personne n’avait plus d’audace pour affronter les dangers ni plus de sang-froid au milieu des dangers eux-mêmes. Aucune fatigue ne pouvait épuiser son corps ni vaincre son âme ; il avait une endurance égale à la chaleur et au froid ; pour le manger et le boire, il se réglait sur ses besoins non sur son plaisir ; pour veiller et dormir, il ne faisait pas de différence entre le jour et la nuit; le temps que lui laissaient ses tâches, il l’accordait au sommeil, et ce sommeil, il n’allait pas le chercher sur une couche molle ou dans le silence : beaucoup le virent souvent, couvert d’un manteau de soldat, couché à terre au milieu des sentinelles et des postes de garde. Ses vêtements ne le distinguaient en rien des jeunes gens de son âge : c’étaient ses armes et ses chevaux qui attiraient le regard. Des cavaliers comme des fantassins, il était de loin le meilleur ; le premier il allait au combat, du combat engagé il se retirait le dernier.» (Tite Live, XXI, 4) Portrait certes idyllique et peut-être plus ou moins stéréotypé, mais qui n’exclut nullement que certains traits précis aient été décrits par des témoins oculaires comme Sosylos ou Silénos.

Acclamé par l’armée et investi par le Sénat, Hannibal allait être au cœur d’une aventure historique prodigieuse, comparable à celle d’Alexandre le Grand, dont son précepteur grec lui avait fait lire l’histoire. Tout commença avec l’affaire de Sagonte. Cette cité ibérique était située  nettement au Sud d’un fleuve dénommé l’Ebre, c’est-à-dire dans la zone laissée sous influence carthaginoise par le traité conclu en 226 av. J.-C. entre Rome et Hasdrubal.  Pourtant, en 219, les Romains intervinrent dans les conflits intérieurs de la cité, accordèrent leur appui à une faction aristocratique et l’encouragèrent à liquider ses rivaux de la faction démocratique, appuyée par Carthage. Hannibal ne pouvait tolérer cet affront. Il résolut de défendre les droits de son pays et mit le siège devant la cité dont il s’empara au bout de sept mois. Les Romains saisirent alors ce prétexte pour prendre la décision de rouvrir les hostilités, réalisant bien tard qu’ils avaient commis une faute politique désastreuse en n’accordant aucune attention à la conquête de l’Espagne par Amilcar. En 218, une ambassade romaine signifia à Carthage un véritable ultimatum : rappeler Hannibal d’Espagne sous peine de guerre. En même temps une armée romaine se prépara, en Sicile, à débarquer sur la côte africaine, tandis qu’une autre embarquait pour l’Espagne. Le Sénat de Carthage rejeta bien entendu l’ultimatum et laissa à Rome l’entière responsabilité de la guerre.

Ce fut donc Rome qui viola, délibérément, le traité qu’elle avait conclu avec Carthage en 226. Les historiens romains s’évertuèrent, pourtant, à démontrer a posteriori le contraire, tout en s’efforçant de faire retomber sur Hannibal, et sur lui seul, la responsabilité du conflit. Nous avons aujourd’hui maints exemples similaires de camouflage des enjeux politiques et stratégiques véritables, par une manipulation qui consiste à personnaliser les conflits internationaux et à diaboliser un personnage soigneusement choisi. La diabolisation d’Hannibal ne cessa de croître, une fois que la destruction de Carthage, en 146 av. J.-C., eut étouffé à jamais les voix adverses. Les historiens romains s’efforcèrent alors d’accréditer la fameuse thèse de la haine vouée par les Barcides de façon générale, et par Hannibal en particulier, à Rome et aux Romains.

Qui ne connaît le récit du serment colporté par les manuels scolaires, affirmant qu’Amilcar fit jurer à son fils Hannibal, encore enfant, de «vouer une haine éternelle aux Romains» ? Les modernes occidentaux ont même renchéri sur la propagande romaine, car celle-ci se contentait de lui faire jurer «de n’être jamais l’ami des Romains». Certes les spécialistes de cette époque historique, dans leur ensemble, conviennent aujourd’hui que ce serment n’est que pure et simple légende ; il n’en reste pas moins qu’on avait longtemps tenu cette haine pour établie, et qu’on n’avait pas hésité à accréditer et à relayer, en l’aggravant même, la propagande romaine, en soutenant de surcroît les thèses les plus invraisemblables. C’est ainsi que l’historien français J. Carcopino, suivi par G. Picard et quelques autres, avait tenté de démontrer que Sagonte était située au nord de l’Ebre ; afin de rejeter sur Hannibal la violation, en franchissant l’Ebre, du traité de 226. Comme on ne pouvait certes déplacer le fleuve, on n’a pas hésité à prétendre, avec un aplomb incroyable, que l’Ebre du traité de 226 était en réalité le Jucar! En 218, à la veille de la bataille du Tessin, Hannibal dit à ce propos en se moquant des Romains: «Ces limites qu’ils ont fixées, ils ne les respectent pas. Ne passe pas l’Ebre! N’ait point affaire avec les Sagontins! Sagonte serait-elle donc sur l’Ebre?» (Tite Live, XXI, 44, 5-6).  De toute façon, la déclaration de guerre et les préparatifs romains ne prenaient pas Hannibal au dépourvu. Comprenant que le siège de la ville par son armée allait être le prétexte choisi par ses adversaires, il se consacra rationnellement et méthodiquement aux préparatifs d’une guerre devenue inéluctable. C’est vers le mois de juin 218 av. J.-C. que son armée  s’ébranla, s’apprêtant à franchir les Pyrénées, avant d’affronter les Alpes ; si bien que la stupeur du chef de l’armée romaine embarquée pour l’Espagne fut totale en apprenant, lors d’une escale à Marseille au milieu de l’été, que le stratégos carthaginois venait de traverser le Rhône, à la tête d’une armée de 38.000 hommes et de 37 éléphants. L’armée punique était déjà arrivée à marches forcées en vue des Alpes, traversant un pays ami qui n’avait pas oublié que Rome avait durement conquis la Gaule Cisalpine. La certitude de son appui, ou même de ses ralliements, avait peut être contribué au choix de la stratégie d’Hannibal en retenant l’option de l’expédition terrestre ; d’autant qu’un embarquement en direction des côtes italiennes était aléatoire, en raison des faiblesses de la flotte carthaginoise depuis la première guerre punique.

Au départ déjà, Hannibal avait pris en compte son infériorité navale ainsi que l’infériorité numérique de son armée. Rome, en 218 av.J.-C, pouvait mobiliser jusqu’à 27 3000 citoyens âgés de 17 à 60 ans ; mais elle ne disposait, par contre, que de 23 000 cavaliers. Le général carthaginois s’était donc résolu à compenser la faiblesse de ses effectifs par sa maîtrise tactique et son ingéniosité stratégique. Assuré de la supériorité indéniable de sa cavalerie numide, il prit un soin particulier à structurer ses services d’intendance et de transmission et à parfaire la discipline et le commandement d’une armée disparate, constituée de citoyens carthaginois, de cavaliers numides et de troupes mercenaires diverses, libyques, espagnoles et gauloises principalement.

Lorsqu’après la périlleuse et fabuleuse escalade des Alpes, l’armée carthaginoise déboucha à la fin d’octobre 218 dans la plaine du Pô, à proximité de la cité des Taurini (aujourd’hui Torino), Rome avait déjà commencé à rappeler le gros du contingent parti pour l’Espagne, ainsi que les troupes amassées en Sicile. P. Cornelius Scipion, le père de l’Africain, qui avait renoncé à poursuivre l’armée punique après sa traversée du Rhône, s’était rembarqué à la hâte. Il débarqua à Pise et, après avoir franchi le Pô, ses troupes s’étaient ébranlées en direction de l’ennemi. A la veille de cette première confrontation sur le sol italien, c’était Hannibal qui courait les plus grands risques : après avoir franchi les obstacles les plus insurmontables et enduré les plus grandes souffrances c’était, en cas de défaite, la fin prématurée de sa gigantesque entreprise. Pour engager cette bataille dite du Tessin, le général carthaginois avait placé au centre son infanterie et sa cavalerie lourde, flanquées sur les ailes par la cavalerie légère des Numides, chargée d’envelopper l’ennemi: ce qui, effectivement, ne manqua pas de se produire. Au plus fort de l’engagement, les Numides débordèrent les lignes de l’armée romaine et se rabattirent sur les arrières de ses escadrons qui, surpris, prirent la fuite par petits groupes. Scipion, grièvement blessé, fut sauvé, affirment Polybe et Tite Live, grâce à l’intervention de son fils le futur Africain dont c’était, à l’âge de dix-huit ans, la première campagne. Tite Live laisse cependant entendre que d’après une autre source – qui reproduit peut-être un texte du grec Sosylos– le consul fut sauvé en fait par un esclave ligure; mais Polybe ne manque pas de raconter, avec force détails que le jeune homme était arrivé, à lui seul, à sauver son père entouré d’ennemis. Discours qui sent très fort le parfum hagiographique de la légende qui s’est développée autour du personnage de Scipion l’Africain, très probablement avec sa complicité.

Après ce probant et indéniable succès d’Hannibal, une autre armée romaine, commandée par le consul Sempronius Longus, qui tentait de barrer le passage des bords de la Trébie, fut facilement culbutée, ouvrant à l’armée punique l’accès de l’Italie centrale. Au pied des monts, l’armée carthaginoise, grossie des contingents du sud de la Gaule, avait compté jusqu’à 50 000 combattants. Après la traversée, il ne lui restait plus que 12 000 Africains, 8 000 Ibères, des effectifs très réduits de Gaulois et quelque 6 000 cavaliers. Il avait perdu presque tous ses éléphants et un très grand nombre de chevaux et de mulets. Au surplus, le printemps pluvieux et rude de l’Italie du Nord, au bord des marais de l’Arno, lui coûta une ophtalmie et la perte d’un œil; d’où la légende du «chef borgne monté sur l’éléphant gétule».

Lorsqu’il se mit en route, quatre des onze armées romaines qui avaient, elles aussi, eu le temps de se constituer, furent chargées de l’arrêter. Mais grâce à la soudaineté de sa manœuvre, il surprit l’armée du consul C. Flaminius en garnissant de troupes les hauteurs fermant au Nord-Est l’étroit passage au bord du lac Trasimène, et en massant son armée à sa sortie. En trois heures, écrit Tite Live, l’armée romaine fut détruite, perdant 15 000 morts ; son chef Flaminius fut tué et le reste de son armée fait prisonnier, alors que les pertes d’Hannibal n’étaient que de 2 500 hommes. Cette guerre éclair et ces victoires successives lui permirent alors de marcher vers le Sud et il ne tarda pas à arriver en Italie méridionale. A Rome, il fallut à la hâte tenter de faire face à un danger devenu mortel; l’assemblée des comices centuriates confia alors le sort de l’Etat au dictateur Q. Fabius, qui comprit qu’aucun général romain ne pouvait rivaliser avec Hannibal et préféra donc la temporisation à la bataille rangée. Mais la guerre d’usure de Fabius Cunctator ne manqua pas d’engendrer les plus grands dommages aux cités italiennes alliées de Rome. Le Sénat romain et les consuls de l’année 216 décidèrent alors d’engager la bataille décisive.

La débâcle des légions romaines à Cannes

A Cannes, dans les Pouilles sur la rive droite de l’Aufide – l’Ofanto d’aujourd’hui – Rome offrit à Hannibal, le 2 août 216 av. J.-C., la bataille qu’il souhaitait depuis longtemps. Les deux consuls, Paul Emile et Terentius Varron, étaient secondés par les plus aguerris parmi les sénateurs qui avaient exercé des commandements. Ils alignaient 80 000 fantassins et 6 000 cavaliers, nettement plus du double des troupes d’Hannibal. Mais le génie militaire du stratège carthaginois donna alors sa pleine mesure, en appliquant une tactique qui révolutionna l’art de la guerre et ne cessa d’être un objet d’étude dans les écoles de guerre. Jusqu’à Clausewitz et même au-delà, le chef-d’œuvre d’Hannibal à Cannes, que Polybe raconte avec une netteté remarquable, a exercé une grande influence sur les conceptions des théoriciens de la guerre. Pour compenser l’infériorité de ses effectifs, il déploya une manœuvre qui mettait l’ennemi sur un terrain choisi à l’avance, et favorisait l’exécution de son plan de bataille. Puis il plaça au centre, face à la masse compacte des légions romaines, des fantassins ibères et gaulois formant une ligne mince en forme de croissant convexe; mais derrière eux et à distance, ainsi que sur les flancs, étaient massés les solides escadrons de fantassins libyens et la redoutable cavalerie numide. Comme il l’avait prévu, la ligne mince du centre de l’armée punique ne put que céder face à l’assaut frontal deslégions, donnant aux Romains l’illusion d’un succès facile ; mais emportées par l’élan, les légions se heurtèrent brusquement au cœur compact de l’armée d’Hannibal, ce qui permit aux escadrons des flancs et à la cavalerie d’accourir conjointement pour culbuter d’abord l’aile gauche romaine, puis l’aile droite, avant de refermer l’étau. Ce fut un désastre sans précédent : Rome comptait près de 70 000 morts, et parmi eux la plupart des sénateurs, les deux consuls de l’année précédente et le consul Paul Emile, père de Scipion Emilien, que le Sénat chargera en 146 av. J.-C. de détruire Carthage. Seul Varron, le deuxième consul, s’échappa avec quelques dizaines de cavaliers. Hannibal, de son côté, perdait 4 000 Gaulois, 1 500 Ibères et Africains et 200 cavaliers.

On pensait alors, comme Maharbal, l’un des généraux carthaginois l’aurait dit à  Hannibal, que Rome était à la portée du vainqueur. Le stratège lui répondit qu’il lui fallait réfléchir, s’attirant d’après Tite Live (XXII, 51, 2) cette réplique dépitée: «Vincere scis, Hannibal, victoria uti nescis !» (Tu sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire). Mais le stratège carthaginois savait que malgré son ingéniosité dans la guerre de mouvement, il ne pouvait soutenir longtemps une guerre de position en assiégeant une cité formidablement fortifiée ; d’autant qu’il ne disposait d’aucun matériel de siège. Ses buts de guerre, d’ailleurs, étaient tout autres. Par la longueur, les dangers et les obstacles du trajet, par la diversité des ethnies et des contrées traversées, la campagne du Carthaginois surpassait même celle qu’Alexandre avait menée un siècle plus tôt en Orient. Ecoutons Napoléon s’enthousiasmer, du fond de son exil de Sainte-Hélène, pour la geste d’Hannibal : «(Cet homme, écrivit-il) qui à vingt-six ans conçoit ce qui est à peine concevable, exécute ce que l’on devait tenir pour impossible ; qui, renonçant à toute communication avec son pays, traverse des peuples ennemis ou inconnus qu’il faut attaquer et vaincre, escalade les Pyrénées et les Alpes qu’on croyait insurmontables, et ne descend en Italie qu’en payant de la moitié de son armée la seule acquisition de son champ de bataille, le seul droit de combattre ; qui occupe, parcourt et gouverne cette même Italie pendant seize ans, met plusieurs fois à deux doigts de sa perte la terrible et redoutable Rome, et ne lâche sa proie que quand on met à profit la leçon qu’il a donnée d’aller le combattre chez lui».

Rome, désemparée, n’avait plus d’armée; conformément aux règles tacites de la guerre, aux normes qui prévalaient à cette époque, elle ne pouvait logiquement que capituler. Placée plus tard dans une situation similaire après la défaite de Zama, Carthage n’hésita pas à le faire et à se plier aux exigences du vainqueur. Mais les Romains dérogèrent à la règle et Hannibal hésita. Il ne tarda pas cependant à exposer publiquement son dessein politique, affirmant qu’il ne faisait pas aux Romains une guerre d’extermination, mais ne combattait que pour la dignitas et l’imperium (Tite Live, XXII, 58) ; termes diplomatiques habituels pour désigner la domination et la prééminence entre les cités ; tout dans l’attitude d’Hannibal à l’égard de Rome, et toutes ses initiatives en ce moment, indiquent qu’il ne pensait qu’à amener les Romains à rémission, qu’il leur donnait le temps d’accepter la défaite et d’admettre, tôt ou tard, la fin de leur politique impérialiste et l’inanité de leur prétention à l’hégémonie.

Après Cannes, le temps était ainsi venu pour Hannibal de déployer une diplomatie active en exposant à toutes les cités d’Italie, Rome comprise, une idée claire de sa conception de l’après-guerre. Depuis son arrivée dans la plaine du Pô, il n’avait  pas manqué de proclamer qu’il était venu apporter la liberté aux Italiens en les débarrassant de la domination romaine. Capoue qui, dans la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C., avait constitué avec Rome une sorte d’Etat bicéphale romano-campanien, se rallia alors à cette politique. Puis ce fut, de 216 à 212, la série des traités passés avec les autres cités et peuples d’Italie. Nous connaissons ceux conclus avec Locres, Tarente et les Lucaniens, et nous savons aussi que, Syracuse en tête, les cités grecques d’Italie du Sud et de Sicile, encore pleines de nostalgie pour l’indépendance passée, rejetèrent l’hégémonie de Rome et saluèrent leur libérateur.

Les traités garantissaient l’absence de toute garnison carthaginoise, la permanence des lois et des institutions locales, l’absence de tribut et de toute mobilisation forcée, bref l’indépendance et la liberté des cités. En cette année 215, le roi de Macédoine Philippe V, de son côté, conclut avec Hannibal un traité d’alliance dans lequel étaient mentionnées formellement les perspectives de paix qui réaffirmaient la permanence de Rome en tant qu’Etat indépendant. Supputer ce qu’il serait advenu de la Méditerranée occidentale si le dessein d’Hannibal s’était accompli est certes séduisant, mais la fin du Barcide a montré, hélas, son inanité.

Une page entière de Tite Live (XXIII, 18, 10-15) a longuement insisté sur les «délices» de Capoue, où l’armée d’Hannibal avait, dit-il, partagé des semaines durant son temps entre les trois composantes classiques de la «dolce vita» dans l’Antiquité : les bains, les vins et les filles. Grossissant le trait, les annalistes romains n’ont pas hésité à développer, par la suite, le thème du tyran luxurieux, vautré entre les bras des courtisanes. Propos qui relèvent selon toutes les apparences de la «guerre psychologique» déclenchée après Cannes, pour relever le moral du soldat romain et le persuader que l’armée d’Hannibal n’est pas invincible. Certes, en prenant leurs quartiers d’hiver à Capoue, les guerriers d’Hannibal avaient pu, pour la première fois depuis bien longtemps, dormir dans un lit ; et le guerrier, avait-on estimé, ne dormait pas nécessairement seul dans son lit. Mais comment soutenir la thèse du ramollissement, lorsqu’on sait qu’Hannibal avait réussi, dix ans encore après Cannes, à tenir tête fermement à de nombreuses armées romaines lancées contre lui. Et comment admettre l’accusation de luxure, alors que Justin vante la chasteté d’Hannibal et qu’on ne sait de sa vie privée que ce que dit Silius Italicus sur son mariage avec une Espagnole nommée Imilice et issue d’une grande famille de Betique.

L’attitude de Rome, obstinée dans son refus de la défaite, sa ténacité et surtout ses énormes réserves en hommes finirent par faire avorter les projets d’Hannibal. Militairement, il était bien sûr maître de l’Italie du Sud, qui lui était politiquement favorable. Mais il y était  coupé aussi bien de la Gaule, où il aurait pu trouver appui et réserves de soldats, que de Carthage et de la Grèce de Philippe V, en raison des carences de sa flotte. Ce furent donc plusieurs  années d’une stagnation stérile; et lorsqu’en 203 il fut rappelé par Carthage, il n’avait toujours pas trouvé d’issue à une situation aggravée par les nouvelles d’Espagne, où P. Cornelius Scipion, le futur Africain, accumulait les succès.

La suite de cette aventure héroïque, on la connaît. Même lorsqu’en 208 Hasdrubal, le jeune frère d’Hannibal, renouvela l’exploit de son aîné en menant son armée d’Espagne jusqu’en Italie, Rome réussit à la détruire en 207 sur le Métaure, avant sa jonction avec Hannibal toujours cantonné sur le Bruttium. Scipion réussit à convaincre le Sénat, qui décida un débarquement en Afrique et Carthage rappela alors Hannibal et son frère Magon, qui opérait en Ligurie. La bataille de Zama en 202, près de Macthar, mit alors face à face les deux plus grands généraux de l’époque.

Sachant qu’il pouvait constituer pour les Romains un atout décisif, Hannibal avait eu sans doute l’intension d’en finir d’abord avec Masinissa, en anticipant sa jonction avec l’armée de Scipion. Mais l’armée romaine campait déjà dans la plaine de Jama et ne tarda pas à être renforcée par l’arrivée des 6 000 fantassins et 4 000 cavaliers du roi numide. Polybe (XV, 5-18), décrivant la bataille qui s’engagea un matin de l’été ou de l’automne 202 av. J.-C., y distinguait deux phases. La charge des éléphants, surtout, marqua la première, mais n’eut pas le succès escompté par Hannibal. La deuxième phase décida du sort de la bataille. Grâce à une entrée en action décidée de la vieille garde d’Hannibal, constituée de ses vétérans d’Italie, les Carthaginois avaient les plus grandes chances de l’emporter. Mais la cavalerie italienne de Laelius à gauche et celle, numide, de Masinissa à droite tombèrent alors sur les arrières de l’armée punique. Assaillis, submergés, les meilleurs soldats de Carthage se firent tuer sur place. Avec une petite escorte de cavaliers, Hannibal gagna alors Hadrumète à bride abattue.

Il ne se laissa pas abattre pour autant et révéla après Zama, mais cette fois dans l’action politique, ses qualités d’homme d’Etat. Il avait compris que l’essentiel pour Carthage, après avoir accepté les conséquences désastreuses de sa défaite, était de garder un esprit d’initiatives et une autonomie politique même relative. En 196, il réussit à se faire élire Suffète, détenant ainsi la plus haute magistrature de la cité. Il s’empressa de suite de briser le monopole politique exercé par l’oligarchie, tout en s’efforçant de reconstituer l’économie et les finances ; profitant de la colère populaire qui accusait les oligarques d’incurie et de corruption, il brisa l’omnipotence des juges, qui exerçaient un pouvoir exorbitant et étaient complices des rapines et des malversations. De la sorte, il réussit à doper l’économie, même en supprimant les impôts de l’année, car ils étaient largement compensés par le retour des sommes détournées, extorquées aux caisses de l’Etat. L’égoïsme des oligarques et leur haine les aveuglèrent alors au point de demander l’intervention de Rome. Malgré l’opposition de Scipion, rempli d’estime pour son adversaire, les commissaires romains débarquèrent à Carthage. Hannibal ne les attendit pas et gagna la Syrie, où le roi séleucide Antiochos préparait, il le savait, la guerre contre Rome. Mais les calculs des deux hommes ne pouvaient coïncider, chacun espérant amener l’autre à réaliser ses propres desseins. Hannibal fut relégué au rang d’un vague conseiller par un état-major jaloux de ses prérogatives. Antiochos perdit la guerre, et lorsque Rome exigea le départ du Carthaginois, celui-ci trouva un nouveau refuge auprès de Prusias, le roi de Bithynie en Asie Mineure.

La haine inexpiable des Romains

Mais la haine inexpiable des Romains ne tarda pas, encore une fois, à le poursuivre. Un jour de 183 av. J.-C., le sénateur romain T. Quinctius Flaminius débarqua à la cour de Prusias sous un faux prétexte, car il s’agissait très probablement de s’assurer de la personne d’Hannibal. Les désirs sinon les exigences de Rome, puissance mondiale unique, étaient des ordres et Prusias, par traîtrise autant que par veulerie, s’exécuta en faisant bloquer toutes les issues de la demeure de son hôte. Hannibal n’avait plus qu’à accomplir le seul geste de liberté qui lui restait : il s’empoisonna en cette année qui vit aussi la disparition, à quelques mois d’intervalle, de Scipion l’Africain. Les historiens tunisiens, autant peut-être que l’ensemble de leurs concitoyens, ne cessent de rêver à la découverte de la sépulture du grand capitaine de leur Histoire. On connaissait à l’époque de Pline l’Ancien (H.N., V, 148), au milieu du premier siècle, un «tumulus» tout simple, près de l’endroit où Hannibal avait mis fin à ses jours, un tertre discret où reposaient ses restes. Plus tard, Tzetzes, un érudit byzantin du XIIe siècle, écrivit (Chil., I, 803) que l’empereur Septime Sévère, qui se rappelait sans doute que dans ses veines coulait du sang punique, avait dans un geste de piété entouré ce tertre d’une bordure de marbre blanc ; et au début du XXe siècle, un archéologue du nom de Th. Wiegand avait localisé, semble-t-il, ce tombeau au bord du rivage de la mer de Marmara, près de l’embouchure d’un petit fleuve, le Libyssos de l’Antiquité appelé aujourd’hui le Dill. Mais aucune confirmation n’est venue, par la suite, étayer cette localisation.

Après la disparition d’Hannibal, la situation socioéconomique et politique ne cessa de se détériorer à Rome. Pour l’historien anglais A. Toynbee, cité par S. Lancel, ce fut l’une des conséquences du désastre de Cannes et de la politique appliquée par le chef punique vis-à-vis des cités italiennes. Il écrivit : «Le thème de (mon) livre…est la victoire posthume d’Hannibal. Il ne réussit pas à vaincre…même [son génie] militaire ne pouvait avoir le dessus sur l’immensité des réserves romaines en effectifs militaires et sur la solidité de la structure de la confédération romaine. Hannibal a cependant réussi à infliger de graves blessures au corps social et économique de la Confédération. Elles étaient si graves qu’elles s’infectèrent jusqu’à provoquer la révolution qui fut précipitée par Tiberius Gracchus et qui ne cessa qu’arrêtée par Auguste, cent ans plus tard. De mon point de vue, cette révolution fut la Némésis de la carrière superficiellement triomphante de Rome, conquérante militaire. Némésis (déesse de la vengeance contre la démesure) est une déesse puissante et dans cet épisode de l’histoire, elle trouva en Hannibal un agent humain dévoué et digne de sa stature.»

Ammar Mahjoubi