News - 13.05.2018

Révélations d’un agent d’influence: Les Kadhafi père et fils et la France, via la Tunisie

Révélations d’un agent d’influence: Les Kadhafi père et fils et la France, via la Tunisie

Comment le pouvoir politique, mais aussi les grands groupes d’affaires, se servent d’hommes-relais pour exercer leur influence auprès de chefs d’Etat, de leaders de l’opposition, de chefs de guerre et gros clients ? Servir des intérêts nationaux, passer des messages, arranger des rendez-vous et faire signer des contrats : tout se mêle et s’entremêle. La raison d’Etat se confond avec l’impératif de vendre. C’est ce que nous révèle Philippe Bohn dans son livre Profession : Agent d’influence qui vient de paraître aux Editions Plon. ‘’Ingénieur de l’humain’’ et ‘’constructeur de décision’’, comme il se définit lui-même, il nous introduit par un parcours haletant dans les coulisses d’un univers exceptionnel, celui d’illustres figures françaises, arabes et africaines.

Sans doute, les Kadhafi père et fils et leurs relations avec Sarkozy retiennent le plus l’attention, à travers ce récit en témoignage direct. Surtout que certains passages se croisent à travers la Tunisie et des Tunisiens...

Mais, il y a aussi Jonas Savimbi et sa lutte pour l’indépendance de l’Angola, le maquis rwandais de Paul Kagamé avant qu’il ne prenne le pouvoir, les réseaux d’Alfred Sirven, le rachat d’Elf par Total, les Chebab de Somalie, les costards et les additions de restaurant payés par Robert Bourgi (l’affaire Fillon) et autres jeux et enjeux...

Comment devient-on agent d’influence?

Jeune photographe envoyé en reportage en Côte d’Ivoire, Philippe Bohn trouve rapidement sa vocation. S’il raconte nombre de ses actions en France et surtout en Afrique, il n’omet pas de consacrer un chapitre de son livre à la transmission du savoir et du savoir-faire acquis. Sous le titre de ‘’Pratique et théorie de l’influence’’, il s’attache à conceptualiser la démarche et définir ses bonnes règles à suivre. La récente mise en examen de l’ancien président français Nicolas Sarkozy au sujet du financement de sa campagne électorale de 2007 remet le dossier libyen traité, entre autres, par Philippe Bohn, sous les projecteurs de l’actualité. L’auteur revient longuement sur l’approche qu’il organise patiemment pour s’introduire dans le cercle restreint de Saif al-Islam Kadhafi. Il y parviendra, grâce à un ami intime – Tunisien — du fils de Mouammar Kadhafi. Admis dans ce carré, il fera la connaissance de l’autre fils, Saadi Kadhafi, et finira par parvenir au père, Kadhafi lui-même. Pris en confiance, Bohn est chargé d’organiser une rencontre secrète entre Kadhafi et le président sud-africain Thabo Mbeki, à Abuja, en marge du Sommet Amérique du Sud - Afrique, fin novembre 2006. Et y réussira.

Via Djerba

Bohn, en contact direct avec Claude Guéant, le chef de cabinet de Sarkozy à l’Elysée, sera dans les coulisses de la visite de Kadhafi à Paris du 10 au 15 décembre 2007. C’est lui qui est chargé de convoyer Saadi Kadhafi à l’Elysée le 7 décembre 2007, pour faire auprès de Guéant les emplettes en armement. La scène est cocasse. Sarkozy, que Bohn connaît bien, de longue date, est déjà pleinement embourbé dans l’argent libyen, mais personne n’en parlait à l’époque.

L’intervention militaire française en Libye, en mars 2011, changera la donne, mais n’entamera en rien l’amitié qui lie Philippe Bohn au clan Kadhafi. Il restera en effet fidèle à son ami Saïd al-Islam Kadhafi et son frère Saadi. En pleine traque des Kadhafi, au mois d’août 2011, Bohn reçoit un appel de Saadi. Il se décidera à aller le voir en Libye, via la Tunisie.

Profession : Agent d’influence de Philippe Bohn
Editions Plon, Février 2018, 196 p. 17.90 €

Bonnes feuilles

Derniers jours du régime de Kadhafi

En passant par Djerba pour aller voir Saadi

Cet après-midi d’été, la sonnerie de mon téléphone interrompt ma séance de sport. Au bout du fil, c’est Saadi Khadafi. Son ton est nerveux, son débit rapide :

Philippe, c’est moi, Saadi.
Oui, comment vas-tu ? J’espère que tu fais attention à toi.
Je lui fais part de mon inquiétude face à sa situation et à la guerre en Libye, que je suis de près.
On est attaqués de partout mais ça va. Inch’Allah.
Tu peux venir à Tripoli ? C’est urgent. Il faut que je te voie. J’ai un message à transmettre et il me faut un ami de confiance pour parler.
Sans hésiter, je me mets à sa disposition :
J’arrive dès que possible. Donne-moi deux ou trois jours pour m’organiser. Mais tu peux compter sur moi.

Pour être effective, la force du réseau d’influence implique une disponibilité inconditionnelle. Même dans des contextes compliqués et des situations extrêmes, il faut répondre présent. L’efficacité des chaînes d’influences repose sur ce principe. Ses membres savent toujours que, en toutes circonstances, ils peuvent compter sur moi et mes ressources. La réponse est toujours oui et on réfléchit ensuite, c’est le concept de la «fidélité opérationnelle».

Juste après cet appel, j’envoie un message à l’Élysée. Il ne s’agit pas d’obtenir une hypothétique mission officielle qui n’aurait pas de sens. Mais compte tenu de mon implication et de ma connaissance du pays, j’ai besoin d’un feu vert et surtout d’évaluer l’utilité de me rendre sur place. Sans surprise, la cellule du CNR (Coordinateur national du renseignement), fonction alors occupée par Sarkozy et Guéant chez les «combinards» de l’Élysée l’ancien « grand flic » Ange Mancini, me confirme tout l’intérêt qu’il y aurait à aller, toutes affaires cessantes, au contact de Saadi. Je conserve précieusement quelques SMS échangés sur le sujet. Une assurance a minima!

Un débriefing du fiston, ça peut être utile… surtout si je peux le convaincre de passer de notre côté.

Entre le chef d’état-major particulier du président, le CNR et le ministre de la Défense, le schéma se dessine et les briefings s’organisent. Il est décidé que je parte sur l’heure pour la Libye, avec une assistance logistique qui pour la discrétion se résumera à me faire passer en courant les portiques de sécurité qui s’affolent à l’aéroport d’Orly. J’emporte pour seul bagage un protocole de communication avec Paris. La route de Tripoli passe par la petite île de Djerba en Tunisie. Le tourisme est en berne. L’avion est vide.

Moins de quarante-huit heures après l’appel de Saadi, me voici passé de la piscine de mes vacances estivales à la fournaise tripolitaine. Lorsque l’avion se pose à Djerba, la nuit est déjà tombée. Saadi m’a indiqué que je serais accueilli par des hommes à lui. Je les repère immédiatement dans le hall des arrivées. Un grand type aux traits tirés, dont le costume dissimule mal la proéminence d’un pistolet Glock, me hèle. Je le connais. Je l’ai déjà vu avec Saadi.

Monsieur Philippe ?

Oui, c’est moi.

Réponse superflue vu que je suis le seul Occidental dans l’aéroport.

Les voitures sont là, votre ami vous attend. Nous contrôlons la route jusqu’à Tripoli, mais il faut se hâter.

Deux Mercedes aux plaques gouvernementales libyennes patientent, moteur tournant. Je monte avec Profession : agent d’influence l’homme de Saadi dans la première. À droite du chauffeur, un officier de l’armée libyenne en uniforme. Une escorte fortement armée nous suit dans un second véhicule.

Protection dérisoire face aux bombardements des avions de la coalition mais, au sol, des troupes rebelles pourraient traîner sur la route. Dans le sens Djerba vers Tripoli, la voie est libre. Au poste-frontière, aucune formalité. Le voyage a visiblement été balisé en amont.

Dans cette nuit chaude et poussiéreuse, nous croisons des norias de camions qui font le chemin en sens inverse pour fuir la Libye. À contre-courant encore une fois, je me demande ce qui m’attend dans cet environnement instable. Après quelques heures de route, rythmées par des arrêts à des barrages toujours tenus par les troupes loyalistes, nous sommes à Tripoli.

Nous nous rendons directement au Corinthia, hôtel emblématique de la capitale libyenne. C’est mon point de chute habituel. En cette période troublée, il n’y a pas foule. Le réceptionniste prend le temps de remplir consciencieusement ma fiche d’entrée. Il m’accueille en habitué et semble quelque peu surpris de me voir à cette saison !

À droite de la réception, le bar est désert. À gauche, aucun convive au restaurant principal. Personne non plus dans les fauteuils et banquettes qui encadrent les ascenseurs. Saadi m’attend dans l’une des suites des étages supérieurs. Les retrouvailles sont chaleureuses :

Mon ami. Tu es venu !

Bien sûr, je suis venu. Sinon le mot ami n’aurait pas de sens.
Il y a une vraie émotion à se retrouver, cette nuit-là, au milieu d’une guerre en train de détruire le pays.

Comment peut-on arrêter tout ça, me demande-t-il, inquiet. Avec l’accord de mon père, je suis prêt à m’engager et à venir parler en personne avec les Français. Car si l’offensive continue, vous allez mettre des terroristes au pouvoir.

Je ne sais pas, Saadi. La seule chose que je peux faire, c’est transmettre tes propositions et peut-être organiser quelque chose… Il faut voir. Tu proposes quoi concrètement ?

Je vais te dire. Toi tu peux parler à Sarkozy. Il peut encore sauver ce pays. Et tu es ma garantie de confiance.
Les discussions dureront jusqu’à l’aube. Saadi a la barbe en désordre. Il est revêtu d’une espèce de djellaba beige clair avec laquelle il posera le lendemain matin, à mes côtés, pour authentifier les messages transmis.

Les événements se précipitent. Je pense être presque seul dans l’hôtel lorsque retentit dans mon dos une voix de stentor:

Philippe, mais qu’est-ce que tu fais ici ?

C’est l’avocat parisien Marcel Ceccaldi, tout sourire, dans une éclatante chemise Lacoste orange.

Et toi, Marcel ? Que fabriques-tu là ? Tu devrais songer à repartir, la ville va tomber.

Mais non… la situation est sous contrôle. Je suis avec Béchir Saleh. Je suis là pour aider les amis.

Homme de droit, avocat tout terrain, Marcel Ceccaldi a toujours préféré les causes difficiles aux prétoires parisiens.

De nous deux, c’est moi le plus surpris de cette invraisemblable rencontre.

Après quelques tergiversations, Paris ne donnera pas suite à la proposition de dialogue de Saadi, restée secrète jusqu’à ce livre. La chute de Tripoli est imminente et l’heure n’est plus à la conciliation. Il est cependant accordé au fils Kadhafi un couloir de sécurité pour qu’il puisse s’échapper vers le Niger où il trouvera refuge.

Pour ma pomme, le retour s’annonce compliqué. La route vers Djerba est en train de se refermer et Saadi me presse de plier bagage. L’exfiltration va s’avérer sportive et maritime. Il faut d’abord contourner un verrou, la ville de Zouwarah, qui vient de tomber aux mains des insurgés. On me fait embarquer sur un petit bateau à moteur, avec trois hommes de la tribu de Saadi. Puis nous rejoignons une route côtière qui nous mène jusqu’à la frontière tunisienne sur le chemin de Djerba. C’est le chaos et l’exode. Le poste-frontière est saturé. Des heures de queue en perspective. Cette fois, le billet vert me sert de coupe-file. Ma voiture double par la droite et remonte la colonne des innombrables véhicules bloqués jusqu’à la sortie. Je saute du 4×4 et demande à voir le chef du poste de contrôle tunisien. Le gabelou accepte avec dignité mon enveloppe garnie de dollars et monte dans notre véhicule pour nous faire passer sans autre procédure. Avec la guerre aux trousses, une fois arrivé en Tunisie, j’ai vraiment l’impression de rentrer à la maison. Là encore, la magie du dollar fait le job ! Un jet m’attend à Djerba, un Cessna Citation 525 immatriculé D-IMAC. Le pilote est allemand. Il prend mon cash et nous embarquons pour un vol express vers Le Bourget avant le compte rendu à l’Élysée. Les vacances sont vraiment finies. La disponibilité et la loyauté aux amis ont été le tribut payé au réseau d’influence.