News - 22.04.2018

Salsabil Klibi: Mode de scrutin et crise politique en Tunisie

Salsabil Klibi: Mode de scrutin et crise politique en Tunisie

«De la façon dont est réglé le suffrage dépend la perte ou le salut de l'Etat». Cette déclaration de Montesquieu prouve à quel point la question des modes de scrutin est importante, non pas seulement en tant qu’outil d’expression démocratique, mais aussi en raison de l’impact de chaque mode sur la configuration des pouvoirs étatiques, sur les rapports qu’ils vont entretenir entre eux et sur leur fonctionnement ou dysfonctionnement.

Il est toutefois important de mettre en garde contre le mythe du mode de scrutin le plus démocratique. Ce dernier reste un concept très relatif et au vu des contraintes que pose la mise en œuvre institutionnelle de la démocratie, il variera en fonction de ce qu’on privilégie une représentation descriptive, qui reflète exactement la structure du corps électoral dans toute sa diversité et sa fragmentation, aux dépens d’une situation où il est possible de savoir clairement qui gouverne et comment, ou qu’on préfère une mise en œuvre institutionnelle privilégiant le fonctionnement des institutions issues du suffrage sur toute l’étendue d’un mandat électif à charge de le sanctionner aux élections suivantes. Il est également important de rappeler qu’il existe plus de deux cent cinquante modes de scrutin de par le monde, ce qui offre, il est vrai, de larges possibilités de choisir mais qui rend en même temps difficile l’accord sur un choix, chacun croyant trouver dans l’un ou l’autre mode de scrutin l’exacte traduction de la place qu’il croit ou qu’il désire occuper sur l’échiquier politique.

En effet, tout le monde sait que le choix du mode de scrutin ne relève pas de la pure technique juridique mais constitue, au contraire, une question éminemment politique, pas tant parce qu’il permet de donner la main à tel ou tel acteur mais parce qu’il joue un rôle important dans la structuration du paysage partisan, et c’est en cela qu’il nous intéresse aujourd’hui. En observant le paysage politique tunisien suite à deux élections fondées sur la représentation proportionnelle aux plus forts restes, on remarque que malgré l’idée reçue qui circule et selon laquelle ce mode de scrutin est des plus démocratiques, le taux d’abstention des électeurs est resté très élevé, en raison notamment d’une offre électorale pléthorique et brouillée face à laquelle beaucoup d’électeurs se sentaient égarés.  D’un autre côté, le nombre de partis politiques a, depuis 2011, connu une véritable explosion, notamment du fait de l’implosion de partis déjà en place dont les dissidents se sont installés à leur propre compte et ont créé leur propre parti. Cette tendance à la dispersion vient surtout de l’assurance qu’ont ces partis de pouvoir être représentés ne serait-ce que par un siège au parlement, si ce n’est pas grâce au quotient électoral, ce sera grâce aux plus forts restes.

Sans s’attarder sur les détails de la situation dans laquelle se trouve le pays depuis les premières élections législatives de 2014, un seul mot fait l’unanimité pour la décrire, par-delà les autres aspects de l’indigence de l’Etat, il s’agit de l’instabilité.

La représentation proportionnelle pointée du doigt est-elle seule responsable de cette situation ?

Ramener les causes de la crise politique que nous vivons depuis le premier gouvernement de coalition au seul mode de scrutin proportionnel serait aussi abusif que réducteur. On ne peut cependant nier qu’il y contribue.

En effet, la représentation éclatée à laquelle il conduit au sein du parlement contraint à l’instauration de gouvernements de coalitions, lesquelles coalitions sont aussi difficiles à constituer qu’à maintenir. De même ces coalitions, si elles ne sont pas construites sur des ententes réfléchies et des bases affinitaires, peuvent conduire, comme nous l’observons en Tunisie, à des demi-mesures, voire à un immobilisme politique.

Au vu de ces constats, il serait sans doute utile de revoir le mode de scrutin. Mais s’il faut le faire, ce sera avec prudence et sans verser dans l’excès inverse, c’est-à-dire sans revenir à un système électoral susceptible d’éjecter une grande partie des acteurs politiques des institutions représentatives, notamment du parlement.

Des pistes à explorer

On peut déjà proposer quelques pistes de réflexion à ce sujet. On peut maintenir le système de la représentation proportionnelle mais en intégrant un seuil qui pourra être déterminé plus tard. Il est, toutefois, à craindre que ce seuil ne conduise à une grande déperdition de voix exprimées, puisque toutes celles destinées aux listes qui n’auraient pas atteint ledit seuil ne seront comptabilisées ni dans la détermination du quotient électoral ni dans la répartition des sièges. Nous aurons, du reste, avec les élections locales de mai 2018, l’occasion d’expérimenter l’impact de ce seuil qui vient d’être introduit à l’occasion et à la lumière des résultats qu’il donnera, l’étendre aux élections législatives ou bien explorer une autre piste.

Autre piste, autre système : le mode majoritaire, mais dans ce cas, il faudra être très prudent. Il est hors de question de revenir au scrutin majoritaire de liste à un tour qui a longtemps sévi en Tunisie et qui a abouti, même après l’abandon du système de parti unique, à un parti ultradominant. De même qu’il serait très dangereux de basculer d’un mode de scrutin de liste à un mode uninominal, où les électeurs auraient à choisir, non pas des équipes réunies autour d’un programme politique, mais des personnes. En effet, le scrutin uninominal est non seulement dangereux mais inapproprié au vu de certains choix que nous avons faits.

Il est dangereux parce qu’il renforce un pouvoir personnalisé, encore très présent chez nous, où les relations et les allégeances interpersonnelles oblitéreront les représentations et les projets politiques.Il est inapproprié parce que nous avons opté, de par la constitution même puis de par la loi électorale en vigueur, pour la parité hommes-femmes. Or comment aboutir à la parité en optant pour un scrutin uninominal et non de listes, à moins de réserver la moitié des sièges pour les femmes, ce qui serait malvenu car il conduira à la «ghettoïsation» des femmes politiques!

Il n’y a pas lieu, ici, de passer en revue l’ensemble des modes de scrutin existants, ce serait inutile et fastidieux. Mais on peut envisager un autre mode de scrutin qui n’est pas sans intérêt, à savoir le scrutin de liste, majoritaire à deux tours.

Le scrutin à deux tours exige d’abord que ne soit déclaré vainqueur dès le premier tour que la ou les listes ayant obtenu la majorité absolue des suffrages, c’est-à-dire plus de 50% des voix. Ce qui implique que la liste qui va obtenir tous les sièges de la circonscription en dispose grâce à une large assise électorale, ce qui est de nature à lui donner une légitimité non négligeable.

S’agissant de son impact sur les électeurs, le scrutin à deux tours permet d’avoir une idée claire sur le poids de chaque parti, de sonder le sens de l’électorat et offre aux électeurs la possibilité de réajuster le tir, s’ils jugent que les résultats du premier tour sont très contrastés ou menaçant l’ordre démocratique. Dans ce dernier cas, il permet même et surtout, peut-être, de pousser les abstentionnistes vers les urnes!

Quant à son impact sur les partis politiques, le scrutin de liste majoritaire à deux tours pousse à faire des alliances, entre les deux tours, sur des bases affinitaires (les dés n’étant pas encore jetés) et non pas sous le chantage favorisé par des résultats mitigés et qui aboutissent à des accointances douteuses ou de fortune. C’est donc un mode de scrutin qui peut structurer et rationaliser le paysage politique en endiguant le phénomène d’éclatement ou de création impulsive de partis. Quoi qu’il en soit, la représentation proportionnelle aux plus forts restes est sans nul doute une des multiples causes de la crise politique que nous connaissons depuis 2014. Sa modification est souhaitable mais ne doit pas se faire dans la précipitation. Un débat éclairé et serein doit être entrepris avant de prendre une décision à son sujet, car on ne peut se permettre de changer de mode de scrutin à chaque échéance électorale, non seulement cela amplifiera les crises politiques mais ne garantira pas le minimum de sécurité juridique que toute démocratie qui se respecte offre aux acteurs politiques.

Salsabil Klibi
Enseignante-chercheure
à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis

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