News - 26.03.2018

Une feuille de route stratégique et économique pour la Tunisie!

Une feuille de route stratégique et économique pour la Tunisie!

Sept ans et neuf gouvernements plus tard, la Tunisie ne semble pas encore retrouver une stabilité politique et sociale rassurante et encore moins un niveau de croissance et un sentier de développement économique et social raisonnables. De mal en pis, l’économie s’enfonce davantage : le chômage persiste à des niveaux très élevés, les inégalités sociales et régionales se creusent et la pauvreté persiste dans un pays, supposé s'être révolté contre ces fléaux dévastateurs. Les fondamentaux économiques, autrefois stables, se détériorent d’une façon dangereuse, les marges de manœuvre se rétrécissent et l’Etat se retrouve démuni, incapable de rétablir la confiance et de redresser la barre.

Visiblement, le calcul politicien prime systématiquement sur le bon sens économique amenant les acteurs socioéconomiques à faire valoir leurs intérêts corporatistes et à résister les rares décisions politiques en faveur d’une quelconque réforme, au détriment de l'intérêt général. Les politiques économiques restent toujours incohérentes et les systèmes de production et de distribution enrayés. L’Etat demeure présent n’importe où et n’importe comment. L’économie est encore positionnée sur des industries à main d’œuvre bon marché et sur un secteur touristique essentiellement balnéaire soumis à des aléas internes et externes. Normal, dès lors, que la paix sociale s’achète à travers des augmentations de salaires sans contreparties productives et des dépenses publiques, essentiellement de compensation incontrôlables.
Pour toutes ses raisons, la Tunisie a plus que jamais besoin d’une feuille de route claire, raisonnée et raisonnable traduisant de grands choix politiques et socioéconomiques assumés par tous. Etat, patronat, syndicats et société civile doivent s’engager pour trouver une issue à cette crise. Cela passe en premier lieu par un dialogue socio-économique responsable autour de la vision stratégique du pays et du plan d’action y afférent, avec des objectifs réalistes et chiffrés et des mécanismes de mise en œuvre adéquats.

De la vision stratégique pour le pays !

Le fait que l’action politique manque de repères, de discipline et de clarté revient à plusieurs facteurs dont au moins deux attirent l'attention de l'analyste. Le premier est l'absence de vision et de stratégie de développement du pays de ceux qui ont gagné les élections. Le second est l'incapacité de ces partis en coalition qui ont gagné les élections à mobiliser des compétences confirmées et à concevoir et à appliquer un programme économique de relance ne fut-ce celui sur lequel ils ont été élus. L’instabilité gouvernementale et la succession de propositions d’actions sans se référer à des orientations stratégiques sont la preuve de l'imprécision du cahier des charges de départ et n’ont fait que compliquer la donne.

Ne nous trompons pas de priorités. Certes, il est nécessaire de débloquer la situation de l'exécutif avec une nouvelle feuille de route, à un an et demi des élections présidentielles et législatives 2019. Toutefois, il est aussi important de préparer l’économie du pays à se positionner dans le nouveau contexte économique mondial en pleine mutation. L’accélération des innovations technologiques va changer le monde du travail et la mobilité du capital ou de l’investissement en fonction des avantages compétitifs des pays qui seront davantage fonction de la productivité du travail et des couts de transaction de chaque pays que du simple cout de la main d’œuvre. Selon une étude de McKinsey, 800 millions d’emplois humains seront transférés à la robotisation et à l’automatisation dès 2030. Une autre étude d’Oxford parle de plus de 70% d’une liste de 700 métiers qui vont disparaître dans le même intervalle alors que d’autres métiers bien plus qualifiés vont apparaître. Une autre étude anglo-saxonne estime les nouvelles créations à 21 millions de nouveaux emplois et des centaines de nouveaux métiers qui n’existent pas aujourd’hui.

Si l'année 2030 c’est demain à l'échelle de l'histoire d'un pays, alors, la formalisation d'une vision stratégique pour la Tunisie est aussi urgente -voir plus- que les élections de 2019 ! Nos dirigeants doivent répondre à des questions qu’ils auraient du se poser il y a bien longtemps au lieu de se plaire dans les palabres politiques stériles et sans intérêt pour la majorité de la population et surtout pour nos jeunes et nos acteurs économiques: Quelle Tunisie avons-nous préparé pour 2030 et au-delà ? Quelles politiques économiques, et donc quelles réformes structurelles, devons-nous engager  immédiatement pour doter la Tunisie d’avantages compétitifs lui permettant d’exploiter au mieux cette nouvelle révolution digitale et les opportunités d’emploi et d’investissement qu’elle recèle ? Et enfin, quelle école (du primaire au tertiaire) devons-nous mettre en place pour préparer nos enfants aux métiers de demain et qui seront de plus en plus qualifiés?  La pertinence de la réponse à cette dernière question est vitale pour la Tunisie, qui en fin de compte ne pourra prévaloir dans le monde de demain que grâce à la qualité de son capital humain. 

De l’impératif d’une Gouvernance plus agile

Avant d'attaquer les questions existentielles, plusieurs mesures peuvent donner des résultats relativement rapidement. Bien entendu, avant tout, il faudra avoir au volant une équipe harmonieuse regorgée de compétences confirmées. Il faudra ensuite faire voter une loi à l'ARP permettant à l'exécutif d'être plus agile, d'agir par décret, de réduire la résistance de la haute administration et d'avancer très vite.

En matière de pilotage des finances publiques, il est nécessaire de mettre en place un grand ministère de l’économie pour concevoir et conduire efficacement la politique économique. Il doit être la tutelle de la politique budgétaire, de l’investissement et des PME. L'industrie, le commerce et le Tourisme peuvent également être regroupés, tout en isolant l'énergie et les mines dans une agence nationale qui serait la tutelle de l'ETAP et la STIR. Le volet économique de la coopération internationale doit être confié aux Affaires Étrangères pour installer une vraie diplomatie économique.

Parallèlement, le rôle comptable et légal de la Loi Des Finances annuelle doit être réduit au profit d'une loi programmatique pluriannuelle, qui traduirait la vision économique et stratégique sur le long terme. C'est un retour à la planification, avec des capacités d'anticipations et de prospectives. Elle permettrait, en outre, de stabiliser la cible économique du pays sans dépendre de la couleur politique des gouvernants. Une agence nationale d'intelligence économique alimenterait la loi programmatique en projets répondant aux enjeux technologiques et écologiques de demain. Elle concentrerait toutes les forces vives engagées dans le travail prospectif économiques et scientifiques (Institut Tunisien de compétitivité et des études quantitatives, Institut Tunisien des Etudes Stratégiques, Centre d'Etudes et de Recherches Economiques et Sociales, etc.).
Nous savons déjà que les enjeux de différence de statuts, de culture administrative et de « territoires » seraient de sérieux handicaps à la mise en œuvre de ces idées. Mais face aux peu de moyens de l'Etat, la concentration des ressources et un effort de mise en cohérence est indispensable. Nul citoyen n'est plus important qu'un projet de réforme administrative ambitieux. L'Etat doit être une locomotive de l'économie et du progrès social et non un fardeau coûteux et improductif.D'ailleurs, pourquoi l'Etat détient-il plus de 3000 entités juridiques sous sa responsabilité ? Un rapport d'évaluation du FMI publié en novembre 2016 a démontré que l'Etat tunisien ne dispose pas d'une vision financière consolidée fiable de toutes ces entités. Outre les audits indispensables des entreprises publiques les moins performantes, à lancer au plus vite, c'est la gouvernance de chaque entité publique qui doit être engagée. Il faut donner 6 mois à chaque entreprise publique pour sélectionner et nommer deux administrateurs indépendants dans leurs conseils d'administration et présenter un Business Plan sur 5 ans avec des propositions de restructuration permettant d'arriver à viabiliser la structure et à maintenir des services accessibles et de qualité aux citoyens. Les nouvelles Directions Générales sont alors prévenues : réussir ou partir !
Toujours reste-t-il que quelles que soient les réformes, des constantes doivent demeurer : rationaliser et mieux gérer les budgets des ministères clés : éducation nationale, santé publique, justice et services de sécurité. Etant entendu que ces secteurs doivent faire l’objet de réformes profondes pour les moderniser et les doter de capacité de planification et de gestion hautement qualifiées. Également, revoir la composition et redéployer des budgets suffisants pour la maintenance des réseaux routiers, la desserte en eau potable et en énergie. Ces derniers secteurs, doivent aussi faire l’objet de restructurations profondes car les gains de productivité y sont énormes. Et la première des réformes, celle qui permettra de chasser les gaspillages et la corruption à tous les étages est la digitalisation de l'Etat : replacer les signatures légalisées par un code barre unique dès la naissance du document officiel, le stocker pour consultation à toutes les administrations, chronométrer le traitement de chaque dossier, mesurer de façon plus formelle la productivité des acteurs de toute la chaîne du service au citoyen !

Des mesures à prendre urgemment !

Les maux de la Tunisie sont multiples, les contraintes tant internes qu’externes sont nombreuses et les marges de manœuvres demeurent limitées. En même temps, il existe bel et bien des leviers qu’il faudrait activer et des mécanismes sur lesquels il faudrait agir afin de traverser cette période délicate et avancer progressivement pour entrevoir le bout du tunnel. Deux volets sont à traiter dans ce cadre : le volet politique et le volet économique.

Concernant le volet politique, il est à noter que la Tunisie a besoin avant tout d’un rétablissement de la confiance entre tous les partenaires et acteurs de la scène socio-économique. Un minimum de consensus sur les priorités et les arbitrages à faire doit avoir lieu d’ici peu. Des signes politiques forts, suivis d'actes forts, doivent également être envoyés marquant un début « d'assainissement » du climat politique, de « re-mobilisation » de l’administration et d’une neutralisation des institutions publiques des jeux de captation actuels. Par la même occasion, ceci aiderait à rétablir l’autorité de l’Etat.

Pour le volet économique, cinq urgences enchevêtrées les unes dans les autres doivent plus que jamais prendre la première place dans les priorités de l'agenda économique de court terme: le rétablissement du pouvoir d’achat, la lutte contre l’économie informelle, la stabilisation de la dette publique, le rééquilibrage de la balance commerciale et l’initiation d’un vrai programme de réformes.

Concernant le pouvoir d’achat, il est indispensable de renforcer le dispositif de contrôle des prix en ex-ante (circuits de distribution) comme en ex-post (prix chez les vendeurs et les revendeurs) et donner plus de pouvoir de sanction aux administrations compétentes. Les tenants de la politique budgétaire doivent également travailler main dans la main avec la banque centrale pour assurer un policy-mix adéquat (bon mixage entre politique budgétaire et politique monétaire), garantissant un contrôle efficace du phénomène inflationniste. Il s’avère également nécessaire de mener une politique de constitution de stocks de régulation afin d’empêcher les situations de monopole ou d’oligopole.

Pour ce qui est de l’économie informelle, surtout dans sa composante criminelle, l’Etat doit engager une stratégie complète de lutte contre la corruption, le financement des transactions illicites et de blanchiment d’argent. La loi sur la déclaration de patrimoine et la lutte contre l’enrichissement illicite et les conflits d’intérêts dans le secteur public doit être appliquée avec plus de fermeté, surtout à l’encontre des contrebandiers et des évadés fiscaux qui circulent au vu et au su de tous, continuent d’exercer leurs activités en toute impunité et accumulent des richesses immobilières et de cash considérables. Par ailleurs, pour la composante sociale de cette économie informelle, il va falloir réduire au maximum les procédures administratives, baisser les taxes sur les activités productives et faciliter l’accès au financement, surtout pour les porteurs de petits projets. Un grand projet de digitalisation et de de-cashing des opérations monétaires doit aussi avoir lieu très rapidement (quitte à créer un statut juridique dédié aux entrepreneurs individuels ou à financer à 100% l'équipement des commerçants en terminaux de paiements par carte bancaire).

Quant à la problématique de la dette, il est urgent de dresser un audit complet des finances publiques et de demander, s’il le faut, un moratoire sur une partie de cette dette. La diplomatie économique de la Tunisie doit également s’activer et travailler sur une éventuelle transformation d’une partie de la dette en projets d’investissement. Cette diplomatie doit être bien outillée pour pouvoir se fixer des objectifs, surtout dans le cadre d’un processus d’attraction des investisseurs étrangers, importateurs de technologies et créateurs de richesses, ainsi que des touristes.

Pour la question du déficit commercial et la dépréciation conséquente du dinar par rapport aux principales devises, il est pressant de stopper toute forme d’importations anarchiques et de délivrance des franchises. Il est aussi indispensable de faire redémarrer l’appareil productif dans le bassin minier et de faire participer la diaspora dans le processus de sauvetage du Dinar contre toute attaque spéculative. Un programme national de redynamisation des exportations est également nécessaire via notamment la simplification des procédures douanières, la traque des fonctionnaires corrompus, la résolution des problèmes logistiques et la modernisation de l’infrastructure portuaire.
Enfin, une initiation d’un programme de grandes réformes est plus que nécessaire. Il s’agit ici de maîtriser toute la chaîne de valeur depuis la conception de la réforme jusqu’à son exécution. Cela passe en particulier par un recours aux compétences requises, la désignation d’un chef de file assurant le processus de pilotage, une mobilisation des gagnants de cette réforme, un effort d’argumentation important destiné aux perdants, un rapprochement des calendriers de l’exécutif avec le législatif et enfin une bonne communication avec l’opinion publique.

Le mot de la fin

Notre destin est entre nos mains. Sans un plan de bataille, nous perdrons la guerre contre la pauvreté, la dette et pour notre souveraineté nationale. La stratégie, c'est d'abord avoir des objectifs clairs. Dérouler la stratégie, c'est l'art de prendre des décisions, de renoncer aux superflus et de se concentrer sur l'essentiel. Il y a un moment où chaque personne qui accepte d'exercer une responsabilité exécutive, doit assumer le fait de ne pas plaire à tout le monde et que l'intérêt général prime sur tout le reste. Le pays est dos au mur. Il n'y a plus de place pour les opportunistes, les zélés et les carriéristes. De l'audace et du sens du sacrifice nous sauveraient tous de l'abîme économique et social qui est en train de s'ouvrir sous nos pieds.


Dr. Aram Belhadj (Enseignant-chercheur, Tunisie)
Dr. Achraf Ayadi (Expert bancaire et financier, Paris)