Opinions - 03.02.2018

Riadh Zghal: Sommes-nous condamnés au sous-développement ?

Riadh Zghal: Sommes-nous condamnés au sous-développement ?

En fait, ce n’est pas une condamnation, c’est essentiellement notre responsabilité. Notre pays n’est pas démuni de ressources. Mais il ne suffit pas d’être riche pour profiter de sa richesse, la faire fructifier, vivre mieux et partager. Je ne vais pas énumérer toutes les richesses de mon pays mais je me limiterai à la richesse humaine. Un important capital humain s’est constitué dans notre pays bénéficiant de l’investissement ininterrompu d’un Etat aux moyens modestes dans l’éducation, la formation professionnelle, puis dans l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Plus que l’investissement public puis privé dans ces secteurs, il y a l’attachement général des familles à l’éducation de leurs enfants quel qu’en soit le prix, même si l’ascenseur social de la formation s’est grippé depuis quelques années.

Mais il se trouve que ce capital humain n’est pas suffisamment mis à profit pour un véritable développement durable, inclusif et équitable. C’est que les stratégies aussi bien celles de l’Etat que celles des entreprises -  sauf exceptions - sont restées à la marge des tendances fortes qui commandent l’économie du monde actuel et n’ont pas adopté les lignes politiques qui permettent de s’arrimer aux forces motrices qui commandent aujourd’hui la création de la richesse. Ces forces motrices sont celles du savoir, de la maîtrise des nouvelles technologies, de la créativité, de la recherche scientifique et de la recherche & développement, sans oublier la communication qui les promeut.

Au lieu de profiter pleinement du capital humain disponible, on est, au contraire, en train de gaspiller une ressource précieuse et pour laquelle on a tant investi. Comment ? Par le manque de confiance dans la jeunesse au fait d’un monde en transformation et l’omniprésence du pouvoir des seniors dans les institutions stratégiques, par le manque d’investissement du secteur privé dans la R&D, par le cloisonnement des institutions et le manque de coopération interinstitutionnelle, par le manque de fertilisation croisée des savoirs des praticiens et des chercheurs, les rares transferts technologiques des universités et des centres de recherche vers le secteur économique. Et l’on se demande pourquoi nos diplômés de l’enseignement supérieur ne trouvent pas d’emploi et émigrent ?

Pourquoi nous exportons des produits du bout de la chaîne de valeur sans monter en gamme dans le domaine de l’industrie, de l’artisanat ou de la santé par exemple ? Prenons cet exemple de la santé en rapport avec l’investissement privé. L’Etat forme des médecins, des docteurs en biotechnologie et sciences de la vie, des ingénieurs, des techniciens supérieurs dans de nombreuses spécialités… Beaucoup sont au chômage ou dans des emplois sous-qualifiés. Du côté du privé, on investit dans les cliniques et dans les industries chimiques et pharmaceutiques. Selon les dernières statistiques disponibles du répertoire national des entreprises, la Tunisie dispose de 211 entreprises d’industrie chimique et pharmaceutique, de 3 702 entreprises spécialisées dans des activités scientifiques et techniques, de 91 cliniques privées. Des cliniques sont souvent installées sur un même site plus particulièrement à Tunis, au Centre Urbain Nord, au quartier du Lac, à Sfax…

En conséquence, tous les ingrédients semblent être là pour transformer ces sites en pôles d’excellence sauf qu’on n’y trouve pas de centres de recherche dédiés à la recherche scientifique ni à la R&D.

De tels centres auraient favorisé la découverte de nouvelles molécules, de nouvelles technologies, de nouvelles pratiques de soins inspirées autant par les bonnes pratiques d’organisation et de soins qui marchent parce qu’adaptées au contexte, que par les erreurs à éviter et dont on peut beaucoup apprendre. Imaginons un instant la mise en commun de l’expérience accumulée dans les cliniques, le savoir des scientifiques et le savoir-faire des industriels, imaginons la synergie qui peut en résulter, imaginons que cela servira à la mise en œuvre d’une stratégie ciblant un marché particulier tels les soins aux personnes âgées dont le nombre est croissant, l’accès des populations démunies à des produits pas chers, ou bien une stratégie plus ambitieuse visant une position avantageuse sur le marché international, le marché africain, celui du Moyen-Orient ou autres. Une telle stratégie pourrait être adoptée dans le cadre d’un partenariat public-privé.

Notre économie a tout ce qu’il faut pour monter en gamme et éradiquer la pauvreté et le chômage.

Notre pays n’a pas à réinventer la roue mais seulement suivre l’exemple des pays qui ont réussi leur décollage économique, et celui des pays développés qui ne cessent de miser sur la science et l’innovation pour la création de richesse. A cet égard, le rôle de l’Etat est primordial. Il doit donner des directives claires concernant sa politique industrielle et d’innovation, tisser des liens entre le secteur de la recherche, celui de la production et des services, considérer les PME dans ses projets de financement de la R&D. Comme dans certains pays, l’Etat tunisien gagnerait à créer une agence autonome et un fonds d’investissement pour le financement de l’innovation sur appels d’offres déterminés par les besoins de la nation. 

Une telle institution s’impose car la recherche et l’innovation dans une économie de la connaissance sont transversales et touchent à tous les secteurs. A titre d’exemple, on lit dans un document publié par l’Ocde en 2014(1) que le Japon a défini cinq domaines stratégiques à la base de sa politique industrielle: «les infrastructures, l’environnement/énergie (y compris les véhicules verts), la culture (mode, cuisine et tourisme), les domaines traditionnels au Japon (robotique, espace, aéronautique) et la santé ». La Corée, elle, s’est appuyée sur ses avantages comparatifs pour définir trois grands domaines de sa politique industrielle et d’innovation : la technologie verte, les technologies de convergence high-tech et des services à valeur ajoutée.

L’Etat peut également jouer un rôle décisif dans la commercialisation des produits de la recherche. L’Allemagne par exemple dispose à cet effet du programme Exist renfermant trois composantes : le développement de l’esprit d’entreprise, le financement de start-up et le transfert des connaissances. La Suède a créé des «bureaux d’innovation» destinés à soutenir et conseiller les chercheurs en vue de la commercialisation des innovations. Les Etats-Unis d’Amérique disposent depuis 1982 d’une structure pour l’encouragement de la R&D à haut risque associée à la création d’une nouvelle entreprise le «Small Business Innovation Research».

Ces exemples montrent qu’une économie de la connaissance ne peut se développer sans une stratégie bien établie, des liens forts entre les secteurs de la formation et de la recherche et celui de l’économie, et sans des structures et des fonds dédiés à l’innovation. A cela, il faudra ajouter, en filigrane, un partenariat public-privé. On sait que la Tunisie a initié quelques projets dans ce sens mais cela est resté insuffisant pour déclencher une puissante dynamique générant une plongée dans l’économie de la connaissance.

Riadh Zghal

(1) OCDE( 2014), Examens de l’Ocde des politiques d’innovation : France,  http://www.oecd.org/fr/sti/inno/innovation-france-ocde.pdf
Oecd Reviews of Innovation Policy http://www.oecd.org/sti/inno/oecdreviewsofinnovationpolicy.htm