Opinions - 21.12.2017

Alain Braillon: Les conflits d’intérêt en santé

Les conflits d’intérêt en santé

Le secteur sanitaire représente des enjeux financiers et économiques considérables. Il n’est donc pas étonnant que la situation ne soit pas idéale. Mais le développement des conflits d’intérêt en santé, comme ailleurs, et sans réponse adaptée, atteint un niveau qui témoigne de la déliquescence de nos sociétés. Pourtant les choses devraient être simples :
Premièrement on ne mélange pas les genres : La loi Glass-Steagall de 1933 aux USA érige la distinction entre deux métiers bancaires : a) la banque de dépôt ou banque commerciale, c'est-à-dire les activités de prêts et de dépôts ; b) la banque d'investissement ou banque d'affaires pour les opérations en bourse. Les conséquences de l’abrogation de cette loi en 1999, sous la présidence Clinton a été une des causes de la fragilisation du système bancaire.

Deuxièmement, l’indépendance, tant à l'égard des pouvoirs politiques que des acteurs économiques et sociaux, est un prérequis de la conduite à tenir des membres d'une profession chargés d'une fonction dans la société.

Il y a conflit d’intérêt lorsque les choix opérés par le médecin risquent d’être compromis par un objectif concurrent tel le gain financier ou en nature (cadeaux, voyages…), la notoriété, le pouvoir … Cette situation est évoquée dans le serment d’Hippocrate mais aucune mesure de régulation efficace n’a été mise en place. Certes, il y a des chartes, des règlements et même des lois parfois mais tout cela est plus un écran de fumée qu’autre chose. L’évolution sémantique montre bien que le système est dans le déni. Le terme conflit d’intérêt marque bien la gravité des faits et de leurs conséquences. Un conflit c’est des dégâts, ici directement sur la vie des gens, parfois des morts. Le Conseil de l’Ordre des Médecins français évite pudiquement le terme « conflits » et préfère celui de « liens » (https://www.conseil-national.medecin.fr/node/1358) Cela revient à autoriser la corruption. Car c’est de corruption organisée qu’il s’agit. Corruption, c’est bien le terme qu’emploient les experts indépendants.(Gagnon MA. Corruption of pharmaceutical markets: addressing the misalignment of financial incentives and public health. J Law Med Ethics 2013;41:571-80. Gøtzsche PC. Remèdes mortels et crime organisé. Comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé. Presses de l’Université Laval. 2015) Corruption, car aux USA les paiements des industriels des produits de santé au titre des sanctions pénales et civiles ont atteint 20 milliards de dollars entre 1991 et 2010, les trois quarts des règlements et des pénalités s'étant produits entre 2006 et 2010.(Braillon A. Drug industry is now biggest defrauder of US government. BMJ 2012;344:d8219)

Cette corruption atteint tous les niveaux.

*) L’OMS a un bien triste catalogue. Selon sa définition de 1994, la moitié des femmes de plus de 50 ans souffrent d'ostéoporose. C’est la création de malades pour créer un marché pour vendre des médicaments. En 2009, c’est la campagne de vaccination de masse contre la grippe et le stockage de médicaments antiviraux. Dans ces deux cas, hélas parmi d’autres, les intérêts qui sont servis ne sont pas ceux de la population.(Braillon A. Global health challenges facing bureaucracy: democratization or revolution? Public Health 2014;128:1134-5 1994).

*) Au niveau national, les plus hautes instances sont aussi touchées. C’est de notoriété publique comme le prouve ce titre dans la presse quotidienne nationale sur l’Agence du médicament : « Les gendarmes du médicament faisaient affaire avec les laboratoires. » (Hadjenberg M, Pascariello P. Mediapart, 24 mars 2015.) L’agence en charge de la qualité des soins et des recommandations thérapeutiques, la Haute Autorité de santé, nie la présence de conflit d’intérêt malgré les faits patents. En avril 2011 c’est le Conseil d’État qui la condamne à abroger une recommandation thérapeutique après un recours du Formindep, une association de médecins défendant l’indépendance de leur profession. Le Conseil d’État c’est la plus haute juridiction française, et tant le cout excessif que la durée longue de la procédure sont des obstacles à une réelle justice pour tous. La Haute Autorité de Santé a délibérément joué la montre, pensant que le Formindep ne pourrait pas aller plaider devant cette instance.

*) Les ministres de la santé sont aussi atteints. Pas seulement par leur défense des intérêts de l’industrie du médicament mais aussi de ceux des industries de l’alcool ou du tabac dans un passé très récent. (Braillon A, Dubois G. Alcohol control policy: evidence-based medicine versus evidence-based marketing. Addiction 2011;106:852-3) Que penser de la déclaration faite en février 2013, par Agnès Buzyn, la ministre actuelle, à l’époque présidente l’Agence de santé en charge du cancer : «Il faut expliquer que vouloir des experts sans aucun lien avec l’industrie pharmaceutique pose la question de la compétence des experts.» (http://dupuiselise.canalblog.com/archives/2016/10/25/34480564.html) C’était à une réunion organisée par le Café Nile, une entreprise de relations publiques (un euphémisme pour lobbying). On croirait entendre un représentant de l’industrie. « Un expert sans conflit d’intérêts est un expert sans intérêt. »

*) Tous les niveaux sont atteints, profondément. Les congrès médicaux des sociétés « savantes », financés ou co-financés par l’industrie. Elle y tient boutique : ses stands font buvette et table ouverte avec remise de cadeaux. Les maisons d’édition des journaux médicaux aussi car leur santé financière dépend des publicités de l’industrie et des articles en sa faveur car l’industrie paye le copyright pour les diffuser. Il en est de même de leurs responsables éditoriaux.(Liu JJ et al. Payments by US pharmaceutical and medical device manufacturers to US medical journal editors: retrospective observational study. BMJ 2017;359:j4619.)

*) Comment ce fait-il que les médecins acceptent de partir en voyage touristique, tous frais payés par l’industrie, sous prétexte de formation médicale ?(Braillon A et al. UK response to serial drug company misdemeanour-no action, no shame. BMJ 2016;354:i4022.) Cela sans sanction des autorités publiques de régulation ou des instances professionnelles. Pire, comment ces médecins acceptent cela d’un industriel qui a été condamné à plusieurs reprise pour pratiques frauduleuse et qui fait un procès en diffamation quand on souligne les dangers de ses médicaments.
Les sommes dépensées par l’industrie pour le marketing sont deux fois plus importantes que celle pour la recherche. Un vieux rapport de l’Inspection générale des affaires sociales de 2008 estimait en France à 23 000 €par an et par généraliste les sommes dépensées par l’industrie dans « la formation et l’information». Aux USA ces dépenses dépassent actuellement 8 milliards de dollars par an.(www.modernhealthcare.com/article/20170705/NEWS/170709989)

Les conséquences de tout cela sont simples. Les experts et les médecins ne font pas leur travail correctement. Les malades et la population sont les victimes. Ainsi sur 1000 nouvelles indications thérapeutiques de médicaments de 2001 à 2011 en France, plus de la moitié n’apporte rien de nouveau, 15% ne sont caractérisée que par des complications nouvelles, moins de 10% sont une avancée.(http://www.prescrire.org/Fr/F56A2948DF98A4332D7BB30070BD6479/Download.aspx)

Les lois sur la transparence, comme d’abord le US Physician Payments Sunshine Act de 2010, obligent à déclarer les avantages donnés aux médecins. Elles ne sont qu’un écran de fumée. Les mailles du filet sont plus ou moins larges selon les pays, les interprétations variées les contrôles quasiment inexistant, les sanctions théoriques ou sans réelle portée. L’efficacité pratique de ce type loi n’est pas démontrée.(Santhakumar S, Adashi EY. The Physician Payment Sunshine Act: testing the value of transparency. JAMA 2015 ;313:23-4.) Le rapport de la Cour des Comptes est tout aussi réservé sur l’efficacité des mesures mise en place en France.(https://www.ccomptes.fr/fr/publications/la-prevention-des-conflits-dinterets-en-matiere-dexpertise-sanitaire)

La solution repose sur un principe simple. Pas de conflit. Déclarer les conflits ne les dissout pas. Penser que l’on puisse gérer des conflits est soit de la stupidité orgueilleuse, soit de la malhonnêteté caractérisée. La transparence est un moyen, pas un but. Pas de repas gratuit, rien n’est gratuit. Les médecins sont-ils si pauvres qu’ils doivent se faire nourrir par l’industrie ? Les médecins sont-ils si naifs qu’ils ne comprennent pas l’importance d’être maitre de sa formation professionnelle ? Se former de façon simple et indépendante n’est pas difficile, il suffit de lire la revue Prescrire.(http://www.prescrire.org/fr/Summary.aspx)

La solution doit être globale.

  • Les citoyens doivent s’organiser et les actions de groupes devant la justice doivent être facilitées. Malheureusement, les citoyens cèdent aussi à la facilitée et les associations de malades sont souvent financées par l’industrie.
  • Les sanctions doivent être adaptées. Ce n’est pas le cas. Les fraudeurs doivent aller en prison, manifestement les pénalités financières ne sont pas suffisantes. Le scandale du Diesel semble changer les choses dans le bon sens.(https://www.nytimes.com/2017/12/06/business/oliver-schmidt-volkswagen.html?emc=edit_mbe_20171207&nl=morning-briefing-europe&nlid=46589005&te=1)
  • Le marketing des médicaments ne doit pas être permis, le marketing est un euphémisme pour « production de l'ignorance et manipulation » ; les prescriptions doivent être en DCI ;les données des essais cliniques doivent être accessibles …

La solution doit aussi prendre en compte les causes profondes. Tout professionnel a envie de faire bien son travail. Le système actuel pousse à la fraude. Au-delà de l’érosion la perte des valeurs qui est une explication facile, il faut comprendre que de multiplier les barrières ne fait que multiplier les occasions de fraudes. Le système doit encourager la vertu plus que tout.

Eradiquer la corruption est une tâche difficile. Les citoyens doivent être vigilants. La justice sociale n’est pas un droit acquis. Il se défend activement, en se formant, en s’informant et en s’impliquant. On a aussi les politiques que l’on mérite. Les lanceurs d’alerte ne sont pas la solution. Ils ne sont que le témoin d’une société en perdition où les citoyens ne sont pas vigilants et se reposent sur les autres.
Les décisions publiques sont toujours complexes et reposent sur des enjeux contradictoires. Le plus flagrant est l’opposition court / long terme. Aucune décision ne peut satisfaire tout le monde. Cependant, il faut au moins que les éléments du choix soient transparents. L’accès libre aux documents administratifs est donc un élément cardinal. Aux USA il n’est intervenu qu’en 1966.

Alain Braillon
Expert indépendant de l’industrie : https://www.jeannelenzer.com/list-independent-experts/

(*) Communication présentée lors du 2ème congrès national de lutte contre la Cooruption, Tunis, 8-9 décembre 2017