Notes & Docs - 28.11.2017

Les 8 èmes Rencontres Internationales de Cybèle (Marseille, 9 juin 2017)

Les 8èmes Rencontres Internationales de Cybèle (Marseille, 9 juin 2017)

Sur le thème: « Changements stratégiques et nouveaux enjeux : Quelles politiques promouvoir en Méditerranée ?
Un point de vue tunisien sur les changements stratégiques et les implications sur les politiques en Méditerranée Occidentale.

La Méditerranée connaît de grands bouleversements, conséquences des soulèvements du « Printemps Arabe ». A l’exception de la Tunisie où la transition évolue favorablement mais non sans difficulté, les autres pays arabes concernés sont emportés dans un tourbillon de violence, sans fin prévisible, ou ont renoué avec l’autoritarisme. Les défis majeurs : terrorisme, crime organisé, conflits et flux migratoires submergent la vaste région et montrent à quel point le Maghreb, le Machrek et la rive Nord de la Méditerranée sont interdépendants et sont directement affectés par les mêmes conflits.
Comment répondre aux défis, face à l’instabilité quasi généralisée, l’absence d’un Maghreb uni, la persistance de modèles de développement obsolètes et une politique européenne essentiellement fixée sur la sécurité ? Les changements contrastent avec la période d’avant 2010 où les régimes forts partout dans le monde arabe imposaient la stabilité et l’ordre au détriment des libertés individuelles et des Droits de l’Homme en général.

Les changements stratégiques en Méditerranée

Trois bouleversements majeurs ont marqué les évolutions sociopolitiques en Méditerranée. D’abord la mondialisation, dont on avait espéré qu’elle induise le progrès économique et contribue à la prospérité dans la région, a aggravé les inégalités économiques et sociales, et même territoriales au sein d’un même pays. Ses bienfaits ne se sont guère vérifiés en Méditerranée : l’écart de développement entre les deux rives n’a jamais été aussi grand (1 à 20 ?)

Le deuxième événement majeur était la crise financière de 2008 dont l’impact  était ressenti dans la région par la chute des revenus d’exportation, la hausse des prix céréaliers causant la malnutrition dans un grand nombre de pays du Sud, la diminution des investissements Nord-Sud et la chute des transferts des migrants.

L’impact de ces bouleversements est important dans la plupart des pays situés au Sud et à l’Est de la Méditerranée dont les économies rentières dépendent du prix des matières premières et par conséquent de la conjoncture économique internationale. Le maintien de la paix sociale dans ces pays nécessite la mise en œuvre de réformes politiques, économiques et sociales profondes.

Le troisième bouleversement, le plus récent, est le « Printemps arabe » qu’on a cru annonciateur de la quatrième vague de démocratisation dans le monde, touchant cette fois-ci les pays arabes. Les révolutions du «Printemps arabe » traduisent le désespoir d’une vaste frange de la population, notamment la jeunesse désœuvrée, mettant en cause les modèles de développement et, plus largement, la gouvernance. L’espoir suscité en janvier 2011 par la révolution partie de Tunisie avait une double portée, la fin de l’arbitraire et l’exigence de la  démocratie, mettant fin à la thèse de « l’exception arabe ».
Plus de six ans après le déclenchement du « Printemps arabe », la transition s’enlise dans des conflits et des guerres civiles tant au Maghreb qu’au Machrek, suscitant nombre de paradoxes. L’espoir d’une vague de démocratisation s’étendant aux pays de la région cède à l’exigence de la sécurité, à la peur de l’islam politique et à un doute profond quant à la capacité des gouvernements à assurer la stabilité et les conditions de vie des populations.

L’ordre régional est fragile et tendu : 

  1. Dans la majorité des pays du « Printemps arabe », nous observons une désintégration des structures étatiques et la résurgence des identités ethniques et religieuses qui menacent l’intégrité des pays ; ces facteurs sont aggravés par l’intervention directe ou indirecte de puissances régionales et extrarégionales ;
  2. L’affaiblissement des Etats, la montée du terrorisme et l’émergence d’entités en compétition avec les Etats, se réclamant de l’islam, à l’instar de « Daech » qui proclame le Califat, qui recrute une armée de Jihadistes et qui contrôle de vastes territoires en Irak et en Syrie. Une telle organisation qui surgit soudainement sur la scène du Moyen Orient avec la capacité de défier les Etats suscite plus d’une interrogation sur son origine, ses soutiens et sa raison d’être.
  3. La réémergence de la nation kurde qui aspire à remodeler la carte du monde arabe sur de nouvelles bases ;
  4. L’absence d’une Institution sécuritaire arabe en mesure de combattre le chaos, en dépit de l’existence de la Ligue des Etats arabes, du Conseil des Ministres arabes de l’Intérieur et d’une Convention sur la défense arabe commune ;
  5. Les questions brûlantes telles que les conflits en Syrie, au Yémen et en Libye, la lutte contre Daech et le terrorisme ont ravi la priorité à la cause Palestinienne et à l’objectif de l’intégration arabe ;
  6. Les crises en Egypte, en Irak et en Syrie favorisent la percée de l’Arabie Saoudite et des autres monarchies du Golfe qui jouent désormais les premiers rôles et qui manifestent un agenda qui leur est propre ;
  7. Les clivages d’ordre religieux et ethnique (Sunnite-Chiite, Kurde-arabe, Berbère-arabe) prévalent sur le nationalisme arabe et semblent marquer pour longtemps la nouvelle scène régionale ;
  8. Le nombre des Etats arabes faillis augmente, du fait de la contestation populaire, phénomène nouveau dans les pays arabes, et des graves difficultés socio-économiques induites par les conflits, avec pour conséquence directe l’internationalisation des conflits et l’intervention des puissances étrangères.

Le déficit de mécanismes arabes de résolution des conflits et les clivages idéologiques et politiques qui marquent la scène encouragent l’intervention aussi bien des voisins que des puissances soucieuses de servir des intérêts anciens et nouveaux.

L’Iran entame une seconde phase de sa révolution islamique : il pousse l’activisme chiite en Irak, en Syrie et au Yémen, gagne des relais dans d’autres pays de la région et incite l’Arabie Saoudite à des réactions violentes. 

La Turquie, réconciliée avec l’islam, intervient d’autorité en Syrie avec pour objectif d’empêcher la création d’un grand Kurdistan, et de revendiquer un rôle majeur dans l’aire sunnite.

Israël trouve son intérêt dans l’extension du chaos dans le voisinage, dans la perspective du dépeçage de la Syrie et dans l’antagonisme arabo-iranien. Par ailleurs, les nouvelles priorités dans la région reportent la reconnaissance de l’Etat palestinien, retardent le règlement de fond et donnent à Israël une plus grande marge pour le grignotage systématique des territoires occupés.

Israël participe au jeu des puissances en agitant l’épouvantail d’un Iran doté de l’arme nucléaire et en créant les conditions d’un processus qui mène éventuellement à un conflit fatal dans le Golfe.

La déstabilisation de la Syrie et de la Libye, qui a porté préjudice aux intérêts de la Russie et de la Chine au Sud et à l’Est de la Méditerranée, ne pouvait que motiver le retour en force des deux puissances dans la région. Pour la Russie, le conflit Syrien est provoqué par les Etats-Unis dans le but de l’évincer et d’installer un régime docile. Etant déjà évincée de Libye par la campagne militaire de l’OTAN en 2011, la perte de la Syrie la priverait de son ultime point d’appui en Méditerranée. Ce risque était écarté en définitive par l’engagement militaire en septembre 2015 et par l’alliance défensive conclue avec la Syrie et l’Iran, avec le soutien de l’Irak et de Hizbollah. Aujourd’hui, Moscou est en mesure de gagner, d’étendre ses facilités navales aux deux rives de la Méditerranée, notamment à Chypre et en Egypte, et de réactiver la coopération militaire qui prévalait avec la Libye du temps de Kaddafi.

En outre, la Russie, partenaire stratégique traditionnel de l’Algérie et source de la majeure partie de ses besoins en armement ($16 milliards d’ici la fin des années 2020), développe également avec le Maroc, depuis 2013, une coopération militaire couvrant la fourniture de blindés T72 et des systèmes de défense anti-aérienne. La visite du Roi Mohamed VI à Moscou en mars 2016, était l’occasion pour annoncer un Partenariat Stratégique Approfondi.

La présence chinoise dans le monde arabe revêt jusqu’ici un caractère économique. La Chine est le plus grand partenaire commercial de l’Arabie Saoudite depuis 2013. Les deux pays sont liés par un accord de partenariat relativement au projet de la Route de la Soie et à la constitution de la Banque Asiatique d’Investissement dans l’Infrastructure. La Chine est liée également à l’Egypte et à l’Algérie par des intérêts économiques substantiels. L’Egypte est située sur le passage de la route de la soie à l’intersection de trois continents. En janvier 2016, lors de sa visite au Caire, le Président Xi Jinping proposait à l’Egypte d’être un pivot de ce projet avec l’implantation d’une zone industrielle chinoise sur le canal de Suez desservant l’Afrique et le Moyen Orient.

Mais la position de la Chine évolue, sachant l’accroissement soutenu de ses intérêts en Méditerranée. Les manœuvres navales russo-chinoises au large des côtes syriennes l’an dernier, l’acquisition du port du Pyrée en Grèce, la base chinoise de Djibouti… sont autant de jalons de l’affirmation stratégique de la Chine dans la région.

Le retour des puissances était facilité par l’exacerbation des conflits et, sans doute, par la politique de désengagement du Président Barak Obama, axée sur les concepts de « light foot print », « leading from behind » et le «shift » vers le Pacifique. Cette politique est peut-être en passe d’être inversée par son successeur, au vu des récents événements sur le théâtre syrien.

Au-delà des évolutions stratégiques, des problèmes structurels aggravent la situation au Moyen Orient et en Afrique du Nord, notamment le croît démographique et la baisse des ressources naturelles.

Selon une étude de « Atlantic Council » , le taux de fertilité dans la région MENA a connu une forte baisse depuis 1960 mais la population, pour autant, continuera de croître et sera majoritairement jeune jusqu’au-delà de 2030. L’asymétrie démographique entre le Sud et l’Est du bassin Méditerranéen et le Nord de cette région fera qu’un fort courant de migration sera maintenu pendant les quinze prochaines années en direction de l’Europe, même en cas de règlement du problème Syrien.

Le « US National Intelligence Council » estime quant à lui que la région Méditerranéenne est particulièrement vulnérable au stress en matière de ressources (eau, nourriture…) en raison de son climat aride ou semi-aride. Selon une étude récente de la Banque Mondiale, le stress hydrique causera une baisse de plus de 6% du PIB des pays MENA à l’horizon 2050, même en cas d’investissement dans les technologies d’économie de l’eau. La production agricole en sera affectée surtout que la région n’est déjà pas autosuffisante en matière d’alimentation. Les révolutions du « Printemps arabe » n’ont pas été déclenchées par le déficit  alimentaire, mais la hausse des prix au niveau mondial a sans doute contribué aux causes de l’explosion.

Outre les deux facteurs précités, l’empowerment des personnes à la faveur des révolutions arabes pourrait dans certains cas générer des fractures sociétales tandis que les flux d’échanges humains et de biens à l’heure de la mondialisation, ne pourraient exclure le risque d’infiltration terroriste ou le trafic illicite de tout genre.

Quelles incidences sur les politiques de la méditerranée occidentale?

La perception de l’espace méditerranéen a changé depuis le déclenchement des révolutions arabes et l’enlisement des transitions, laissant planer des incertitudes sur l’avenir de la rive sud. La Méditerranée devient de plus en plus une barrière, une frontière, une ligne de démarcation plutôt qu’un espace d’échange économique et culturel. Pour inverser cette tendance, il convient d’agir ensemble et de réduire les incompréhensions mutuelles.

Les évolutions stratégiques dans la région permettent de dégager trois constats essentiels :

  1. Les problèmes du monde arabe sont transposés en Europe, ce qui signifie que les deux rives de la Méditerranée constituent aujourd’hui un théâtre stratégique unifié ;
  2. Au niveau politique, une réelle interdépendance lie les deux rives sur le plan de la sécurité et de la stabilité ;
  3. Un ordre méditerranéen s’impose ; bien que les conditions de succès d’une Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Méditerranée (CSCM) ne soient pas réunies à ce stade, l’objectif s’impose à terme.

Comment surmonter les blocages et les incompréhensions ? 

Au Maghreb, une UMA opérationnelle aurait contribué efficacement au règlement des problèmes de la région. La paralysie de l’UMA limite la capacité des pays membres. En outre, les rapports intermaghrébins bloqués freinent les échanges et font perdre à chacun des membres un à deux points de croissance du PIB annuellement. La responsabilité de la rive sud dicte la promotion de politiques collégiales portant essentiellement sur les points suivants :

  • L’intégration maghrébine est une nécessité dans un contexte marqué par la montée en puissance de l’islam politique, la résurgence des spécificités ethniques, l’expansion du terrorisme et du crime organisé, la crise économique et sociale et le rôle accru de la société civile.

Deux options se présentent : la création d’un nouveau groupement capable de répondre aux dynamiques actuelles ; le nouveau projet, fondé sur une base fédérale ou confédérale pourrait dépasser les contradictions de l’Union. L’état des relations entre les membres de l’UMA ne permet pas à ce stade d’envisager une telle évolution. La seconde option serait la coordination des politiques sécuritaires, économiques et sociales entre pays maghrébins afin d’apaiser les questions brûlantes : l’une des conséquences d’un marché mieux intégré serait l’élimination des différentiels de taxes qui, actuellement,  alimentent l’économie informelle et encouragent la corruption.

  • La crise libyenne illustre le climat d’insécurité générale qui prévaut dans la région, mais aussi l’absence de mécanismes sécuritaires susceptibles de prévenir les conflits ou les gérer dans un cadre maghrébin. Plus au fond, la crise libyenne illustre les blocages globaux dans le monde arabe qui ont retardé les réformes fondamentales relativement à l’assainissement économique et à la gouvernance et qui se reflètent dans la quête des Etats riches à acheter la paix sociale au prix fort et à préférer la fuite en avant à l’évidente aspiration à la transition démocratique. Les moyens de répression politique sont soutenus par des institutions policières ou militaires puissantes qui contrôlent étroitement les médias et qui permettent de dénaturer et de détourner la signification réelle des exigences de la base populaire et des élites.

L’exemple tunisien d’avant-garde apporte des éléments de réponse pertinents à la crise qui frappe l’ordre arabe. La liberté d’expression, la levée des censures, la tolérance, la non-exclusion, les élections loyales favorisent une bonne gouvernance. La faculté de dénoncer l’absolutisme, la torture, la corruption, change la politique et l’améliore. L’ordre démocratique ne résout pas tout mais il apporte des réponses aux questions de fond et pourrait faciliter le processus maghrébin.

  • Le terrorisme jihadiste : l’avènement du Printemps arabe a procuré au jihadisme un nouveau souffle, après la guerre d’Irak en 2003. Nous assistons aujourd’hui à un jihad mondialisé qui va au-delà des théâtres traditionnels pour atteindre le Maghreb et l’Europe. Les alliances régionales et occidentales dont il a bénéficié à une certaine étape, sur le front syrien, lui ont permis de consolider son assise avant l’actuel retournement de situation.

Ce qu’il faut retenir dans cette phase, c’est qu’en dépit de sa force de destruction et de l’horreur de ses pratiques, le jihadisme porte en lui sa propre fin. Un tel régime est intenable autant au Maghreb qu’au Machrek et ne peut être qu’un outil de destruction de l’ordre ancien sans aucune perspective d’avenir.

Dans notre analyse, en Tunisie, nous estimons que les violences nées du Printemps arabe sont le prix à payer pour la transition historique que nous vivons actuellement et qui aboutira inéluctablement à un ordre arabe moderne et démocratique.

Ce qu’il faut retenir également, c’est qu’à la différence des sociétés européennes, la religion est une composante organique de la société arabe. Sous cet angle, la société arabe démocratique est spécifique, dans la mesure où elle repose sur les principes universels et qu’elle inclut la dimension religieuse. Or, le jihadisme qui nie les libertés fondamentales reproduit le modèle despotique qu’il était censé détruire ; puisant sa légitimité dans la religion, mais aussi dépourvu du concept de liberté que le modèle despotique, il n’a pas plus d’avenir que les régimes autoritaires qui ont dominé la scène arabe après les indépendances.

Le projet démocratique tunisien s’efforce de concilier toutes les composantes de la société politique dès lors qu’elles acceptent le choix démocratique et qu’elles respectent sans réserve les dispositions de la nouvelle Constitution, fondée sur les valeurs universelles. Cette démarche inclusive ne rejette pas le parti islamique Nahdha qui, du reste, a participé à l’élaboration de la Constitution et qui participe actuellement au gouvernement.

C’est dans cette logique que la Tunisie a initié en février 2017 une médiation dans la crise libyenne. L’initiative qui associe également l’Algérie et l’Egypte consiste à amender les paragraphes de l’accord politique de Skhirat qui font obstacle au consensus national libyen. L’initiative approuvée par les principaux acteurs, y compris les tribus, pourrait ouvrir la voie à un règlement mettant fin à l’affrontement armé. Outre le fait d’admettre que l’issue militaire est vaine, une autre condition constitue un préalable, à savoir la reconnaissance des islamistes en tant qu’acteur légitime dont l’existence ne soit pas menacée par les éventuelles majorités ou coalitions parlementaires à l’avenir.

Les récents développements sur le terrain qui font prévaloir à nouveau la logique de la force et les velléités d’intervention étrangère, risquent de faire avorter cette initiative et prolonger indéfiniment le conflit.

  • Les pays de la rive sud de la Méditerranée doivent répondre à l’impératif d’opérer des réformes profondes à caractère économique et social. L’objectif est d’assainir la gestion économique, de favoriser la coopération loyale et de combattre la corruption et l’économie parallèle.

La réforme du secteur de l’éducation et de l’enseignement revêt une importance particulière aussi bien dans la lutte contre la radicalisation des jeunes que dans l’effort d’ajustement aux exigences de l’économie moderne.

Les bonnes pratiques au niveau maghrébin dans des domaines comme les droits de la femme, le planning familial, la gratuité de l’avortement, devront être à la base du modèle d’avenir des sociétés arabes.

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Les mutations stratégiques, dont l’une des conséquences est la transposition en Europe de problématiques arabes, font des deux rives de la Méditerranée un théâtre stratégique unifié. Les différents acteurs sont appelés à former une vision commune de l’avenir. A cette fin, nous soumettons les pistes suivantes :

  1. Dans les sociétés arabes où les prémisses de la transition démocratique se font jour, l’Europe doit agir sur la même base de la politique initiée au lendemain de la chute du mur de Berlin. Une telle démarche consacre l’engagement de l’Europe pour soutenir le processus démocratique dans l’ensemble de la région. Cet engagement est d’autant plus important que les transitions sont menacées par les résistances subrégionales liées à l’ordre despotique, le terrorisme jihadiste, les conflits locaux... Nos partenaires européens pourront apprécier l’enjeu politique, social et culturel que représente la reconstruction du monde arabe sur des bases claires et partagées ;
  2. Il a été prouvé que les peuples longtemps soumis à la domination se radicalisent et génèrent des comportements extrêmes de violence et de désespoir, d’évasion dans la mort et la culture de l’immolation tels qu’on en voit actuellement dans notre région. Le drame des réfugiés, la résistance à l’occupation et l’asymétrie des moyens de défense, les frustrations économiques et sociales…tous ces facteurs induisent la culture du défi et de l’extrémisme. Nous pensons que le non-règlement de la question palestinienne est l’une des causes fondamentales de l’instabilité dans le Machrek. Le non-règlement de la question palestinienne contribue à alimenter un antagonisme fondamental islam-occident qui explique l’engouement de la jeunesse islamique pour l’enrôlement dans le front anti-occident, et à nier l’universalité des valeurs et des principes du droit, de la justice et de la dignité. C’est un déni de civilisation.
    Nous regardons du côté de l’Europe qui assume en vertu de l’histoire et du voisinage géographique une responsabilité particulière dans cette question. Le partenariat Euro-méditerranéen en sera fondamentalement assaini et revigoré.
  3. Les défis sécuritaires prennent une dimension croissante depuis 2011 et dictent une coordination accrue entre les deux rives. Les programmes conçus dans le cadre du Partenariat Méditerranéen (UE-OSCE-OTAN) et du Dialogue informel 5+5 ne répondent que partiellement à l’ampleur des enjeux. Outre leur caractère redondant, ces programmes souffrent d’un manque d’homogénéité quant aux participants des dialogues méditerranéens et quant aux limitations des mandats… La conjoncture présente nécessite la mise en œuvre d’un vaste Plan de stabilisation qui distingue les pays en transition afin de leur permettre de maintenir leur équilibre socio-économique et sécuritaire et de parachever les réformes.
  4. Les défis immédiats pour les deux rives sont nombreux : terrorisme, sécurité, immigration, emploi, mobilité, mais aussi l’eau, l’énergie, l’agriculture, l’environnement… Ils requièrent un dialogue régulier pour déterminer les enjeux et dégager les complémentarités : démographique    (vieillissement en Europe/population jeune au Maghreb), sociale (main d’œuvre pour l’Europe/emploi pour le Maghreb), énergétique (vaste potentiel d’énergies renouvelables au Sud), agricole et environnemental.
  5. L’intégration euro-maghrébine peut être axée sur plusieurs approches : la démarche traditionnelle de gouvernement à gouvernement qui entend mobiliser les complémentarités structurelles entre l’Union Européenne et son voisinage maghrébin et celle qui cherche l’intégration par l’investissement privé et le partenariat entre les acteurs privés et publics pour compléter l’intégration par les traités entre gouvernements. L’approche essentiellement institutionnelle et les traités de gouvernement à gouvernement sont à la base d’une certaine rigidité. L’ALECA, à titre d’exemple, est présenté comme un cadre standard qui, au mieux, serait élargi aux sous-régions du voisinage. Suivant l’exemple d’intégration entre les pays de l’ASEAN, cette opération ne se fait pas par des traités de type européen : les pays, liés par les échanges commerciaux et la circulation des investissements directs, adoptent un paradigme économique préconisé par le Japon et dont le principe est de faire circuler les investissements directs dans le voisinage afin de renforcer la compétitivité des entreprises et des produits de la région concernée sur les marchés tiers et de créer, par la croissance et l’emploi, un pouvoir d’achat et un grand marché dans l’ensemble du sud-est asiatique.L’UE et le Maghreb pourraient concevoir un modèle mixte où cohabitent l’approche institutionnelle et les stratégies d’investissements privés des multinationales mais aussi des PME européennes.
  6. A l’échelle des 5 + 5, des projets d’envergure sous-régionale pourraient être initiés afin de mieux favoriser les conditions d’intégration économique.
  7. Le livre blanc sur l’avenir de l’Europe de mars 2017 préconise la différenciation et l’approfondissement au sein de l’Union. Nous sommes favorables à cette approche en Tunisie et nous estimons que la différenciation a généré de meilleurs résultats dans le cadre de la PEV mais que ses effets restent limités par le grand nombre de bénéficiaires indifférenciés. L’une des pistes à prospecter est d’envisager un statut particulier pour les pays en transition démocratique, ou jeunes démocraties. Cette formule incite les pays à opérer les réformes nécessaires et à contribuer plus directement à la stabilisation de la région.
  8. L’unicité du théâtre méditerranéen vers laquelle nous évoluons implique une réflexion commune pour définir l’ordre méditerranéen de l’avenir. Le projet de Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Méditerranée (CSCM) doit prendre aujourd’hui un regain d’intérêt. Les conditions de son succès tiennent au retour de la paix et de la stabilité, à la reconnaissance générale des Etats de la région, et à l’engagement de ne pas modifier par la force les frontières établies. Cette perspective, qui tient essentiellement au règlement de la question palestinienne, est d’avance assurée de l’accord des pays membres de la Ligue Arabe. 

Mohamed Lessir
Ancien Ambassadeur