News - 29.10.2017

Au confluent de la ferveur religieuse et du patrimoine historique en Tunisie: Les zaouias et les confréries

Au confluent de la ferveur religieuse et du patrimoine historique Les zaouias et les confréries

Il y  a quelques jours s’achevait dans une atmosphère de liesse, à Tunis et ses environs, le cycle annuel des pèlerinages aux sanctuaires de la célèbre confrérie soufie chadouliya. Peu de temps après, le village de Sidi Bou Saïd accueillait comme de coutume la procession annuelle des différentes zaouias  de la confrérie aïssaouiya, connue sous le nom de kharja. La participation  des adeptes et des curieux était d’autant plus enthousiaste que l’opinion tunisienne  n’avait pas oublié le choc consécutif aux attaques  menées, en 2012 et 2013, au nom d’un prétendu rigorisme, contre des tombeaux de saints personnages par des salafistes.

A Sidi Bou Saïd, à Hammam-Sousse, à Douz et ailleurs, plus de trente sanctuaires furent saccagés et quelques-uns détruits. L’indignation de la population, y compris  de ses franges modernistes, permit de constater l’attachement des Tunisiens à une  pratique confrérique à la fois dévote, débonnaire et pittoresque et  leur rejet de l’intolérance et du fanatisme.

Dans son expression confrérique, c’est-à-dire le regroupement d’adeptes autour d’une «voie» (tarîqa) fondée par un saint vénéré en raison de sa baraka et, pour cela, capable d’intercession spirituelle au profit des croyants, le soufisme se rattache à un mysticisme ancien mais qui entretenait des relations harmonieuses avec l’islam officiel, celui des oulémas et des magistrats religieux. Ce soufisme revendiquait clairement  son appartenance au sunnisme et entendait contribuer à son rayonnement. Son représentant le plus illustre, Abou al Qâsim al Jounayd (mort à Bagdad en 910), ne disait-il pas «le cadre de notre doctrine est délimité par le Coran, la Sunna et les fondements du fiqh»?

L’imposante extension du soufisme des confréries dans tout le monde musulman au cours de siècles n’excluait pas la présence, fréquente dans les villes et les campagnes, de personnages solitaires  se consacrant à la méditation, parfois dans l’errance, avec un mépris total pour les biens de ce monde. D’autres, qui pourtant transgressaient allègrement les conventions morales, comme Sidi Ahmed Ben Arous, mort à Tunis en 1463, faisaient l’objet d’une vénération considérable en raison d’une baraka largement reconnue. Au XIIIe siècle, sous le règne des émirs  hafsides, apparut à Tunis la figure féminine exceptionnelle d’Al Sayda  Al Manoubiya. Elle surprenait ses contemporains en sortant sans voile et en fréquentant les cercles soufis masculins. Elle se comportait avec une telle  pureté d’intention que son excentricité fut vite perçue comme une grâce divine. Elle suscitait de la part du peuple et, dit-on, du souverain lui-même, une si grande ferveur que les oulémas qui avaient réclamé son arrestation ne purent faire aboutir leur requête. Sa zaouia fait, encore aujourd’hui, l’objet  d’une grande vénération.

Bien sûr, l’excentricité n’était pas le fait de tous les saints. Certains étaient porteurs de baraka en raison d’une existence pieuse consacrée à la défense du territoire, notamment dans les fortins côtiers connus sous le nom de ribât-s (d’où les mots murâbit et marabout). D’autres étaient vénérés pour être morts en martyrs lors d’incursions chrétiennes  tels que Sidi Ammar de l’Ariana  ou Sidi Bou Ali El Kedidi au Sahel. Tandis que des dévots mouraient en odeur de sainteté pour s’être distingués dans la lutte contre les hérésies. L’exemple le plus célèbre est celui de Sidi Mehrez de Tunis  qui appela à la rébellion contre le chiisme officiel des émirs zirides au XIe siècle. Plus tard, Sidi Bou Ali au Djérid et Sidi Brahim al Jomni à Djerba  furent  d’ardents défenseurs du sunnisme contre le kharijisme qu’ils contribuèrent, par leur prosélytisme et leur enseignement, à faire reculer dans tout le sud. D’autres encore remplissaient une fonction caritative. Au XVIIe siècle, Sidi Abou al Ghayth al Qashâsh, se consacra, avec l’appui politique et financier du grand dey Othman, à l’accueil et à l’intégration des émigrés moriscos andalous chassés d’Espagne en 1610. D’une manière générale, les walîs («élus de Dieu ») de ce type étaient les protecteurs des faibles et des humiliés de toutes confessions. On évoque encore aujourd’hui le respect voué par les juifs de Tunis à Sidi Mehrez en raison de la protection qu’il leur aurait accordée. D’autres se dévouaient en  consacrant leurs zaouias à l’enseignement du Coran et des sciences religieuses et à l’hébergement des étudiants comme, à Sfax,  Sidi Ali Nouri (mort en 1706), et, à la même époque, à Tunis, Sidi Ahmed El Béhi et Sidi Salah Ben Mlouka.

Coexistant avec  ces walîs, les confréries mystiques, par l’encadrement des populations et leur communion dans la foi et les exercices spirituels, n’ont cessé, elles aussi, de remplir un important rôle religieux et social. C’est au XIIe siècle qu’est fondée à Bagdad la première tarîqa à l’initiative de Sidi Abdelkader al Jîlânî (ou encore al Kîlâni ou al Jîlî), le «Sultan des saints» (Sultân al awliya). Particulièrement vénérée, et de ce fait riche et puissante, la zaouia-mère de Bagdad compte toujours de nombreuses annexes et de très nombreux adeptes dans tout le monde musulman.

Au Maghreb, deux saints sont à l’origine de l’islam confrérique: Abou Madyan, l’Andalou, mort à Tlemcen en 1197, et Abou al Hassan al Chadhoulî (et selon  la graphie courante Sidi Belhassen au XIe siècle. Plus tard,  Sidi Bou Ali au Djérid et  Sidi Brahim al Jomni à Djerba  furent  d’ardents défenseurs du sunnisme contre le kharijisme qu’ils contribuèrent, par leur prosélytisme et leur enseignement, à faire reculer dans tout le sud. D’autres encore remplissaient une fonction caritative. Au XVIIe siècle, Sidi Abou al Ghayth al Qashâsh, se consacra, avec l’appui politique et financier du grand dey Othman, à l’accueil et à l’intégration des émigrés moriscos andalous chassés d’Espagne en 1610. D’une manière générale, les walîs  («élus de Dieu ») de ce type étaient les protecteurs des faibles et des humiliés de toutes confessions. On évoque encore aujourd’hui le respect voué par les juifs de Tunis à Sidi Mehrez en raison de la protection qu’il leur aurait accordée. D’autres se dévouaient en consacrant leurs zaouias à l’enseignement du Coran et des sciences religieuses et à l’hébergement des étudiants comme, à Sfax, Sidi Ali Nouri (mort en 1706), et, à la même époque, à Tunis, Sidi Ahmed El Béhi et Sidi Salah Ben Mlouka.

Coexistant avec  ces walîs, les confréries mystiques, par l’encadrement des populations et leur communion dans la foi et les exercices spirituels, n’ont cessé, elles aussi, de remplir un important rôle religieux et social. C’est au XIIe siècle qu’est fondée à Bagdad la première tarîqa à l’initiative de Sidi Abdelkader al Jîlânî (ou encore al Kîlâni ou al Jîlî), le «Sultan des saints» (Sultân al awliya). Particulièrement vénérée, et de ce fait riche et puissante, la zaouia-mère de Bagdad compte toujours de nombreuses annexes et de très nombreux adeptes dans tout le monde musulman.

Au Maghreb, deux saints sont à l’origine de l’islam confrérique: Abou Madyan, l’Andalou, mort à Tlemcen en 1197, et Abou al Hassan al Chadhoulî (et selon  la graphie courante Sidi Belhassen en fonction de l’animal auquel ils avaient été symboliquement assimilés lors de leur initiation. Ainsi, les aïssaouis pouvaient être « dromadaires » et donc, lors de l’extase, mangeurs de feuilles de cactus. Ils pouvaient être «autruches» et avalaient des clous. Du groupe des «lions», mangeurs de viande crue, était issu ‘akâcha, le briseur de chaînes dont l’apparition constituait l’apothéose de la séance. Tous les ans, à la fin de l’été  a lieu la très populaire kharja, procession de toutes les zaouïas aïssaouiya précédés de leurs étendards et qui aboutissait au sanctuaire de Sidi Bou Saïd. La confrérie Kâdiriya, doyenne historique dont nous avons évoqué plus haut les origines, était bien implantée en Tunisie.  Au XVIIIe siècle, elle jouissait de la bienveillance de Husseïn Bey Ben Ali,  fervent admirateur de Sidi Abdelkader.

Plus récente mais cependant puissante, la confrérie Tijâniya, fondée en Algérie au XVIIIe siècle par Sidi Ahmed al Tijânî, est, depuis, appréciée par l’élite lettrée en raison de son rituel dénué de tout excès. La voie de Sidi Ahmed séduisit le fameux ouléma Ibrahim Riahi, devenu le grand  propagateur de la confrérie. Son tombeau, situé dans la médina, est la zaouia-mère de la confrérie en Tunisie et  ses descendants en assurent  la direction.

La confrérie de Sidi Bou Ali se réclame, comme l’indique son nom, du cheikh Sidi Bou Ali al Naftî, le «Sunnite», le «Sultan du Djérid». La zaouia-mère est à Nefta. La confrérie, encore vivace, avait dans la première moitié du XXe siècle une audience qui s’étendait au Djérid, à la région de Gafsa et au sud-est tunisien où se concentraient la plupart de ses sanctuaires ainsi qu’à Tunis, Sfax et Kairouan. L’influence de la zaouia est attestée aussi en Algérie. Le rituel, étudié par le chercheur Yassine Karamti, se présente sous la forme de la wadhîfa, consistant en prières et litanies chantées et accompagnées de percussions. Elle aboutissait à la transe, à la fois catharsis et extase. Le pèlerinage annuel appelé dakhla a lieu le 12 de Dhou El Hijja.

D’une manière générale, les pèlerinages annuels  (kharja, zarda) aux grandes zaouias rurales comme, par exemple, celle de Sidi Bou Hlal près de Deguèche,  drainaient une foule nombreuse d’hommes, de femmes et d’enfants. C’était aussi, comme toujours, l’occasion de foires et de rencontres, de joutes équestres et poétiques et de festins. Outre ces tarîqa-s, la Tunisie a compté et compte encore  de nombreuses autres confréries comme la Rahmaniya, la Azzouziya, la ‘Aroussiya-Soulamiya ou la Madaniya. Signalons aussi les confréries appréciées par telle ou telle communauté mais sans caractère exclusif. Ainsi, pour la communauté  noire,  Sidi Saâd fait l’objet d’une vénération vivace. La confrérie de Moulay Taieb recrutait surtout parmi les Marocains de Tunisie et des gens de Ghadamès.

Ainsi que nous l’avons précédemment  souligné, les confréries étaient en général acceptées par les autorités religieuses académiques. Dans la Tunisie des deys et des beys, elles étaient non seulement bien vues mais une relation solide s’établit entre les oulémas et le soufisme confrérique. Souvent, imams, muftis et professeurs étaient non seulement des adeptes déclarés mais aussi des dirigeants des confréries. Dans les premières années du XIXe siècle, Ibrahîm Riahi (vénéré sous le nom de Sidi Brahim) fut tout à la fois premier mufti malékite, imam-prédicateur de la Grande mosquée et chef de la Tijâniya en Tunisie.Les membres de la famille  Chérif, imams eux aussi, donnèrent des  chefs à la confrérie aïssaouiya; le  mufti Chédli Ben Salah était mokaddem de Sidi Belhassen et le cheikh Ahmed  Jameledine, professeur à la Zitouna, de la Kâdiriya. A Sousse dans les années 1860-70, les muftis Karoui et Bouraoui sont les chefs des zaouias de Sidi Abdelkader et de Sidi Bouraoui. A la même époque, à Kairouan avec les Adhoum et Allani, à Béja, à travers l’exemple des cheikhs Maghraoui, à Nefta avec Mekki Ben Azzouz ou encore  à Gabès où le mufti El Habib et le cadhi ben Abdelghafar président aux destinées des zaouias de Sidi Abdelkader et Sidi Ahmed al Tijânî, partout la même symbiose est constatée. Aussi, lorsque la doctrine rigoriste wahhabite, farouchement hostile à la vénération des saints, aux zaouias et aux confréries, tenta, au XVIIIe siècle de s’implanter dans l’empire ottoman, les oulémas officiels défendirent-ils énergiquement le soufisme à l’instar des cheikhs tunisiens Mahjoub et Tamîmi, auteurs de deux cinglantes réfutations du wahhabisme.

Si les rapports avec le milieu des lettrés oulémas étaient étroits, ils étaient tout aussi cordiaux avec les détenteurs du pouvoir politique auquel les confréries se soumettaient volontiers. Dans toute l’histoire  du soufisme tunisien, on ne rencontre qu’un seul exemple de tentative d’édification d’un Etat par une famille maraboutique, c’est celui des Chebbiya, dont le fondateur Sidi Ahmed Ben Makhlouf, après maintes pérégrinations initiatiques, se fixa à Kairouan. Son fils, Sidi Arfa, réussit à mettre sur pied une organisation étatique et militaire qui, au XVIe siècle, tint tête  aux derniers  émirs hafsides et aux Ottomans. Mais les Chebbiya finirent par  être vaincus et contraints de se disperser. Une branche de la famille se replia à Tozeur tandis que d’autres se réfugièrent au Kef et en Algérie. Hormis ce passionnant épisode, l’alignement sur l’ordre politique fut la règle. La popularité dont jouissaient les confréries et les saints ne laissait pas les princes indifférents. Le pouvoir politique saisit très vite l’intérêt qu’il y avait à exploiter à son avantage la popularité qui entourait les saints et leurs enseignements. Emirs hafsides, deys, beys mouradites puis husseïnites ainsi que leurs ministres furent ainsi de grands bâtisseurs de  zaouias, exprimant ostensiblement leur vénération pour tel ou tel saint par des donations de toutes sortes au bénéfice des sanctuaires et des  confréries. Hommes de leur temps, ils recherchaient comme tout un chacun la baraka de telle tarîqa ou de tel cheikh. Ils savaient surtout que l’intérêt accordé au soufisme contribuait puissamment à la stabilité de la dynastie et de l’Etat.

Sous le Protectorat français, les chefs des confréries adoptèrent, tous – et cela leur sera reproché à l’Indépendance – une attitude d’allégeance à l’égard des autorités qui  avait été à peu près la même avec tous les pouvoirs. C’était là l’expression d’une vieille conviction orientale selon laquelle rien ne prospère vraiment sans le contact avec le pouvoir politique. Chez nous, cette attitude a été en quelque sorte «facilitée» par le maintien du trône beylical et des autorités politiques et religieuses traditionnelles. De toutes les façons, les confréries n’ont jamais constitué un obstacle à l’engagement anticolonialiste de leurs adeptes, dont beaucoup rejoignirent les rangs de l’action politique ou de la résistance armée. Une fois l’indépendance acquise, les autorités se rendirent bien compte que le mouvement confrérique demeurait vivace. Après une période de modernisme parfois agressif, elles retrouvèrent progressivement la posture qui avait été celle des  princes, c’est-à-dire l’intérêt dûment exprimé à l’égard des zaouias et des confréries les plus prestigieuses. La restauration et l’embellissement des zaouias sur ordre des présidents de la république, l’approbation active du rituel et l’encadrement officiel des processions, les nominations des cheikhs des confréries par l’Etat s’inscrivaient ainsi dans une ancienne tradition, celle de la présence politique dans la vie maraboutique et confrérique.

Malgré sa grande popularité et son allégeance à l’islam officiel et aux pouvoirs, le mouvement confrérique suscitait de temps à autre la désapprobation de certains docteurs de la Loi à cause de dérives jugées hérétiques ou de pratiques magiques. Dès la fin du XIXe siècle, les  confréries furent violemment dénigrées aussi par certains réformateurs au nom de la lutte contre «l’obscurantisme et le fanatisme». A l’Indépendance, l’Etat nouveau reprit ces arguments et y ajouta l’accusation de collaboration avec le colonialisme.

Aujourd’hui, sous l’effet de la modernisation des mœurs, des loisirs et de la vie quotidienne, beaucoup de confréries sont tombées dans l’oubli. L’élévation générale du niveau intellectuel de la population, la scolarisation de masse, le discours moderniste de l’Etat, à son tour, sérieusement concurrencé dès les années 1980 en Tunisie et dans tout le monde musulman par un prosélytisme d’obédience wahhabite et salafiste radical, ont porté préjudice à une religiosité apolitique, débonnaire et culturellement rassurante. Mais le confrérisme n’a pas disparu. On assista même, dans les années 1990, dans un contexte marqué par l’intérêt de l’Etat tunisien et de la société pour le patrimoine traditionnel, à un engouement des jeunes et des élites modernes pour le rituel confrérique et la vénération des saints.  De nos jours, il est fréquent que l’acquisition d’une villa, la réussite à un examen ou dans les affaires, un mariage, une circoncision donnent lieu à une visite aux sanctuaires ou à une cérémonie animée par une confrérie. C’est que face aux perturbations actuelles de tous ordres et à l’inquiétude suscitée par un prosélytisme salafiste agressif et ennemi de l’identité tunisienne, le soufisme, fort d’une légitimité séculaire, constitue un repère familier et une forme d’encadrement souple, conviviale et qui, tout en privilégiant l’extase spirituelle, a toujours été conforme à un sunnisme modéré. Les autorités politiques et les citoyens  ont grand intérêt à entretenir et à protéger cet héritage du double point de vue de la ferveur religieuse et de la sauvegarde du patrimoine culturel.

Mohamed-El Aziz Ben Achour