News - 26.10.2017

Khaldoun Ben Salah: La vie inachevée d’un musicien sans âge

Khaldoun Ben Salah : La vie inachevée d’un musicien sans âge.

En pareil jour d’octobre de l’an 2016 et à 6 heures du matin, le jeune Khaldoun Ben Salah nous quittait sur la pointe des pieds, noyant ses parents, proches et amis dans une immense douleur et leur faisant une peine insurmontable.

Pourtant, quarante huit heures auparavant, il menait pleinement sa vie d’intellectuel épanoui, n’ayant pratiquement pas de problèmes. Jeune, il n’avait que 37 ans, de grande taille, beau, les yeux vert-olive, cheveux châtains clairs, intelligent, rieur, connecté. Diplômé de la Sorbonne à Paris et de l’Université de Tunis, il a été recruté comme enseignant à l’Institut supérieur de musique respectivement à Sousse et à Sfax. Il jouait de la guitare basse avec plusieurs troupes. Rien que pendant l’été 2016, il faisait partie de la troupe dirigée par son collègue Nasreddine Chebli qui a créé «Fellagha» et qui s’était produite à Carthage, Hammamet, Sousse, Sfax, Bizerte et autres villes. Il était le guitariste de l’orchestre philarmonique de Tunis dirigée par Chadi el Garfi, tout comme de la troupe de Ridha Chemek, de Mounir Ltaief. Il avait joué du «saz» avec la troupe de l’institut supérieur de musique de Tunis, du « oud » avec la troupe nationale, dirigée alors par Abderrahmen Ayadi et avec celle de la Radio pour ne citer que celles-là.

«Mon potache»

Dr Ouanes Khligène, illustre musicien et éminent enseignant à l’Institut Supérieur de Musique à Tunis écrivait qu’en «musicien émérite et talentueux, Khaldoun était joueur de oûd, de guitare basse et du saz (instrument à cordes pincées de la musique populaire Turque, doté de  trois cordes doubles en métal, appelés baglama). Je l’ai connu, en octobre 1997. Il était un musicien parmi les étudiants de «l’orchestre de l’institut supérieur de musique de Tunis», dont j’étais chargé de la formation et de la direction.

Sans trop tarder, j’ai déniché son talent et sa virtuosité, en tant que interprète et improvisateur. Il était un musicien sans âge, toujours souriant, bienveillant et surtout de bonne éducation. De telles qualités m’ont incité à l’appeler «Mon potache».
Il a assuré avec brio et une grande sensibilité, l’interprétation et l’improvisation (taqsim) de la partie oûd pour l’enregistrement de ma musique descriptive des deux pièces de théâtre d’Ezzedine Ganoun (Les feuilles mortes et Nouassi).

La cavata

Khaldoun  possédait de la cavata (c’est la qualité et la quantité de son qu’un musicien peut tirer de son instrument. Elle est l’une des caractéristiques les plus importantes de la personnalité d’un musicien). On peut le reconnaître parmi maints oûdistes, par son jeu du plectre, l’émission du son et surtout la construction et l’univers personnel de sa phrase musicale.(…)

Il aimait être avec ses amis autour d’une bonne table garnie de mets appétissants. Il n’était pas volubile, il écoutait. Il ne portait aucun jugement, ni esthétique, ni technique sur les œuvres des musiciens, entre autre ses amis. Pour lui, la musique c’est la musique. Elle est ni majestueuse ni affreuse. Ce qui m’a rappelé le conte  Micromégas de Voltaire (parut en 1752), lorsque le voyageur s’est exclamé en disant que: «La nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des jugements et des comparaisons?».

La négligence des Rahabani

Et Dr Khligène d’ajouter que «Par un après midi glacial du mois de mars nous étions attablés bien au chaud dans un coin du local que nous fréquentions d’habitude. C’était pour la première fois, que Khaldoun me fit deux confidences. La première: c’est qu’il se sentait mal en écoutant les œuvres des frères Rahabani (Assi et Mansour), à cause de leur négligence involontaire pour la partie basse. Ben Salah, un grand bassiste, avait bien raison et je suis de son avis. Vu que la plupart du temps, les frères Rahabani ont délaissé dans leurs œuvres, une écriture solide pour cette partie, au détriment de la belle mélodie pour la voix de Fairouz ; le tissage du piano, l’élégie du bandonéon et le timbre plaintif de quelques instruments à vent. Au cours de notre discussion, je lui ai dis que: heureusement que je t’ai écouté maintes fois jouer une émouvante partie de basse dans quelques pièces de musiciens tunisiens. Cette phrase était le déclenchement de sa deuxième confidence. Il m’a dit  que: c’est lui qui invente sa basse à base d’une grille d’accords (gribouillis de notation musicale rudimentaire pour l’accompagnement) qu’on lui transcrit sur la partition. Khaldoun aimait énormément jouer de la basse. Il aimait le rythme. Il était devenu rythme. Il était un vrai musicien. Il vivait la musique. Il n’appartenait pas à ceux qui n’en possèdent que le titre.

Le silence magique

«Après quelques jours de notre rencontre et dans le même lieu,» se rappelle Dr Khligene «je lui ai montré la partition d’une de mes nouvelles compositions. C’est une œuvre où la basse joue un ostinato (modèle unique et répétitif) durant toute la pièce. En consultant la partition, il a inscrit en dessus de  la partie basse, dans des endroits bien précis le terme Tacet (en latin: on se tait). C’était bien vrai. Car ces moments de silence sont magiques. Vu qu’en faisant taire pour quelques mesures une basse en ostinato dans des lieux bien précis de la pièce. La basse continue à jouer dans l’imagination de l’auditeur. C’est comme on ferme subitement les yeux, après avoir contemplé pendant longtemps un paysage. On le voit plus, mais le cerveau continu à le visionner à travers l’œil de l’esprit. Juste  après cette suggestion originale de Ben Salah, j’ai senti, que je suis le potache de mon potache.(…)

Evoquant sa dernière rencontre avec le défunt, Ouanes Khligene écrivait que « mon coup de l’étrier avec Khaldoun, a eu lieu deux semaines avant son départ, à «l’espace Bouabana», qui a été fondé par mon ami Hechmi Ghachem. Nous étions attablés en compagnie de presque une quinzaine de jeunes musiciens. Tels que: Samih el Mahjoubi, Chedy el Garfi, Hichem Lâamari, Tarek Mâatoug, Amine el Quâbi… et bien sûr le maitre Ridha Chemék et le vétéran Kamel combat. Juste avant de déguerpir, j’ai fondu en larmes,  ému par cette jeunesse qui regorge d’énergie, de songes et d’espoir. Mais que la plupart d’entre eux, laissent traîner un regard en faction devant un avenir indéterminé. Après un moment de silence, Khaldoun s’était exclamé en me disant une sentence en idiome tunisien presque intraduisible mais dont voici presque le sens: Lorsqu’on pleure, les larmes nous empêchent de voir les fleurs.»

Mourir en paix

Khaldoun n’avait pratiquement pas de problèmes, de chômage par exemple, ni d’argent. Il en avait d’autres, celui du déplacement hebdomadaire à Sfax  pour s’acquitter des heures de cours dont il était chargé. Bien que n’aimant pas le voyage parce qu’il souffrait du temps perdu, Il parvenait quand même à le gérer comme il pouvait en faisant des navettes. Il négligeait son hygiène de vie et vivait constamment à la recherche d’une nouvelle guitare, plus performante, d’une meilleure note de musique.

Quarante huit heures avant qu’il ne parte vers d’autres cieux, il sentit un malaise et demandait à ce qu’on  l’emmène à l’urgence. C’était 22 h passées. Sa sœur, médecin de son état, avait fait le nécessaire. Premières consultations, rien de grave, nous avait-on dit, mais on a décidé de le garder jusqu’au matin, histoire de vérifier certaines choses. Le lendemain, c’est dans une salle de soins intensifs que mon père l’avait trouvé, «sous machines» pour reprendre un terme familier dans le monde des soins.

C’est que le compte à rebours s’était déclenché, car depuis, sa situation allait s’aggraver et, d’heure en heure, son corps lâchait: prises de sang, analyses, scanner, irm et tout ce que l’on pouvait imaginer comme intervention. Une pancréatite aigue était en train de le terrasser. A la fin de la journée, le staff médical baissait les bras et décida de laisser son malade  «mourir en paix.»

La vie, l’amour et la mort

En préparant cet article et en cherchant des photos pour l’illustrer, j’ai relevé cette carte, jalousement conservée, où un ami à mon père partageait sa joie de voir venir au monde son fils ainé Khaldoun un 31 janvier de l’année 1979. Ironie du sort, dites-vous, ou cours normal du fil des jours et des années, j’ai aussi relevé une annotation faite par le même ami dans le livre de condoléances ouvert à la suite du décès de Khaldoun. La même personne avait accompagné le père chaque fois que le fils a réussi un éclat tant en Tunisie qu’en France. Il s’agit là de Si Taoufik Habaieb à qui, au nom de toute la famille, j’adresse mes plus vifs remerciements. C’est ainsi que se dessine un sort, on nait et on vit avec l’amour qu’on donne ou que l’on reçoit, mais un jour ou l’autre, on meurt. Dans tous les cas de figure, on n’est jamais seul.

Que mon père Si Mohamed Laroussi, ma mère Hajja Fatima, mon frère Marouen, ma sœur Marwa, mes nièces Kenza et Yasmine, ma fille Beya, tous les proches, amis et camarades de Khaldoun trouvent dans cet article qui retrace une tranche de la  vie du regretté, la consolation qui puisse atténuer leurs douleurs et leur apporter la sérénité requise en de pareilles circonstances.
Paix à ton âme, «  Khal » chéri.

Salma Ben Salah ép Souissi
Paris