News - 20.10.2017

Quand Sadok Ben Mhenni, « le voleur de tomate », était conduit chez Bourguiba

Sadok Ben Mhini

La scène est pathétique, rarement racontée avec autant de verve et de détails dans les mémoires des anciens détenus politiques sous Bourguiba. Sadok Ben Mhenni en a fait le clou de son récit de souvenirs publié sous le titre de « Le voleur de tomate, ou la prison m’a prolongé la vie »(éditions Cèrès). Au terme d’une longue épreuve de détentions à travers les prisons de Tunisie, notamment le redoutable bagne de Borj Erroumi, un groupe de jeunes militants de gauche, pour la plupart des étudiants, se verront invités à aller au palais de Carthage. Ils devaient y être reçus par le président Bourguiba, bien qu’ils n’aient jamais sollicité son pardon et demandé leur élargissement. La rencontre s’annonçait historique, déterminante. Le récit qu’en rapport Ben Mhenni est exceptionnel.

C’était le 30 mai 1980, deux jours à la veille de la célébration, le lendemain, 1er juin, de la fête de la Victoire, marquant le retour en 1955, du « Combattant suprême » de son exil à la Galite, puis en France. C’est généralement aussi l’occasion de décider des grâces présidentielles en faveur d’un contingent réduit de détenus politiques et de droit commun, le plus nombre de bénéficiaires en profitera surtout le 3 août, jour d’anniversaire de Bourguiba. Ils étaient cinq camarades à purger leurs peines à la prison du 9 Avril à Tunis : Fethi Belhadj Yahya, Noureddine Baaboura, Mohamed Khenissi, et Sadok Ben Mhenni ainsi qu’un cinquième dont le nom a échappé à la mémoire de l’auteur. 

De premiers signes

La journée commence par une première surprise : on leur fait prendre une douche. En traversant le fameux couloir de la mort où croupissaient les condamnés à la peine capitale, ils avaient trouvé les portes des cellules ouvertes, le couloir trempé d’eau et des vieilles guenilles militaires jonchant le sol. Des exécutions ont dû être effectuées... Conduits un à un au bureau directeur de la prison, ils y ont retrouvé l’un de leurs bourreaux Hassen Abid accompagné d’un autre haut gradé du ministère de l’Intérieur, Bouabdallah. D’emblée, ils leur annoncèrent que Bourguiba a décidé de les faire libérer le lendemain et leur ont demandé de se préparer à quitter la prison pour aller passer la nuit dans un hôtel et de bien se coiffer avant d’aller à Carthage pour l’ultime audience. 

L’âpre négociation

« Pas moi, rétorqua fermement Ben Mhenni. Cherchez un autre détenu politique, moi je tiens à purger totalement ma peine, jusqu’à son expiration ». « Impossible, lui répond-on. C’est le Président lui-même qui a coché les premiers cinq noms de la liste qui lui avait été soumise. Ses autres camarades de détention adopteront la même ligne de conduite. Ce n’est que le lendemain, 31 mai qu’ils ont fini par accepter, sous trois réserves précises. La première, que les autorités ne prétendent pas qu’ils ont sollicité la grâce présidentielle. La deuxième, que si Bourguiba les insulte, ils lui riposteront vertement. Et la troisième, qu’ils revendiqueront la libération de leurs camarades écroués, mais aussi de dénoncer la torture subie et d’exiger l’instauration de la démocratie.
La négociation se poursuivra dans le bureau de Driss Guiga, alors ministre de l’Intérieur. Puis, ils partent tous au palais de Carthage. La suite, mieux vaut vous laisser la découvrir dans cet excellent récit. En 130 pages, d’une écriture serrée, soignée, et évocatrice, Sadok Ben Mhenni ne cesse de poser une ultime question : pourquoi un pouvoir qui a libéré le pays du colonialisme s’est-il mué en dictature totalitaire et violente, livrant les enfants du pays, notamment sa fine fleur, de jeunes étudiants et travailleurs, à la brutalité inouïe des tortionnaires ? Et pourquoi, ces jeunes s’étaient-ils investis dans leur rêve révolutionnaire, au sacrifice de leurs corps, de leurs âmes, de leurs vies. 
 
Le voleur de tomate, ou la prison m’a prolongé la vie 
de Sadok Ben Mhenni
Editions Cèrès, 2017, 130 pages, 12 DT 
Disponible en vente en ligne sur www.ceresbookshop.com