Opinions - 03.10.2017

Rakia Moalla-Fetini : Du débat sur l’égalité dans l’héritage et de ses portées

Du débat sur l’égalité dans l’héritage et de ses portées

Sur les colonnes du mensuel Leaders en langue Arabe du mois de Septembre, M. Hmida Enneifer a fait une tentative louable de réorienter le débat sur l'égalité de l'héritage dans une direction plus prometteuse que celle du débat stérile entre les déclamations des uns sur l'égalité absolue entre les droits de l'homme et de la femme, et celles des autres sur la nécessité de se conformer à la Loi Divine. Les premiers appellent l'Etat Civil à imposer cette égalité au nom des droits humains universels, les autres affirment que l'Etat Tunisien est un Etat Musulmanqui se doit de ne pas adopter de lois contraires à une loi coranique claire et sans équivoque.

Pour sortir le débat de cette impasse, Enneifer avance trois propositions. Il soutient d'abord que le problème doit être recadré. Plutôt que de se retrancher derrière des positions idéologiques où le débat ne peut être qu'un dialogue de sourds, les deux camps devraient être animés de la volonté sincère de trouver une solution qui assure une "cohabitation démocratique" basée sur le respect de l’autre et dont nul ne se sentirait exclu. L’honorable penseur propose ensuite que la solution la plus à même d'assurer une cohabitation démocratique serait, dans ce cas, celle qui ne change rien au code du statut personnel actuel, mais qui permet, à ceux qui le veulent, de pratiquer l'égalité. Et pour conclure, il propose qu'on regarde par-delà la polémique actuelle, et qu'on réfléchisse au cadre institutionnel qui permettra à la Tunisie de résoudre les problèmes similaires qui ne manqueront pas de se poser dans le futur à mesure que la société évolue et se transforme. Il propose, à cet effet, de créer une institution qui soit l'autorité suprême en matière de morale et de religion, une institution qui réunirait les meilleures compétences de la nation pour travailler et réfléchir aux solutions les plus appropriées pour assurer à la Tunisie un progrès sociétal intègre, authentique, et harmonieux.

C'est la proposition de créer une autorité suprême en matière de morale et de religion que je me propose de discuter dans cet article. Cette proposition revêt une importance décisive pour l'avenir du processus de développement politiqueen Tunisie. Ce processus nécessite, en effet,que l'on réfléchisse au contenu de la démocratie, de la laïcité, et du lien entre les deux dans le contexte historique actuel de notre pays. Avant cela, je me propose de revenir sur les deux premières propositions dans le but de contribuer à nourrir le débat sur l'égalité dans l'héritageet, surtout, à le replacer sur le seul terrain où il devrait être mené : celui de la raison humaine et non pas celui de l’exégèse du texte coranique (la dernière section de cet article en explique les raisons).  

Les deux premières propositions d'Enneifer

Enneifer rappelle qu'en 1981, un groupe de juristes avait proposé de changer le code du statut personnel pour instaurer l'égalité successorale et le Président Bourguiba avait rejeté cette proposition. Selon lui, la raison de ce refus serait que Bourguiba était conscient du fait que la loi sur l'héritage est une pièce essentielle dans l'édifice des équilibres socioéconomiques du pays et que l'intégrité de cet édifice serait compromise si l’on y touchait. Il est difficile de spéculer sur les véritables motivations du Président Bourguiba à moins de faire une recherche historique fouillée. A défaut de pouvoir le faire, on peut quand même être d'accord que les lois sur l'héritage font partie intégrante de l'édifice social, comprenant son infrastructure matérielle, ses autres lois, ses croyances et ses coutumes. A l’instar des autres composantes de cet édifice, les lois sur l'héritage sont amenées à évoluer car celles qui étaient en harmonie avec les équilibres d'hier seront de plus en plus anachroniques avec les équilibres d'aujourd'hui, chaque équilibre représentant un certain rapport de forces entre différents groupes d'intérêts. C'est pour cela que l'histoire des lois sur l'héritage de par le monde a été une histoire mouvementée où plusieurs principes ont été adoptés à différents moments par différents peuples y compris le principe de privilégier le fils ainé, ou celui de privilégier le fils le plus jeune, ou la fille la plus jeune, ou encore celui de traiter tous les enfants, fils et filles, sur un même pied d'égalité. La complexité de la question dans certains contextes a poussé les gens à ignorer les lois au profit de coutumes qui leur sont apparues mieux adaptées, comme nous le verrons plus loin.

Les transformations que la Tunisie a connues depuis l’Indépendance ont profondément affecté la structure familiale. D'une société où l'éducation et le travail en dehors du foyer étaient des domaines réservés aux hommes, nous sommes passés à une société où les taux de participation et de réussite scolaires pour les filles sont aujourd'hui en légère avance par rapport à ceux des garçons. Le taux de participation de la femme à la force de travail a connu une progression parallèle, et est aujourd'hui de très loin le plus élevé dans le monde Arabe.  Bien qu'il n'y ait pas de statistiques pour le confirmer, il est fort probable que les ménages, où les deux conjoints travaillent et contribuent au budget familial, forment maintenant la majorité. Ces transformations ont créé plusieurs raisons objectives qui militent en faveur de l'égalité dans l'héritage. D'abord et puisque l'homme n'est plus seul à subvenir aux besoins de sa famille, il n'y a plus de raison qu'il soit favorisé au moment du partage de l'héritage de ses parents. Chaque cellule familiale qui compte autant sur le revenu de la femme que sur celui de l'homme devrait aussi pouvoir compter sur le même apport de chacun d’eux en matière d'héritage. De plus, la famille élargie où une fille célibataire ou divorcée pouvait trouver refuge est en train de se rétrécir, laissant très peu d'espace pour l'accueillir. Dans ces conditions, la fille aurait autant besoin de l'héritage de ses parents que son frère. Finalement,le fait que la femme en Tunisie soit en mesure, chaque jour davantage, de travailler et de gagner de l'argent, lui a permis de devenir elle-même un soutien important pour ses parents dans leurs vieux jours, parfois plus important que le soutien fourni par ses frères. Dans ces conditions, il est pour le moins juste qu'elle hérite autant qu'eux.

Les considérations ci-dessus sont pertinentes pour les familles urbaines dont la richesse principale consiste en des logements et des terrains relativement faciles à liquider. Un partage égal de l'héritage dans ce cas devrait être facile à réaliser. Le cas des familles rurales dont la principale richesse est constituée de terrains agricoles, est plus compliqué. Là, le problème de l'équité entre filles et fils est relégué au deuxième plan derrière le problème économique du morcellement des terres et du manque de liquidité des marchés de terrains agricoles. Ce problème est l’un des freins les plus importants au développement de l'agriculture et à l'augmentation de ses rendements. Certains pays européens du temps de la féodalité avaient résolu ce problème en octroyant à un seul enfant (le plus souvent le fils ainé) tout l'héritage de ses parents. Les coutumes qui perdurent dans beaucoup de zones rurales en Tunisie, où les mariages inter-familles sont dominants, font que la femme n'hérite rien. En retour, elle est en quelque sorte compensée par le fait que son mari ne partage rien avec ses propres sœurs et garde pour lui un terrain plus grand. Cette coutume n'est évidemment qu'un palliatif au problème du morcellement des terres qui, lui, reste entier. La solution du problème de l’héritage tel qu’il se présentedans les villes doit-il rester tributaire de trouver une solution au problème plus complexe qui se présente dans les campagnes ? Il s’agit là d’une question qui mérite réflexion.  Y a-t-il des risques que l’instauration de l’égalité successorale en même temps qu’elle résout le problème dans les villes l’aggrave en milieu rural ?Peut-être. Mais si c’était le cas, ces risques sont, en toute probabilité, assez minimes.  De ce fait, et même si les solutions globales sont préférables aux solutions partielles, il y a tout lieu de penser que l’adoption del’égalité de l’héritageconstituera un pas en avant.

Passons maintenant à la deuxième proposition d'Enneifer. La solution qu’il propose pour assurer "la cohabitation démocratique” n’en est pas une car elle esquive la véritable question. Proposer de laisser le code du statut personnel tel quel mais laisser les gens libres de pratiquer l'égalité de l'héritage, ne change rien à la situation actuelle. La liberté de pratiquer l'égalité dans l'héritage est une liberté qui n'a jamais été proscrite par la loi ; plusieurs familles l'ont déjà pratiquée et elles continuent à le faire. La véritable question est celle de savoir si, au nom de la liberté de conscience et de religion, la loi doit accorder aux parents le droit de choisir d'octroyer à leurs fils des parts deux fois plus grandes que celles qu'ils octroient à leurs filles, ou si au contraire la loi doit affirmer le droit de la fille d'hériter autant que son frère. Ce sont là deux droits diamétralement opposés, et la loi ne peut pas affirmer les deux à la fois.

Une autorité suprême en matière de morale et de religion

La constitution de 2014 a non seulement maintenu l’ambiguïté de celle de 1959 quant à la nature de l’Etat tunisien et de sa relation avec l’Islam, mais elle l’a rendue encore plus opaque. En effet elle affirme que : (i) l’Etat Tunisien est un Etat civil, (ii) que l’Islam est sa religion (ou peut-être celle de son peuple), (iii) qu’il protège la religion et garantie la liberté de croyance et de conscience, et (iv) qu’il protège le sacré et empêche qu’on y porte atteinte. 

La troisième proposition d’Enneifer reconnait cette ambiguïté et propose de l'affronter de front en créant une autorité suprême en matière de morale et de religion. Si je comprends bien,  ce qu’il propose, cette autorité serait habilitée à statuer sur toutes les questions qui ont un rapport de près ou de loin avec l’Islam de manière à assurer l’harmonie et/ou la conformité de nos lois avec ses percepts. Si cette autorité existait déjà, ce serait elle qui trancherait la question de l’égalité dans l’héritage.Elle aurait le droit d’affirmer la loi coranique même si, par ailleurs, la constitution dit que les citoyens et les citoyennes sont égaux devant la loi sans discrimination. Si demain une loi était adoptée qui interdirait l’ouverture des restaurants pendant le ramadan et que la constitutionalité de cette loi était remise en cause par un citoyen, c’est à elle qu’il reviendrait de maintenir ou d’abroger cette loi. Si un citoyen remettait en cause la monogamie, ça serait encore une fois à elle de décider de la maintenir ou non. Cette autorité serait en quelque sorte « une semi-cour constitutionnelle, » spécialisée dans les questions religieuses.

Il n’y a pas de doute qu’un débat approfondi doit être ouvert concernant la nature de l’Etat et sa relation avec l’Islam. Ce débat n’a été que trop longtemps esquivé. Cependant,la solution de scinder les compétences de la Cour constitutionnelle en un domaine religieux et un domaine profane ne me semble pas aller dans la bonne direction. Ce n’est pas la multiplication des institutions qui va arrondir les angles dans le mariage de la démocratie avec l’état Musulman. Ce qui va résoudre cette ambiguïté c’est qu’on se mette d’accord sur les principes de base du dialogue entre citoyens soucieux de préserver la cohabitation démocratique et la paix sociale dans un cadre de tolérance idéologique.

Dans la Tunisie d’aujourd’hui, le pluralisme idéologique est une donnée incontournable. Il y a beaucoup de Tunisiens profondément attachés à une compréhension plus ou moins littérale du texte coranique, et soucieux de conformer leur conduite à cette compréhension.Mais il y a également beaucoup d’autres pour qui le Coran est uniquement une poésie qui leur sert de source d’inspiration dans leur quêtedu Divin.Il y a aussi des Tunisiens qui ne sont attachés qu’à la seule rationalité scientifique.

Dans le foisonnement de ce pluralisme idéologique, chaque citoyen puise nécessairement l’inspiration de ses convictions dans ses croyances religieuses ou philosophiques. Et les personnes affiliées à la même doctrine religieuse ou philosophique, quand elles délibèrent sur un problème particulier, débâtentprécisément de ces croyances et de leurs implications sur le cas en question. Mais dans le dialogue public entre citoyens, ils devraient tous êtretenus d’articuler leurs postions/convictions en des termes acceptables pour la raison de l’homme.Celle-ci n’a pas de réponsesà toutes les questions. Ses insuffisances et ses limitations sont reconnues par les esprits les plus éclairés. Mais elle reste le seul dénominateur commun entre citoyens dans les sociétés pluralistes d’aujourd’hui.

En somme, ne me dites pas qu’il faut maintenir l’inégalité dans l’héritage parce que c’est ainsi que Dieu l’a voulu, ou qu’il faut l’abolir parce que c’est ainsi qu’une lecture actualisée du coran l’exige. Dites-moi plutôt les raisons pour lesquelles vous pensez que l’égalité (ou son absence) auraient des conséquences négatives (ou positives) sur les équilibres sociaux. Si on accepte tous cette règle de jeu du dialogue citoyen, le pluralisme idéologique deviendra une source d’enrichissement extraordinaire plutôt que d’être, comme aujourd’hui, une source de division et de blocage.

Rakia Moalla-Fetini