Opinions - 17.09.2017

Samir Brahimi - La justice en Tunisie : pouvoir ou autorité ?

Samir Brahimi - La justice en Tunisie : pouvoir ou autorité ?

« Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. La justice est sujette à dispute, mais la force est reconnaissable et sans dispute. Ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ».

La loi sur la réconciliation administrative vient d’être votée par l’ARP. Elle aura pour effet de mettre fin aux poursuites pénales et aux condamnations à des peines afflictives et infamantes prononcées à l’encontre d’anciens hauts commis de l’Etat.

En dépit de la  clarté « indécente » de l’article 42 du Code pénal, les dernières sentences ayant concerné Kamel Hadj Sassi au titre de l’affaire « Mariah Carey», mon professeur Lazhar Bouony pour une affaire de réorientation décidée ailleurs qu’à la rue de Kairouan, sont d’une sévérité peu explicable. Je n’ai pas accédé aux considérants de fait et de droit qui ont fondé ces verdicts. Ma connaissance personnelle de ces personnes nourrit cependant en moi, le sentiment que le rendu des juridictions compétentes n’est pas juste.

Pour le reliquat, des milliers d’affaires, la Fonction publique s’épuise depuis sept ans déjà, dans des navettes sans fin entre les dépendances de la justice pénale. Dans l’intervalle, elle est souvent privée de sa liberté « constitutionnelle » d’aller et de venir, une mesure préventive, mais à l’allure perpétuelle ! N’était la vigilance de la Cour  de cassation, le spectacle aurait été tout simplement, peu enviable.

Outre ses effets attendus sur la remise en confiance de l’Administration publique, l’amélioration du climat des affaires et la contribution à la relance de la croissance, la loi semble constituer une réaction à des pratiques judiciaires qui ont essoufflé la fonction publique d’avant 2011 et condamné celle d’aujourd’hui à la démission et la léthargie.  

Le retard pris par le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) pour livrer son avis sur les dispositions relatives à la résolution des litiges pouvant naitre à l’occasion de l’application de la loi, conforte ce constat et suscite une réelle inquiétude sur la neutralité politique de cette instance représentative de la justice nationale.

Les exceptions soulevées pour justifier ce retard semblent opposer une fragilité manifeste. La réalité est que l’avis dans le cas d’espèce étant consultatif, la dilution du temps paraissait offrir pour la circonstance, l’unique alibi, l’unique subterfuge à même de bloquer le processus normatif, d’autant que l’objet de l’opinion n’est ni inédit, ni dense, ni encore moins, complexe.

Nombre d’observateurs dénoncent une certaine politisation, voire, une politisation certaine de la justice. La vidéo qui circule dans la toile, sur les péripéties de la dissolution judiciaire du RCD, indépendamment de l’opportunité de la décision elle-même dans une logique révolutionnaire, laisse perplexe et jetterait si son contenu était confirmé, de sérieux doutes sur le fonctionnement de la justice en Tunisie.

Tous ces évènements relancent en moi, une réflexion plus générale sur l’état de la justice dans mon pays.

La réalité est que la justice tunisienne a toujours subi l’attraction du politique. Le ministère public à la plume serve, est habitué aux injonctions du pouvoir exécutif provenant tantôt de la rue Bab B’net, tantôt même directement de Carthage. Le pays avait même des juridictions politiques : la Haute Cour et la Cour de Sûreté de l’Etat.

Après les évènements de janvier 2011, tout donnait à espérer un affranchissement de la justice du joug du politique et une évolution de son statut jusque-là de simple « autorité » ou de « service public », à celui de véritable « pouvoir », comme l’aura imaginé le Baron de la Brède et de Montesquieu.

Hélas, il n’en fut rien. Les problématiques majeures sur la justice furent en effet sacrifiées chez la Constituante au profit d’autres questions non moins importantes il est vrai, notamment, la nature du régime politique, l’équilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif, le statut des libertés publiques et individuelles, la religion de l’Etat, etc.

Aujourd’hui encore, la justice en Tunisie n’offre pas une image limpide, assurée de sa légitimité et de sa force. Les récentes décisions judiciaires, compte tenu de l’exploitation politique et médiatique qui en est faite, risquent, à cet égard, de servir de prétexte pour maintenir un statu quo institutionnel, à l’évidence, dépassé.

La création de ce « pouvoir » ne sera possible que s’il y a une volonté politique d’y parvenir, volonté que l’on ne sent guère à l’heure actuelle.
Pourtant, le chapitre V de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 érige la justice en « pouvoir »),  comme si ce cela pouvait suffire à rehausser la justice à ce rang de l’Etat et de lui porter une considération institutionnelle comparable à celle qui entoure le Parlement et le Gouvernement.

Le titre VIII de la Constitution française de 1958 utilise le mot « autorité », qui rend mieux compte de la conception de la justice dans ce pays, conception qui a longtemps inspiré notre constituant, puis notre législateur. En somme, la loi fondamentale copie le modèle de justice prévalant dans l’Hexagone et plus généralement, dans le continent et se contente de la magie du vocabulaire pour le contester !
Le corps des magistrats lui-même n’a pas trahi ses anciennes habitudes dans la dilution des débats de fond sur l’avenir de la magistrature et au-delà, sur l’avenir de la justice. Ses revendications ne semblent  véhiculer aucune ambition d’ériger la justice en pouvoir et consistent, tout au plus, à introduire quelques garanties supplémentaires à son statut actuel d’autorité.

Des pétitions entières sur le modèle de justice retenu en Tunisie, restent aujourd’hui non encore résolues.

I. D’abord, au plan de son organisation générale, pourquoi la justice est-elle demeurée duale en Tunisie, faisant cohabiter un ordre juridictionnel dit judiciaire et un ordre juridictionnel dit administratif ? Ce dernier dont on n’a eu de cesse de vanter les mérites, ne constitue-t-il pas déjà en soi, une justice spéciale ? Le juge administratif est-il réellement « un juge de la légalité administrative » ou bien, compte tenu notamment, de ses origines, « un juge administratif de la légalité » au service d’un véritable pouvoir : l’Administration, prolongement naturel de l’Exécutif ?

Dans le même sillage, est-il de quelque confort, de quelque convenance, pour le justiciable, de continuer à s’épuiser dans des navettes souvent longues et pénibles entre les juridictions des deux ordres dans l’espoir que l’une d’elle décide enfin, à son bonheur, de se saisir de son contentieux ? L’existence même d’un Conseil des Conflits de Compétence ne confirme-t-elle pas déjà le malaise du justiciable et la complexité de la justice ? Les mésaventures du « huron » de J. Rivéro, « au palais royal », n’opposent-elles pas aujourd’hui encore, beaucoup de leur pertinence et de leur actualité ?

II. Ensuite, sur l’indépendance de la justice, le postulat constitutionnaliste est que les rapports entre gouvernants et gouvernés devraient être gérés   par le Droit et seulement par lui et que la justice ne peut être une simple manifestation du pouvoir politique. Sous cette approche, il est indispensable partant, que « l’indépendance des juges soit effective afin de conférer à l’Etat de droit, sa légitimité politique et de nourrir chez les citoyens la conviction que leurs juges agissent avec impartialité et indépendance ». Suivant une formule célèbre, « Rendre la justice ne suffit pas, il faut encore qu’elle soit perçue ».

Le père de la séparation des pouvoirs résume bien la problématique de l’indépendance de la justice : « Il n’y a point de liberté (dit-il) si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire, car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la place d’un oppresseur ».

Rappelons brièvement que l’indépendance des juges revêt deux dimensions, l’une personnelle et l’autre, collective.
L’indépendance personnelle traduit le souci de conférer aux juges un statut juridique qui les protège contre d’éventuelles interférences du politique, en particulier, du pouvoir exécutif et que dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, les juges se soumettent uniquement à la légalité établie. Quant à l’indépendance collective, elle consiste à garantir l’autonomie à l’ensemble de la magistrature face aux autres pouvoirs de l’Etat.

S’agissant de l’indépendance personnelle, le juge national est demeuré sous la nouvelle Constitution dans une logique bureaucratique.  Il est nommé et révoqué comme un simple agent du service public.  C’est en un mot, un « juge-fonctionnaire » soumis à un régime de « carrière ». 
Dans ces conditions, « comment rendre un fonctionnaire indépendant des organes politiques sans contrevenir aux postulats de base de la démocratie, et plus généralement, ceux du gouvernement représentatif » ?

À quelle qualité de justice, le pays peut-il prétendre lorsque l’autorité de dire le Droit et lorsque les enjeux qui impactent de manière immédiate et concrète les personnes et l’ordre social, sont confiés à des juges, qui aspirent à évoluer dans un corps de fonctionnaires et deviennent du coup, sensibles à tout ce qui pourrait constituer un obstacle à leur « cursus honorum » ? Le concours assure certes un minimum d’objectivité dans le recrutement des juges. Cependant, autorise-il réellement une « valorisation adéquate de certains aspects de la personnalité du candidat, indépendants de sa préparation technique » ?

Au-delà des procédures dilatoires très répandues dans nos contrées, a-t-on vérifié, dans les statistiques, le nombre de recours en appel interjetés en raison de la qualité de la justice primaire ou des recours en cassation dirigés, pour la même raison, contre la justice secondaire ? N’abuse-t-on pas ainsi exagérément, pour des considérations de qualité de la justice, du principe du double degré de juridiction et du recours devant le juge suprême ? Des pans entiers de la justice, ne demeurent-ils pas encore en quête d’expertise, de maîtrise, chez les juges ? N’en est-il pas ainsi du contentieux interpellant les disciplines de la finance, de la banque, du change, des montages complexes etc. ?

L’indépendance de la justice suppose des moyens qui lui permettent de remplir convenablement son office, en particulier, des outils intellectuels, économiques, statistiques et financiers. 

Dans la mesure où la justice est sollicitée pour apprécier des notions et des instruments très complexes et de dialoguer avec les professions privées du Droit de plus en plus puissantes, il faudrait lui donner la possibilité de mieux maitriser ces domaines, à travers le renforcement de la formation initiale et continue des magistrats, leur documentation et leur accès au savoir.

L’indépendance de la justice entretient pour ainsi dire, des liens dialectiques avec sa qualité, car « Il n’est ni utile ni souhaitable que la justice soit indépendante des autres pouvoirs si elle n’a pas les vertus qui la qualifient pour accomplir sa mission ».

Or, le niveau du recrutement et de la formation de la magistrature est encore loin d’être satisfaisant. La magistrature recrute ses personnels parmi les jeunes juristes, certes enthousiastes et pour certains, même valeureux, mais, sans expérience préalable.

Le monde anglo-saxon, propose un modèle autrement plus séduisant qui aurait pu inspirer du moins graduellement, le Constituant de 2014. De l’autre côté de la manche, les juges sont, pour l’essentiel, choisis parmi des avocats d’expérience, pour qui l’accès à la magistrature représente le couronnement de leur parcours professionnel. La « carrière » judiciaire n’existe pas, car les juges sont toujours nommés pour une fonction concrète, et non pour la magistrature en général. Cela implique qu’il n’existe pas, en principe, d’enjeux de promotion susceptibles d’influencer le comportement d’un juge. De surcroit, les juges jouissent d’une immunité totale, n’assument pas de responsabilité au titre des actes accomplis dans l’exercice de leur fonction et ne peuvent être destitués que par la procédure parlementaire de « l’impeachment ».

S’agissant maintenant de l’indépendance collective, les magistrats ne semblent pas manifester d’ambition sérieuse pour se défaire de leur statut actuel. Pire, ils l’ont, sans peut-être s’en apercevoir, perpétué. Pourquoi les magistrats de l’ordre judiciaire ont-ils institué des représentations syndicales (l’AMT & l’ATJM) ?  Pourquoi ceux de l’ordre administratif, dualité oblige et mimétisme aidant, se sont-ils regroupés dans une structure semblable (l’UMA) ? Ceci n’entretient-il pas   la fonctionnarisation de leur mandat ? Assez souvent, le « pouvoir juridictionnel », pour reprendre les termes de la Constitution, fait grève. Le pouvoir, si tant est, suggère-t-il une telle attitude ?! Un pouvoir souverain se défend-t-il contre lui-même ?! Pourrait-on imaginer de tentation similaire chez les souverains du Bardo, de la Kasbah ou encore de Carthage ?!

Encore, sur le plan collectif, pourquoi le Conseil Supérieur de la Magistrature, auquel on attribue le pouvoir magique d’affranchir la justice, a-t-il été pénétré par les intérêts privés et les velléités corporatistes ? Que viennent faire les   professions privées du Droit et du chiffre pour ne citer qu’elles, dans l’enceinte de la justice ? Ne nourrit-on pas ce faisant, une suspicion sur la capacité de ce corps à s’autoréguler ? Ces métiers, auraient-ils consenti, en retour, que des magistrats s’invitent dans leur enceinte ? Le fait de « participer à l’instauration de la justice » est-il l’apanage exclusif du barreau, et dans l’affirmative, justifie-t-il une telle conquête ?
Cette interférence n’aurait pas été incohérente si, comme dans le modèle anglo-saxon, les magistrats étaient choisis parmi les avocats.  Dans la logique de ce modèle, la magistrature   et le barreau   constituent en effet une profession unitaire, pénétrée des mêmes valeurs professionnelles.

Toujours sur l’indépendance collective, la justice, pour mériter sa promotion au rang de pouvoir, ne se devrait-elle pas de recevoir un contrôle permanent du dépositaire originel de la souveraineté : le peuple ? La composition et le recrutement du Conseil supérieur de la magistrature ne devraient-ils pas alors être fondamentalement repensés ?
La magistrature devrait certes y être représentée, mais la plus large place devrait échoir à des personnalités élues, suivant des modalités à inventer. L’indépendance des juges sera garantie par cette institution bien dégagée du corporatisme judiciaire et de celui nouveau, des professions privées.

III. L’autre pétition renvoie au modèle retenu dans l’Hexagone et le continent, chez nous aussi par l’effet de l’héritage, qui confine le juge dans un rôle d’application de la loi. Ce modèle dit moniste n’a-t-il pas perdu de sa pertinence dans la foulée de la « crise du légalisme » que traduit l’érosion progressive de la loi ? En déficit manifeste de réactivité à l’énorme variété des problèmes juridiques d’une société de plus en plus complexe, la loi remplit-elle encore correctement sa fonction sociale ? Savez-vous combien de projets de lois sont en file d’attente au palais du Bardo ? N’était-il pas opportun de consacrer le précédent jurisprudentiel comme source autonome du droit ? Comment le juge, dépourvu de pouvoir normateur et dont le destin tracé se limite donc à appliquer la loi, peut-il alors, au dam du justiciable, remplir convenablement la sienne ?

Le monde judiciaire n’a pas cherché à contourner cette difficulté. Comment aurait-il pu le faire, alors qu’il ne s’était pas montré en mesure d’assurer une application homogène de la norme légale, conformément à son statut d’autorité d’application de la loi.
En l’absence d’une politique pénale claire, cohérente et   convenablement diffusée auprès des juges, le politique ne semble pas s’être privé de faire incursion comme à ses vieilles habitudes, dans le domicile de la justice. Quel crédit alors pour une justice devenue plurielle, car sensible parait-il aux velléités partisanes et où l’enjeu pour l’inculpé, tiendrait, aujourd’hui, à l’attitude de telle ou telle chambre attributaire de l’affaire, qu’à la force des griefs retenus à son encontre ?

N’est-ce pas que les verdicts concernant les fonctionnaires et l’attitude du CSM vous étonnent ? Ce n’est pas mon cas, tant ils me paraissent en parfaite harmonie avec les desseins enfouis de leurs commanditaires et conforme à l’ordre de « nos » choses.

Samir Brahimi
Secrétaire général du Centre International Hédi Nouira de Prospective et d’Etudes sur le Développement (CIPED)

 

1 Blaise Pascal
2 Les conclusions du rapport du Centre International Hédi Nouira de Prospective et d’Etudes sur le Développement (CIPED) sont édifiantes quant au coût de la non réconciliation.
3 L’expression existe dans certains textes normatifs, notamment l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
4 Jean Rivéro ; «Le huron au palais royal : réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir » ; Dalloz, 1962, Chronique VI, p. 37-40.
5 Luís María Díez-Picazo ; La fonction juridictionnelle
6 Montesquieu ; De l’esprit des lois
7 Phrase extraite du site web du Conseil Supérieur de la Magistrature. Le CSM a été créé par la loi n° 80/85 du 11 Aout 1985.
8 M. Jean-François Burgelin ; La place de la justice.
9 Le chapitre V de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 est ainsi intitulé : « du pouvoir juridictionnel ».
10 Par opposition au modèle dualiste du droit anglo-saxon où le précédent judiciaire constitue une source du droit au même titre que la loi.
11 L’article 5 du code civil français dispose : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. »