News - 14.08.2017

L’égalité successorale : un enjeu d’équité pour les hommes aussi

L’égalité successorale : un enjeu d’équité pour les hommes aussi

Par Salma Zouari - En Tunisie, il y a eu des avancées très importantes en matière d'égalité des droits au sein de la famille et des droits économiques, mais la discrimination persiste notamment en matière d’héritage et on peut se demander pourquoi. Quels sont les enjeux économiques et sociaux en présence et quelles sont les conséquences des inégalités face à l'héritage?

J’ai tenté de répondre à ces questions dans une étude publiée en 2014 par le COLLECTIF 95 MAGHREB EGALITE et son point focal tunisien AFTURD avec le concours de ONU FEMMES. L'étude portait sur l’égalité dans l'héritage et l'autonomie économique des femmes; l'objectif était de trouver des arguments en faveur de l'égalité successorale en Tunisie, arguments qui tiennent compte du profil genre du pays et des avancées de la théorie économique sur la question.

Je me limiterai ici à montrer que l'inégalité successorale pose un problème de justice sociale non seulement pour les femmes vis-à-vis des hommes (ceci est évident), mais aussi à trois autres niveaux : entre hommes, entre femmes et de façon plus générale entre ménages. Ceci est a priori surprenant quand bien même  vérifiable. Je montrerais que l’inégalité successorale participe à la formation des inégalités économiques et sociales, et contribue à la surreprésentation des femmes parmi les pauvres.

Il convient d’abord de remarquer que la problématique des inégalités successorales est intimement liée au comportement démographique dominant. En effet, dans une société où prévaut l'enfant unique, la question de l'inégalité successorale ne se pose pas. La fille unique ou le fils unique est légataire universel et hérite de la totalité du patrimoine familial.

La problématique des inégalités successorales ne devient entière que lorsqu’une femme donne naissance à plus d’un enfant.

Considérons pour simplifier, une société qui a accompli sa transition démographique et où, en moyenne,  un couple donne naissance à deux enfants (c’est approximativement le cas aujourd’hui en Tunisie). Dans cette société, deux personnes meurent et cèdent la place à deux personnes qui à leur tour, en mourant, cèderont la place à deux personnes etc.
Supposons que cette société soit composée de trois types de couples : A, B et C. Ces couples ont exactement les mêmes ressources (égales à l’unité). On est par conséquent dans une société parfaitement égalitaire où il n’y a ni riches ni pauvres.

Conformément à l’hypothèse de transition démographique, chaque couple aura deux enfants. Statistiquement parlant, un couple peut avoir avec la même probabilité, soit deux garçons, soit deux filles, soit un garçon et une fille. Par conséquent, il y aura autant de ménages avec deux garçons que de ménages avec deux filles ou de ménages avec une fille et un garçon.
Supposons alors que le couple A donne naissance à deux garçons (Ahmed et Ali), le couple B à deux filles (Badria et Bochra), et le couple C à une fille et à un garçon (Chedlia et Chedli).Chacun des couples lègue sa fortune à ses enfants. Ahmed et Ali héritent chacun la moitié des ressources parentales. Badria et Bochra  ont elles aussi, chacune, la moitié des ressources parentales. Par contre, dans le ménage C, Chedlia hérite le 1/3 des ressources familiales et Chedli les 2/3 des ressources familiales. Analysons la distribution de richesse de la deuxième génération:

  • Nous constatons  qu'il y a une inégalité entre les femmes : Badria et Bochra ont une richesse égale à ½, Chédlia a une richesse égale à 1/3. Chédlia n’a pas moins de mérite que Badria et Bochra, mais elle a eu un frère plutôt qu’une sœur.
  • Nous  constatons qu'il y a une inégalité entre les hommes : Ahmed et Ali ont une richesse égale à ½, Chédli a une richesse égale à 2/3. Chédli n'a pas plus de mérite que Ahmed et Ali mais il a eu une sœur plutôt qu'un frère.
  • Nous constatons aussi que la personne la plus riche est Chédli, c’est un homme, la personne la plus pauvre est Chédlia, c’est une femme.  Pourtant, ils n’ont ni plus ni moins de mérite que les autres. Ce modèle très simple, montre ainsi, comment l'inégalité successorale donne lieu à une surreprésentation des femmes parmi les pauvres, et une surreprésentation des hommes parmi les riches alors même qu'aucun n'en assume la responsabilité et n'y est pour quoi que ce soit. On comprend aussi, que des hommes plus riches grâce à l’inégalité successorale (comme Chadli), s’opposeront à l’égalité successorale qui impliquera pour eux une perte de ressources et de position sociale.
  • Supposons que Ahmed épouse Badria, les ressources du couple s’élèvent à 1, Ali et Chedlya se marient, leurs ressources sont égales à 0,83 et enfin Bochra et Chédli forment un couple avec 1,16 de ressources. Ainsi, nous sommes partis d'une première génération absolument égalitaire, dans laquelle les ménages ont tous la même richesse et nous nous retrouvons avec une deuxième génération de ménages inégalitaire avec trois niveaux de richesse (voir illustration 1 ci-dessous)

Au total, l’inégalité successorale est à la fois source d’iniquité entre les femmes, source d’iniquité entre les hommes, source d’iniquité entre les femmes et les hommes et source d’iniquité entre les ménages. On peut faire un plaidoyer en faveur de l'égalité successorale pour des raisons d'équité, parce qu’une égalité successorale induit une distribution plus équitable des ressources entre les hommes, une distribution plus équitable des ressources entre les femmes, une distribution plus équitable des ressources entre les ménages. L’égalité successorale contribue aussi à lutter contre la pauvreté, notamment celle des femmes.

Salma Zouari