News - 13.08.2017

Père, mère et corruption

Père, mère et corruption

Un visiteur étranger, déambulant dans les rues de Tunis, s’est exclamé: «Pourquoi les Tunisois acceptent des rues aussi sales? Pourquoi les gens sont si peu civilisés une fois dans la rue, alors que l’intérieur des maisons est parfaitement propre». J’allais lui sortir mon refrain habituel sur la révolution et ses conséquences, il m’arrêta net: non, c’est une constatation qui vaut pour beaucoup de pays. Les rues sont sales car les gens n’ont pas le sentiment que l’espace hors de chez eux leur appartient, ce n’est pas un prolongement de leur vie sociale et communautaire. La rue appartient à l’autre. Quasiment un étranger, pire, un ennemi, alors on se défoule comme on peut, surtout si la police ferme les yeux ou est absente. Les gens n’ont pas le sentiment que l’Etat leur appartient, au mieux ils obéissent, au pire ils subissent, mais sont toujours prêts à la fronde.

Je lui rappelai, pour consolider ses propos, que les Tunisiens ont historiquement été gouvernés par des étrangers: Phéniciens, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Berbères islamisés, Turcs, Français. Et que depuis le chef Jugurtha, Bourguiba fut le premier enfant du pays à prendre les rênes du pouvoir, mais que la défiance envers l’Etat reste ancrée dans les habitudes. Je concède que cela est insuffisant pour expliquer une telle attitude. C’est comme si le sol sur lequel ils vivent ne leur appartenait pas. Comme si c’était la terre d’un ennemi qu’on peut salir, défigurer, sans y prêter plus d’attention. Dans certains pays, on apprend aux enfants que la terre de leur pays est leur mère qui les a enfantés; pourraient-ils salir le visage de leur mère?

Cette discussion m’amena à réfléchir de manière plus générale au rapport que le Tunisien entretient avec l’Etat et l’Etat avec le citoyen.

Le Tunisien infantilisé

Pour le psychiatre que je suis et l’observateur neutre de la vie politique dans notre pays, une constatation s’impose. Depuis Bourguiba qui appelait les Tunisiens «mes enfants!», le Tunisien est infantilisé. Il attend tout de l’Etat: scolarité, aides sociales, travail, soins de santé et a peu d’initiative. C’est un citoyen socialiste mais sans engagement patriotique au vrai sens du terme. Son rapport à l’Etat est ambivalent: il attend tout de lui et le craint en même temps. Petit à petit, se sont mises en route des procédures de bakchichs, de pots-de-vin, de café, de pistons pour faire en sorte que l’administration réponde aux besoins tout en diminuant l’angoisse que génèrent ses couloirs, ses guichets et ses agents imbus de leur personne. Les agents de l’Etat, ses fonctionnaires, citoyens par ailleurs, n’échappent pas à la règle : ils sont constamment dans l’attente d’une promotion, d’un avantage et usent aussi des mêmes procédés qu’un citoyen lambda pour arriver à leurs fins. La boucle semble bouclée. Une corruption soft était déjà à l’œuvre dans les années Bourguiba, où beaucoup de nominations se faisaient sur une base régionale et, indirectement, favorisaient les hommes et les investisseurs originaires du Sahel. Elle a parallèlement permis un développement du Sahel au détriment d’autres régions. Sous Ben Ali, elle prendra une ampleur considérable et se transformera en système mafieux qui se prolonge jusqu’à nos jours avec juste un changement d’hommes et de dimensions.

Tout se joue au niveau symbolique

Mais les gènes de la corruption, de l’incivisme, de la saleté sociale, comportementale, mentale sont là sous toutes les formes et je les rapporte volontiers à une explication éducative simple qui s’articule avec l’analyse historique citée plus haut. L’enfant tunisien et arabe de manière plus générale est élevé dans une famille où la femme est méprisée, déconsidérée, où la mère subit l’autorité absolue du père et n’aura pas d’appui plus sûr que ses propres enfants. Elle fait tout pour les amener à elle, surtout ses enfants mâles, et instaure avec eux une relation particulière où l’affectif, parfois avec une dimension hystérique, se conjugue avec le comment fuir le père et son autorité. Or le père est la loi. La non-intériorisation de la loi de manière totale tout en ayant conscience de sa portée et des conséquences de sa non-observation amène l’enfant à agir sur deux niveaux contradictoires: un niveau social où il joue l’enfant idéal et un niveau phantasmatique où il garde ses pulsions de toute-puissance et de destruction de l’ordre établi pour gagner l’amour de sa mère. Tout ceci se joue bien évidemment à un niveau symbolique et dépend de la singularité de la famille et de l’éducation de chacun. Quand le Tunisien comprendra que l’Etat n’est pas sa mère et le pouvoir son père, mais des institutions censées organiser la vie de tous, quand il comprendra que le sol de son pays est sa propriété la plus chère qu’il partage avec d’autres citoyens, qui ne sont pas ses frères avec qui il est en concurrence pour l’amour de sa mère, mais des personnes auxquelles il est lié par l’appartenance nationale et le destin commun, quand le Tunisien s’acceptera enfin comme il est et cherchera à améliorer son sort non pas en jouant à l’hystérique auprès de l’Etat mais en comptant d’abord sur lui-même, quand il acceptera enfin de faire l’effort de se prendre en charge et d’être responsable partout où son action s’exerce, alors, peut-être, nous cesserons de parler, dans une autre dimension tout aussi hystérique, de la corruption..

Sofiane Zribi

Psychiatre, Tunis