News - 18.07.2017

Ammar Mahjoubi: L’épopée de Gilgameš

L’épopée de Gilgameš

Dans un précédent article, il avait été question de la Mésopotamie, du pays et du milieu culturel, économique, social et politique dans lequel les anciennes légendes sumériennes de Gilgameš furent diffusées et constituèrent la version ancienne de son Epopée. Et c’est à cette version, datée entre 1750 et 1600 avant J.-C., que succéda la version ninivite – Ninive faisait face, sur le Tigre, à l’actuelle ville de Mossoul– réécrite vers l’an mille avant le Christ par un auteur du nom de Sînleqe ‹ unnennî, qui signifie en akkadien «O - dieu - Sîn - reçois - ma - prière». Les qualités de «grand clerc» et «d’exorciste» de ce personnage suggèrent que c’était très probablement, à son époque, un homme de lettres réputé.

Une comparaison attentive avec le texte de la version ancienne, qui nous est parvenu très incomplet, montre que l’œuvre attribuée à Sînleqe «unnennî a suivi d’assez près le canevas de cette version, la respectant parfois jusqu’au mot à mot. Mais souvent aussi, cet auteur s’était permis de la réécrire à sa manière, en la diluant au lieu de maintenir le style concis et percutant qui caractérisait son modèle. En traduisant de l’akkadien le texte de la version ninivite, en l’étudiant et en présentant les larges fragments qui nous sont parvenus de la version ancienne, Jean Bottéro a récemment offert à un public francophone féru d’histoire ancienne la plus vieille des œuvres littéraires connues, antérieure de plusieurs siècles à l’Iliade des Grecs et au Mahâbhârata des Hindous. Son ampleur, sa force, son souffle, la hauteur de ton ainsi que l’éminence du sujet qui touche à l’universel ont permis d’emblée à cette œuvre, comme le souligne J. Bottéro–qui constitue notre référence principale– de mériter le noble titre d’épopée. Mais qui était son héros, ce Gilgameš qui cherchait à si grand peine, nous dit-on, «la vie - sans - fin» ?

Le nom est vraisemblablement sumérien. Avant le milieu du IIIe millénaire, l’onomastique sumérienne se présente souvent –à l’instar de celle des Peaux-Rouges d’Amérique- comme de menues propositions. Aussi a-t-on avancé, mais sans preuve indéniable, que le nom Gilgameš pourrait être articulé sous la forme de Bilga.meš et signifier «l’Ancien (Bilga)- dans - la force de l’âge». Gilgameš est présenté comme «roi d’Uruk» cité-Etat dont les ruines, situées au lieudit Warka, se trouvent à mi-chemin entre Bagdad et El-Basra, en plein désert. Les archéologues allemands y avaient mené des fouilles depuis 1912. Elle était célèbre pour son antiquité reculée ainsi que pour la présence d’un sanctuaire fameux, l’E.anna, signifiant en sumérien «Temple du ciel» ; il était dédié à An, dieu du ciel, fondateur d’Uruk et père de la dynastie régnante, ainsi qu’à sa favorite Inanna, patronne de l’Amour physique, de la guerre et de la planète Venus ; les Akkadiens l’appelaient Ištar. Divinisé après sa mort, vers 2650 av. J.-C., Gilgameš entra dans la légende ; il avait ainsi toutes les chances d’avoir vécu à Uruk à cette date. En appui à cette assertion, la « Liste sumérienne des rois », incorporée à l’épopée, fournit une information importante. Et quoiqu’à moitié fantastique, surtout lorsqu’elle décrit le temps mythique d’ «avant le déluge», ses données factuelles décrivant l’époque qui suivit le cataclysme sont tenues pour solides, car souvent confirmées par les textes épigraphiques.

Rappelons, à ce propos, que la découverte des textes de l’épopée en 1872 ne manqua pas de mettre dans l’embarras beaucoup de croyants juifs, chrétiens et musulmans. Ces textes fournissent, en effet, une tradition parallèle au récit du Déluge, tel que décrit dans le livre biblique de la Genèse (chap.6-8), ainsi que dans le récit coranique (sourate XI, 40-48 notamment). Faut-il rappeler cependant que la Bible constitue un recueil de textes dits «sacrés», dont les plus anciens datent du XIe et les plus récents du IIe siècle avant le Christ, alors que la « Liste sumérienne des rois », dernier texte intégré à l’épopée, remonte au plus tard au début du IIe millénaire avant le Christ ?

Dans cette «liste» , les rois sont classés par dynastie, et chaque dynastie désignée par sa cité-Etat. Gilgameš est ainsi classé au cinquième rang parmi les souverains de la première dynastie, qui aurait gouverné Uruk après le Déluge. Après le règne de Dumuzi– « Fils fidèle » en sumérien –appelé par les Akkadiens Tammuz, il aurait succédé à son père Lugalbanda – «Roi furieux» toujours en sumérien– et l’historicité de ces trois personnages, confirmée par les textes épigraphiques, est indiscutable. Tous trois sont tenus pour «divins», car ils accédaient, quelque peu après leur mort, au rang des dieux par l’«apothéose», à l’instar des empereurs romains, à une époque nettement plus tardive. A noter encore à ce propos que comme les Grecs et les Romains, les Sumériens ne cultivaient pas ce sentiment de la transcendance radicale des dieux, de l’infranchissable hiatus qui, pour les Sémites, sépare les hommes du monde divin.

La vie de notre personnage, de toute façon, n’avait sans doute pas été ordinaire. Ce qui explique que, dès le lendemain de sa mort, il s’était trouvé plongé dans une atmosphère de légende et de surnaturel dont l’épopée, mise par écrit entre 2300 et 2000, n’avait gardé d’ailleurs que les péripéties essentielles. Selon la règle qui commande l’imaginaire populaire, le point de départ était sans doute quelques événements authentiques ou plus ou moins déformés survenus tout au long de son règne. Comme pour la geste hilalienne, ce cortège de réalités et d’extrapolations plus ou moins fictives n’avait fait que gonfler avec le temps, incluant peut-être même les hauts faits de plusieurs héros successifs. C’est ainsi, par exemple, que le Gilgameš conquérant et glorieux de la première partie de l’Epopée fait penser aux exploits du grand roi akkadien Sargon qui, vers 2300, réussit à réunir autour de sa capitale Akkadé (localisée peut-être sur l’Euphrate, entre Bagdad et Babylone), le plus grand empire jamais centré sur la Mésopotamie ; un empire qui s’étendait des marches de l’Iran jusqu’aux rivages de la Méditerranée. Les hauts faits de Sargon, dans ses expéditions triomphantes vers l’Est comme vers l’Ouest, avaient sans doute influencé le populaire, et fourni probablement la trame de la légende héroïque, propagée d’abord par voie orale, et par la suite grâce à l’Epopée écrite de Gilgameš.
Laissons de côté les légendes, qui constituent en quelque sorte la «préhistoire » de l’Epopée. Colportées entre 2300 et 1750, depuis l’époque impériale de Sargon jusqu’au règne du grand Hammourabi, elles furent mises par écrit exclusivement en langue sumérienne. Examinons de plus près, par contre, ce qu’on appelle la version ancienne de l’Epopée. Elle fut rédigée dans une langue sémitique akkadienne, par un auteur aussi original que vigoureux. Encore inconnu, il s’était sans doute emparé de ces vieilles légendes, pour les remodeler dans une présentation littéraire aussi grandiose que fascinante. Sa reconstitution par les historiens a pu être réalisée à partir des tablettes dispersées entre les universités de Philadelphie, de Yale, de Berlin et de Londres, de Chicago et enfin de Bagdad.

Tout fragmentaires qu’ils sont, ces éléments d’inscriptions, qui datent des XVIIIe et XVIIe siècles avant le Christ, dévoilent une bien autre représentation de Gilgameš que les historiettes en sumérien de la fin du IIIe millénaire. Même s’il s’agit d’un dossier incomplet et en morceaux, on admet à présent qu’on a affaire à une œuvre unique, cohérente, une œuvre de longue haleine et de large horizon. Une véritable épopée d’au moins deux mille vers dont les scènes successives, disparates à l’origine, ont été agencées par l’auteur en une longue et émouvante tragédie.
C’est une légende sumérienne, celle de «Gilgameš et Huwawa» qui lui a inspiré toute sa première partie : Gilgameš se lance dans une expédition qui le mène dans un pays de montagnes et de forêts ; une expédition décidée après la mort d’un grand nombre de ses sujets des suites, probablement, d’une épidémie. Eprouvé par la brièveté et la fragilité de l’existence humaine, le roi d’Uruk décide donc de braver les dangers et de s’aventurer dans un pays que la version akkadienne désigne explicitement par son nom, celui de «Liban» ou  encore de «Montagne et forêt de cèdres». Son «serviteur» Enkidu -devenu son ami dans la version akkadienne- lui rappelle que la contrée en question  est sous la garde d’Utu, le dieu du Soleil-que la version akkadienne appelle Šamaš. Ayant réussi à obtenir du dieu autorisation et assistance, il se lance à la tête de sa troupe et accompagné de son ami dans une longue marche, sur une route scandée d’étapes.

Après avoir traversé sept montagnes, escaladé des cimes et connu des nuits pleines de songes, Gilgameš est réveillé un soir par Enkidu qui le met en garde, en interprétant peut-être un songe de son maître : le pays, lui dit-il, est surveillé par Huwawa, sorte de monstre mi-humain, mi-divin, cuirassé de sept «Fulgurances» terrifiantes. Mais avec l’aide surnaturelle de Lugalbanda, son père divinisé, et aussi de sa mère la déesse Nin.suna -qui signifie en sumérien la «Dame des bovidés sauvages», c’est-à-dire des buffles-, Gilgameš passe outre et commence à abattre et ébrancher les arbres. Après maintes péripéties et nombre d’aventures périlleuses, une ruse fait tomber enfin entre les mains de Gilgameš le monstre, qui évoque en vain Šamaš à son secours. Mais le triomphe du héros est de courte durée car, poignante est la dernière partie de l’Epopée, qui relate la mort d’Enkidu, d’une mort prématurée entre les bras de son ami accablé de douleur et de désespoir. Gilgameš touche du doigt cette mort cruelle, cette mort répugnante et insupportable, et il ne peut se faire à l’idée d’être, un jour, pris par elle à son tour, d’en être la victime réduite à l’état de cadavre, transformé comme Enkidu en ce corps inerte, en cette chose ignoble.

Gilgameš n’arrive plus, alors, à se suffire de ces dérisoires succédanés à l’immortalité, que constituent le renom et la gloire, le pouvoir et les honneurs. Il se résout finalement à une toute autre expédition, solitaire cette fois, à la poursuite de la vie - sans - fin, à la quête du moyen d’échapper à la mort, à la recherche de la vie éternelle. Désespéré, il hante le désert, hors des terres habitées et décide d’aller trouver Utanapišti, le héros du Déluge, le «Super sage» -Atrahasis en Akkadien- qui avait accédé à l’immortalité en survivant au Déluge. Il arrive d’abord aux Monts-Jumeaux, dont l’entrée est défendue par les Hommes-Scorpions. Gilgameš les aborde, leur explique qu’il n’a de cesse d’approcher Utanapišti, qui avait réussi à obtenir la Vie - sans – fin, de le questionner sur la Mort et sur la Vie. Malgré les mises en garde des Hommes-Scorpions, qui lui décrivent l’énormité de l’entreprise, il poursuit sa route, emprunte sur cent vingt kilomètres un défilé étroit et ténébreux, puis accède enfin au jardin des Gemmes, couvert de verdures, d’arbres et de pierres précieuses où fleurissent la lazulite et la cornaline, l’agate, la turquoise et l’obsidienne. Au-delà se trouve la plage où réside Siduri, la Tavernière. Celle-ci s’étonne de le voir angoissé, le visage hâve et émacié, lui, le roi, le héros qui avait occis Huwawa, tué des lions aux passes des montagnes, vaincu et abattu le Taureau-géant descendu du Ciel. Frémissant, Gilgameš lui explique son désespoir et sa peur de mourir:

Enkidu, mon ami, que tant je chérissais
Et qui avait, avec moi, traversé tant d’épreuves
Le sort commun à tous les hommes
L’a terrassé.
Six jours et sept nuits, je l’ai pleuré,
Et refusé à la tombe
Jusqu’à ce que les vers
Lui soient tombés du nez.
Alors je me suis mis à craindre et redouter la mort
Et à vagabonder dans la steppe.
Comment me taire ?
Comment demeurer coi ?
Mon ami que je chérissais
Est redevenu argile!
Et moi, ne me faudra-t-il pas, comme lui,Ú
ÚMe coucher
Pour ne plus me relever
Jamais, jamais ?


La Tavernière, sans lui dissimuler le péril qui l’attend, le renvoie à Ur Sanabi, le Nocher d’Utanapišti. Nul n’a jamais traversé la mer que borde cette plage, lui explique-t-elle, seul Šamaš-le preux sort le matin de dessous la terre, par-delà cette mer, pour la traverser d’Est en Ouest. Mais Gilgameš, qui avait bravé tant de dangers, n’en a cure. Il se précipite sur le Nocher, brandit devant lui l’épée et la hache pour le terroriser, le convaincre de sa détermination et le décider à lui assurer la traversée, afin de joindre le refuge d’Utanapišti, séparé de tout et de tous, à l’extrémité du monde. Puis il explique au Nocher son désespoir et sa peur de mourir. Celui-ci lui demande alors d’abattre des arbres, de fabriquer un esquif et ils embarquent de concert, échappent au passage fatal de l’Eau -mortelle et arrivent, enfin, à bon port.

Utanapišti, de même que la Tavernière, lui demande en l’accueillant la raison de l’angoisse qui le déprime, l’étrangle et l’étreint à l’étouffer; et Gilgameš lui explique encore et encore sa peur de mourir. Il le supplie instamment de lui indiquer le secret de la vie-sans-fin. Utanapišti le calme, et pour lui démontrer que les efforts colossaux qu’il avait consentis pour arriver jusqu’à lui sont vains, déplacés et chimériques, il lui fait le récit de son expérience, cas unique  qui ne souffre aucune récidive. Il s’agit du récit fameux du Déluge. La trop grande multiplication des hommes, trop bruyants et empêchant le souverain des dieux de dormir, amena celui-ci à décider leur perte et à provoquer le Déluge. Pour ne pas manquer à son serment de ne révéler à aucun homme l’imminence de la catastrophe, Ea, le dieu protecteur d’Utanapišti fit mine de s’adresser à la barrière de roseaux, qui constituait le mur derrière lequel il reposait. Rempli de frayeur en écoutant son murmure, et néanmoins décidé à survivre au cataclysme avec les autres êtres vivants, Utanapištise hâta de construire un bateau et d’y embarquer un spécimen de tous les animaux mâles et femelles, juste avant que six jours et sept nuits durant, bourrasques, pluies battantes, ouragans et déluge eurent saccagé la Terre. Le septième jour, Déluge et Hécatombes cessèrent, comme une femme en couches se calme et repose après les douleurs. Tous les hommes avaient été transformés en argile et la plaine liquide ressemblait à un toit en terrasse. Puis la terre émergea de nouveau, le débarquement eut lieu et Utanapišti put accéder enfin à l’immortalité que ni Gilgameš, ni quiconque ne pouvait, ne peut et ne pourra jamais acquérir.

Pour convaincre Gilgames de cette impossibilité, Utanapišti lui proposa un test décisif : essaye, lui dit-il, de ne pas dormir comme je l’avais fait, six jours et sept nuits d’affilée. Mais vaine fut la tentative ; à peine accroupi, Gilgameš fut enveloppé par le sommeil qui, comme un brouillard, s’abattit sur lui sept jours durant. Désespéré, il se vit alors promis inexorablement à la mort et Utanapišti le prépara à cet échec. Avec un pessimisme poignant, Utanapišti,  compatissant, put ainsi évoquer et décrire la condition humaine, décrire la fuite du temps et la vie éphémère :

Qu’as-tu gagné
A te perturber de la sorte ?
A te bouleverser
Tu t’es seulement épuisé,
Saturant tes muscles
De lassitude
Et rapprochant
Ta fin lointaine!
Comme un roseau de la cannaie
L’humanité doit être brisée.
Le meilleur des jeunes hommes,
La meilleure des jeunes femmes
Sont enlevés
Par la main de la Mort ;
La Mort
Que personne n’a vue,
Dont nul n’a aperçu
Le visage,
Ni entendu
La voix.
La mort cruelle
Qui brise les hommes!
Bâtissons-nous des maisons
Pour toujours ?
Scellons-nous des engagements
Pour toujours ?
La haine se maintient-elle ici-bas
Pour toujours ?
Le fleuve monte-t-il en crue
Pour toujours ?
Tels des éphémères,
Emportés au courant,
Des visages qui voyaient le Soleil
Tout à coup, il ne reste plus rien!
Endormi et mort
C’est tout un!
On n’a jamais reproduit
L’image de la mort :
Et pourtant l’homme, depuis ses origines
En est prisonnier.
Depuis que, les Grands-Dieux rassemblés,
Mammitu, la faiseuse du Destin
A arrêté les destinées avec eux,
Ils nous ont imposé
La mort comme la vie,
Nous laissant seulement ignorer
Le moment de la mort.

Bienveillante, la femme d’Utanapišti lui demande un dernier geste pour que Gilgameš, déprimé et plein d’amertume après ce voyage exténuant et périlleux, ne retourne pas bredouille. Et Utanapišti de révéler alors un secret, celui de l’exemplaire unique d’une plante singulière, « la plante de jouvence ». Gilgameš réalise cependant l’exploit de la découvrir au fond de la mer. Il décide de rentrer à Uruk avec cette plante qui, chaque fois qu’il vieillira, lui redonnera sa jeunesse. Mais il eut, malheureusement, la malencontreuse idée de prendre un bain dans une mare d’eau fraîche. Et alors qu’il se trouvait dans l’eau, un serpent sortit furtivement de son terrier et emporta la plante laissée au bord de la mare. Après l’avoir dévorée, il en recueillit immédiatement les bienfaits et rejeta sa vieille peau remplacée, grâce à la «plante de jouvence», par une nouvelle.

Retrouver cette plante seule et unique était donc devenu impensable et rien, absolument rien,  ni la vie-sans- fin, ni l’éternelle jouvence n’étaient et ne seront plus jamais acquis à l’Homme.

Ammar Mahjoubi