News - 29.06.2017

Un livre décapant et un apport majeur : « nos ancêtres les arabes ce que notre langue leur doit »

Un livre décapant et un apport majeur : « nos ancêtres les arabes. ce que notre langue leur doit »

« On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et nous mordent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? » (Franz Kafka)

Jean Pruvost est professeur de lexicologie et d’histoire de la langue française à l’Université de Cergy-Pontoise. Il a dirigé le laboratoire Lexiques-Dictionnaires- Informatique du CNRS. Souvent présent dans les médias, Jean Pruvost est l’auteur de plusieurs dictionnaires et en possède 10000 ! Il y a cependant fort à parier que cet excellent livre n’enthousiasmera guère  les colonialistes attardés, les fascistes de tout poil et les islamophobes (qui feignent d‘oublier que les Arabes chrétiens prient à l’église dans la langue d’El Jahîz). Si Pierre Larousse,  dont on fête cette année le bicentenaire, aimait semer le savoir à tout vent, Jean Pruvost lui, a la passion du partage. Ce grand expert  nous transporte dans un réjouissant périple pour nous expliquer la généalogie de 400 mots de la langue de Molière. Un voyage jubilatoire qui retrace l’histoire des emprunts de la langue française à l’arabe dans divers champs lexicaux, publié chez J.C.Lattès, Paris, mars 2017).

Il est vrai que Salah Guemriche, journaliste et romancier, avait précédé Jean Pruvost avec son fameux ouvrage : « Dictionnaire des mots français d’origine arabe (et turque et persane) paru en 2007 ainsi qu’Alain Rey (Dictionnaires le Robert), avec son livre « Le voyage des mots : de l’Orient arabe et persan vers la langue française » paru en 2013. D’ailleurs, en ouverture de son opus, Jean Pruvost cite Guemriche : « Il y a deux fois plus de mots français d’origine arabe que de mots français d’origine gauloise ! Peut-être même trois fois plus… »

L’arabe, troisième langue d’emprunt du français

Ainsi, le célèbre et ironique « Nos ancêtres les Gaulois » du fameux Ernest Lavisse - dont les livres d’histoire ont servi dans notre pays jusqu’en 1956 dans les écoles franco-arabes - prend un sacré coup de vieux. De la langue gauloise et de ses druides, il ne reste que quelques anémiques poignées de mots - lande, bruyère, marne, dune… se rapportant comme on le voit au terroir. Quant à l’arabe, c’est la troisième langue d’emprunt du français, juste après l’anglais et l’italien.

Longtemps, le monde des érudits, rappelle Jean Pruvost avec une certaine délectation gourmande, admira l’Arabie et sa langue. C’est le cas d’Antoine Furetière, 1619-1688, académicien, lexicographe et auteur du « Dictionnaire Universel » qui clamait son admiration pour la précision et la richesse lexicales de la langue arabe et louait la profusion de son lexique et l’inventivité de ses savants. Et Pruvost d’expliquer : « Ce livre est né de plusieurs déclics : mon enfance à Saint Denis, baignée dans une langue mixte savoureuse ; mes années d’enseignement à l’université devant des étudiants de toutes origines, émus dès que j’abordais la question des emprunts à l’arabe… ». Il se veut maintenant « messager de l’harmonie » en organisant sur le parvis de la basilique de Saint Denis, « la dictée des cités », tirée de Victor Hugo et qui a rassemblé 982 personnes, toutes bilingues. « Deux langues maîtrisées, c’est une richesse certaine » note Jean Pruvost. Le prophète n’enseignait-il pas : « Autant de langues tu parles, autant d’hommes tu comptes » ?

L’arabe véhiculé par les Croisades, les conquêtes arabes, les échanges commerciaux en Méditerranée, a enrichi le français. Les différentes migrations et le rap continuent ce mouvement. Il n’y a pas que les mots connotés, chers à la Légion Etrangère du temps de Sidi Bel Abbès tels que toubib, baraka, sarouel ou babouche. Il y a aussi : amiral, truchement, abricot, mohair, chiffre, épinard, civette, amalgame, arsenal… Jean Pruvost cite Alain Rey : « Tel un cortège de Rois mages apportant à l’Europe les richesses de l’Orient, un trésor de mots arabes est venu enrichir les moyens verbaux qui nous permettent de nommer le monde. »

L’édifiant voyage des 400 mots emmène le lecteur dans le monde des jardiniers et des cuisiniers (abricotier, riz, coton, tamarin, cumin, jasmin, artichaut, aubergine…) puis dans celui des artisans et des commerçants où le lecteur apprend que deux villes chères à nos cœurs, chargées d’histoire et actuellement si meurtries : Mossoul et Gaza, ont donné à la langue française mousseline et gaze rappelant les performances industrielles et commerciales dont étaient capables ces deux cités emblématiques ! Pour ne rien dire du cordonnier de Cordoue - maître dans l’art du cuir avec Fès - ou des épées damasquinées de Damas dont la ghouta est aujourd’hui brûlée au phosphore blanc, interdit par les Conventions Internationales.
Et ce n’est pas tout.
 

Le vocabulaire du corps et des parfums mais aussi celui des pierres précieuses, des oiseaux, de la chimie, de l’astronomie, de la flore, de la marine, de la musique, des guerres… Pour notre auteur, il n’y a aucun domaine non investi. Même en informatique, on rencontre arobase, chiffre, algorithme… Pruvost, cet érudit éclectique, montre que ces vocables arabes ont acquis haut la main leurs lettres de créance et cite les oranges d’Alphonse Daudet, l’albatros de Baudelaire, les nénufars de Verlaine… voire le calife de Haroun El Poussah et le vizir Iznogoud!

A lire ce revigorant ouvrage, on découvre, écrit un critique littéraire, des faits stupéfiants : Qui eût soupçonné que « la jupe », devenue çà et là objet de controverses, arriva ici [en France] à la fin du XIIème siècle, de « djubbha », un vêtement long porté par les… hommes ? On nous accordera qu’il est plus agréable de découvrir cette généalogie de la jupe que de lire ces tombereaux d’insanité et de haine à propos du burkini en Corse ou sur la Côte d’Azur. Bougie provient de la cire produite dans la région de Bougie. Le quintal n’a rien à voir avec le latin quinque (cinq) mais tout avec l’arabe quintar (poids de cent unités). Et Jean Pruvost de dire : « Il s’agit de réveiller les personnes qui fuient dès que l’on prononce le mot arabe »

En guise de conclusion

Jean Pruvost note que les locuteurs du français et ceux de la langue arabe ont pratiquement le même poids démographique. Le français est appris par 20% des lycéens dans le monde arabe, l’arabe n’est seulement appris que par 1% des lycéens dans le monde francophone. Dans le registre de la traduction, la langue arabe n’a pas la place qui lui reviendrait. 40% des ouvrages traduits dans le monde le sont à partir de l’anglais, quand il s’agit de la langue arabe, on descend à 1%. En France, on traduit en gros vingt fois plus d’ouvrages vers le français que vers l’arabe. « Un formidable déficit dans la circulation des idées et des textes entre les deux rives de la Méditerranée » constate Xavier North, délégué général de la langue française et aux langues en France. On est à mille lieues du Moyen Age et des grandes heures savantes sous les Omeyyades et les Abbassides quand les sciences et les lettres, note notre auteur, ont bénéficié d’une quantité innombrable de traductions à partir de l’arabe. Sommes-nous aujourd’hui face à « la passion de l’ignorance et la haine du savoir » comme disait Lacan ?

Régis Debray dit en gros que le monde arabo-musulman a commencé par la Renaissance et a fini par le Moyen Age. Nous [l’Occident] avons fait le parcours inverse »
« Le livre de Jean Pruvost est d’utilité publique » affirme un critique.

En cette fin d’année scolaire et universitaire, les associations et les organes publics qui honorent les meilleurs élèves seraient bien inspirés d’offrir ce livre à nos jeunes pousses. Mais il est recommandé de lire à tout âge !

Mohamed Larbi Bouguerra