News - 04.06.2017

L’interview de Youssef Chahed : Les messages en clair et les messages cryptés

L’interview de Youssef Chahed : Les messages en clair et les messages cryptés

S’il ne s’est pas totalement lâché dans son interview publiée ce dimanche matin par nos confrères La Presse et Assabah, Youssef Chahed a apporté des éclaircissements utiles. Il le fera sur des tons différents, traitant des récents coups de filets, de Nida Tounes, de ses ambitions personnelles et dec son gouvernement.

  • Déterminé, il brûlera ses vaisseaux pour ne point revenir en arrière dans la lutte contre la malversation.
  • En flux tendu, il révèle que d’autres assignations à résidence surveillée et autres arrestations pourraient intervenir. Edifié: il aura vu des choses déconcertantes, des rapports troublants, des données effrayantes lors des réunions avec le ministre de l’Intérieur.
  • Ferme: La justice doit assumer pleinement son rôle.
  • Opérationnel, il verrouille les applications informatiques de gestion pouvant prêter occasion à manipuler les documents, comme pour la Douane, les marchés publics, les recrutements et autres. Acquiescant, il reconnaît qu’il y a probablement une mauvaise gouvernance des ressources pétrolières, comme d’autres secteurs et met en place une commission de suivi de la gestion des ressources naturelles.
  • Au dessus de la mêlée de Nida Tounes secoué par ''une crise de leadership'', il ne compte pas y reprendre pied pour le moment, mais après son départ de la Kasbah. Il faut recoller les morceaux de Nida, recommande-t-il en impératif de bon fonctionnement d’une démocratie pluraliste. Concentré sur sa mission, il n’est pas mazroub : à la barre, je dois réussir pour que la Tunisie réussisse et soit sauvée… Je n’ai point de calcul politique. J’ai 41 ans, je ne suis pas pressé.
  • Encourageant, il souligne les mérites en particulier de trois membres de son gouvernement, les ministres de l’Intérieur, Hédi Mejdoub et de la Justice, Ghazi Jeribi ainsi qu’au Secrétaire d’Etat aux Domaines de l’Etat, Mabrouk Kourchid.
  • Reconnaissant, il salue l’UGTT pour son appui…
  • Peu pressé (en apparence), il n’en réfléchit pas moins à une nouvelle architecture de son gouvernement, avec notamment le regroupement de certains départements, tels que les Finances et la Coopération internationale. Conscient des enjeux de la préparation du budget de l’Etat et la loi des Finances pour 2018, et travaillant à l’aise avec Fadhel Abdelkéfi dans la configuration actuelle des deux ministères qui lui sont confiés, il garderait le statu quo jusqu’à l’adoption de ces textes.

Malgré la pertinence de nombre de questions posées par nos confrères Soufiane Ben Farhat (La Presse) et Hafedh Ghribi (Assabah), Youssef Chahed laisse les Tunisiens sur leur faim. Ils s’attendaient à plus, avec plus de détails et mieux d’éclairage. Un chef de gouvernement dans pareil contexte peut-il tout dire ? Entre messages en clair et messages cryptés, il aura livré de premiers éléments utiles pour mieux comprendre ce qui se passe et ce qui se passera. C’est déjà un premier pas qu’il prenne la parole. L’exercice est à rééditer régulièrement.

Extraits (à partir du texte intégral paublié par La Presse)

Malversation

Moi, Chafik Jarraya, je ne l’ai jamais vu ni connu. Si le parquet militaire s’est saisi de son dossier c’est qu’il y a motif réel à des poursuites fondées sur des données factuelles et avérées. Le parquet militaire s’il se saisit d’une affaire c’est sur la base de l’opportunité des poursuites. Pour l’ensemble des arrestations, les enquêtes préliminaires ont pris des mois. J’y présidais et nous y avons travaillé en totale discrétion, dans le secret le plus absolu. Je respecte le secret de l’instruction. Quant à prétendre que c’est lié aux mouvements sociaux et protestataires c’est faux. Les mouvements protestataires se poursuivent encore.

Ce n’est pas des opérations ponctuelles, il faut s’y habituer au même titre que la lutte antiterroriste. C’est donc une politique méthodique de lutte anticorruption. Nous avons traduit en justice des centaines de dossiers. Le montant des sommes confisquées des huit derniers mois, sonnantes et trébuchantes, s’élève  jusqu’ici à  700 millions de dinars rien que dans le commerce parallèle et la contrebande. 

Autant d’actions qui ont culminé aux yeux de l’opinion avec l’arrestation des grands chefs de la contrebande. Cela a généré un choc psychologique dans l’opinion.

Cette guerre anticorruption ne vise aucune personne en particulier mais elle n’excepte aucune personne compromise dans la corruption. Elle ne protègera personne. Notre but est de mettre en pièces les systèmes de la corruption et du triptyque terrorisme-corruption-contrebande et évasion fiscale. 

Nous voulons démonter les mécanismes de ce système et ce n’est guère sélectif. Les huit personnes arrêtées jusqu’ici ne sont guère des enfants de chœur en fait. Il s’agit de gros pontes de la contrebande. Lorsqu’il y avait eu les premières arrestations, on nous avait dit vous n’attrapez que les vendeurs à la sauvette.  Les huit personnes sont de gros poissons dont l’un est traduit devant la justice militaire. Ils répondent de faits graves et certains d’entre eux sont liés aux Trabelsia. Il y aura d’autres arrestations. 

Si nous avons eu recours à la loi sur l’état d’urgence pour les arrêter : à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Il faut utiliser tous les outils. L’Etat se rebiffe et se défend. J’ai dit ou l’Etat triomphe ou c’est la corruption qui l’emporte. Si cette opération a bénéficié d’un large soutien de l’opinion c’est parce que les gens en ont marre de la corruption qu’ils voient partout.

Les personnes assignées à résidence seront traduites devant la justice ordinaire. L’article 5 du décret instituant la loi d’urgence dit bien que les personnes sont assignées à résidence dès qu’elles constituent un danger public. D’autres actions sont prévues dans ce cadre. D’autres personnes pourraient être arrêtées en vertu de la loi d’urgence, dès qu’il s’avère que l’Etat est en danger. Les gens devront s’y habituer comme ce fut le cas des arrestations dans le cadre de la lutte antiterroriste. La lutte anticorruption est une guerre continue, de longue haleine et procède d’une politique soutenue. 

La justice doit assumer pleinement son rôle. Il y a des affaires enrôlées depuis 2011 en vertu du rapport de la commission de feu Abdelfettah Amor dont on attend toujours le verdict. Nous n’interférons pas dans les procès mais nous préconisions que les prononcés de jugements soient effectués pour que chaque partie ait son dû. Le soutien exprimé par le peuple tunisien à cette politique anticorruption est très important. 

Le parti des pro-corrompus a commencé à bouger parce que les intérêts en jeu sont très importants et les intéressés ne comptent pas se croiser les bras. Mais le peuple exige la lutte anticorruption et demande qu’elle soit une grande priorité. 

Et puis d’autres types d’action sont prévus, telle la digitalisation intégrale de l’administration pour lutter contre la corruption. Dès la semaine prochaine, nous procéderons à la réorganisation radicale des instruments de gestion des finances publiques. Les logiciels dont nous disposons aujourd’hui (sanad, irched etc.) sont des voies d’accès à la corruption. Un douanier peut y changer un code manuellement. Ils sont très vulnérables. Nous allons mettre en place un système unique chapeautant tout et à même de verrouiller les voies de la corruption, qu’il s’agisse du Trésor public, des ressources de l’Etat, des embauches, des marchés publics dont le système en ligne est optionnel et que nous allons rendre obligatoire.

Nous comptons aussi mettre en place une commission de suivi de la gestion des ressources naturelles présidée par une personnalité nationale et composée d’acteurs de la société civile, de représentants de ministères et d’experts. Elle ne se contentera pas du seul suivi. Elle aura en charge les recommandations pour la bonne gouvernance. Il y a probablement une mauvaise gouvernance des ressources pétrolières, comme d’autres secteurs. 

Justice : La position est claire. Le président de la République lui aussi est très clair à ce propos. Cette politique anticorruption est engagée en commune harmonie avec le président de la République. Ce qui est certain, c’est que toute personne impliquée sera poursuivie. Personne n’interférera dans la justice. Même les ministres éventuellement impliqués devront répondre de leurs actes devant la justice. Si quelqu’un a des preuves contre des ministres, il doit saisir la justice. Il faut éviter aussi de diaboliser tout le monde et de considérer que tous sont corrompus.

Confiscation des biens : Elle est intervenue légalement. La commission de confiscation épluche ces biens minutieusement pour en déterminer l’origine. Dans une seconde phase, nous tenterons d’éviter les avatars de la gestion des biens confisqués en 2011. Et puis, nous créerons un fonds où l’argent de ces confiscations ira vers le développement dans les régions. La confiscation existe aussi dans les pays avancés. En France, il y a l’Agence nationale de confiscation des biens mal acquis.

Soutien : Il y a des partis de l’opposition qui critiquaient férocement le gouvernement qui se sont alignés derrière le gouvernement dans cette lutte anticorruption. Parce qu’il y a le soutien populaire à cette lutte. Dans certaines batailles, il n’y a pas de casquette partisane, telle la lutte antiterroriste ou la lutte anticorruption. Il y a aussi le concept d’unité nationale.

L’Ugtt :
C’est une partie essentielle de la lutte.

Soutien international :
Oui, et beaucoup de dirigeants du monde entier m’ont téléphoné pour me soutenir dans cette lutte. Les dirigeants d’instances internationales aussi. La Tunisie est appuyée dans cette lutte autant que dans la lutte antiterroriste.

Nida

Je suis issu de Nida Tounès et j’en suis fier. Ce parti fondé par le président Béji Caïd Essebsi a créé un équilibre profond et profitable à la démocratie dans la vie politique tunisienne. Ce parti a connu beaucoup de crises que nul ne saurait nier. Il connaît une crise de leadership depuis que le président Béji Caïd Essebsi est au palais de Carthage. Il est encore désorganisé structurellement. Je nie catégoriquement viser le parti Nida Tounès, c’est insensé. J’ai de bonnes relations avec tous les élus de Nida Tounès. Certains veulent semer la zizanie et la discorde. Mais je suis à égale distance de tous les partis tels Nida, Ennahdha, Afek ou autres.

Les nouvelles recrues de Nida : Je ne les connais pas. Je ne saurais intervenir dans les affaires de Nida, étant chef du gouvernement d’unité nationale. Je reviendrai à Nida après. Il faut recoller les morceaux de Nida. Ce parti a éclaté en plusieurs factions. Il faut ressouder les rangs.

Un congrès électif? Oui pourquoi pas.

Candidat à la présidence de Nida ? Non, non, non

Manich Mazroub : Moi, je tiens le gouvernail, je suis à la barre, je dois réussir pour que la Tunisie réussisse et soit sauvée parce que nous sommes menacés par le terrorisme, la corruption, le chômage et les crises sociales. J’ai un seul objectif, réussir ici et maintenant et remettre le pays sur la bonne voie, ni 2019 ni rien. Je n’ai point de calcul politique. J’ai 41 ans, je ne suis pas pressé, comme dirait l’autre (manich mazroub). En 2020, si je réussis entretemps dans ma mission, je serai là où il faut servir l’Etat, je suis issu d’une famille qui a toujours servi l’Etat. Je peux me situer n’importe où. C’est un honneur que de servir l’Etat. Je n’ai aucun calcul politique quoi qu’on en dise.

Terrorisme, économie et Gouvernement

Terrorisme : Le coût de la lutte antiterroriste est grandiose. Il faut être vigilant et peaufiner l’approche de cette lutte. On anticipe désormais face au terrorisme, nos forces ont infiltré les terroristes, nous sommes mieux outillés. Nous avons des troupes d’élite extraordinaires et reconnues comme telles, telles que la BAT, l’Usgn…

Tourisme :
Oui nous nous y sommes pris très tôt cette année, moyennant la collaboration de tous les intervenants. Jusqu’au 31 mai, nous avons plus de 2 millions de touristes.

Perspectives économiques  :
Elles sont prometteuses. Les chiffres le traduisent. Nos priorités sont les investissements, la production et les exportations. Il y a le taux de croissance annuelle de 2,1% et surtout la croissance du dernier trimestre de 9% et qui a pu générer 15.000 emplois. J’ai exhorté les ministres à poursuivre dans ce sens. Pour le mois de mai, il y a un retour important de l’activité économique, l’augmentation de 40% des exportations et la récupération du marché des phosphates avec une augmentation de 24%. Les importations ont augmenté de 34% mais le taux de couverture des importations par les exportations a nettement évolué.

Gouvernement  : Je salue les efforts de tous les ministres, mais en prime le ministre de l’Intérieur, le ministre de la Justice, le secrétaire d’Etat aux Affaires foncières qui se sont pleinement engagés dans la lutte anticorruption et ont pris des décisions courageuses, tel le ministre de l’Intérieur, qui a pris des décisions qu’aucun ministre antérieur de l’Intérieur n’a prises. 

Remaniement : Je suis plus à l’aise avec M. Fadhel Abdelkéfi chapeautant les ministères du développement et celui des Finances. En Tunisie, le ministère de l’Economie est fondamental. Probablement nous allons réunir différents départements en un super-ministère de l’Economie. Je procèderai à l’évaluation du bilan des ministres sous peu, soit à l’issue d’une discussion de la prochaine loi de finances."

 

Propos recueillis par Soufiane Ben Farhat pour La Presse, interview accordée conjointement à Hafedh Ghribi, Assabah.

 

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