News - 12.04.2017

Fatma Bouvet de la Maisonneuve : "Une Arabe en France, une vie au delà des préjugés"

Fatma Bouvet de la Maisonneuve

Dans le foisonnement de la littérature de l’immigration, le livre « Une Arabe en France, une vie au-delà des préjugés » détonne : point de déchirements, de discours victimaires, mais une volonté inébranlable de tordre le cou aux préjugés des deux côtés de la méditerranée alors que la mode et aux diabolisations de l'autre. L’auteur,  Fatma Bouvet de la Maisonneuve », nous fait le bilan de 20 ans d’une immigrée en France « qui souhaite partager son ressenti avec d’autres et corriger les mauvaises interprétations à travers une succession de photos, de scènes de vie afin de se défaire des clichés ». Elle établit un parallèle entre les deux pays :«La France est un pays qui pense et la pensée nous préserve des dangers. Ni les attaques extérieures, ni les discours de division n'ont ébranlé la cohésion de ce peuple mature. Il en est de même de mon autre pays, la Tunisie qui n'a jamais basculé dans la guerre civile».

Au final, elle avoue, reprenant le mot de Hannah Arendt,  :« Je n'ai jamais aimé un peuple. Pourquoi devrait-je aimer les juifs ? Je n'aime que mes amis, c'est tout. C'est le seul amour dont je me sens responsable» « .

Ce livre, écrit dans une langue élégante, est surtout une ode à des valeurs qui se perdent comme frappées de ringardise «mais qui sont d’une modernité insoupçonnée» : l’amitié, le dialogue des cultures, la tolérance, la solidarité. Extraits :

Nous sommes les mêmes, mais pas tout-à-fait

Je me souviens ainsi d’un jeune patient qui n’a jamais connu son père algérien puisqu’il avait abandonné sa mère quand elle était enceinte. Il était issu d’un milieu social extrêmement défavorisé, sa mère était française et catholique, mais lui se disait musulman, comme il supposait que son père l’était. « Mon père n’était pas pratiquant », me disait-il. Dès les premières consultations, son esprit moulinait aussi vite que le flux de ses paroles. Il me pressait de questions : « Comment c’est, là-bas : l’Aïd, le Ramadan, l’Aïd du mouton ? » Il regrettait de célébrer ces fêtes en France « de façon reconstituée et non authentique » pour reprendre ses mots. Il rêvait de l’Algérie, non pas pour y vivre, mais pour des retrouvailles familiales car il se sentait trop seul ici, en France. Il fantasmait une famille qui devait ignorer son existence puisque certainement son père n’avait jamais parlé de lui. Son insistance et la régularité des mentions à l’origine de son père montraient bien sûr le traumatisme de cette absence, mais aussi à quel point il était curieux des célébrations auxquelles il participait sans convictions, en France et qu’il imaginait autres, dans le Maghreb. Ses voisines (les traditions se transmettent souvent par les femmes) lui en avaient un peu parlé, mais il accordait plus de crédibilité à mon témoignage. Probablement parce que je venais d’arriver mes souvenirs étaient plus frais, mais il savait aussi que, dans le cadre de nos rendez-vous, sa curiosité insistante prenait un autre sens sur lequel nous avons travaillé. Encore aujourd’hui, chaque fois que je discute avec des enfants dits de deuxième ou troisième génération, je réalise à quel point mon statut est différent du leur en France. Car l’immigrée c’est moi, comme l’étaient leurs parents. Moi, j’ai grandi là-bas et je reste définitivement imprégnée par d’autres coutumes. C’est ainsi que je constate régulièrement ma totale étrangeté face à ce qui a été reconstruit ici en termes de cérémonies, croyances, expressions, usage de la langue, bref une tradition qui n’est pas la mienne. Nous sommes les mêmes, mais pas tout à fait. Il m’arrive très souvent d’être étonnée de certaines pratiques. Outre les dérives religieuses actuelles dont on parle souvent, c’est bien le socle des traditions que je ne reconnais pas. Le temps de l’éloignement, la distance qui s’éternise pour certaines familles, l’absence de transmission (les parents étaient trop occupés à survivre, eux et leurs familles), mais aussi la cohabitation de cette culture avec les codes français qui est passée par là. Il en résulte une entité particulière due au rapprochement des cultures et des religions. Je suis en effet surprise par une forme de cléricalisation des coutumes musulmanes normalement absentes de l’islam sunnite qui est majoritaire en France. Je suis par exemple stupéfaite de l’ampleur que prend l’avis des imams qui se rapproche du rôle du prêtre alors que j’ai évolué dans une société où son seul rôle était de conduire une prière.

Les Arabes sont-ils misogynes?

Non, des Arabes le sont, oui, tout comme des non-Arabes : des Européens, des Américains, comme Donald Trump qui, lors de la campagne pour les primaires de 2016, a déclaré que les femmes ne pouvaient pas garder un secret d’Etat, des Indiens, comme ceux qui, en août 2015, ont condamné deux femmes au viol collectif parce que l’honneur d’une famille avait été entaché et certainement bien d’autres encore. J’entends déjà certains me dire que je nie la réalité en me cachant derrière ces exemples venus d’autres civilisations. Mais oui, j’ai décidé de m’entêter et de chercher les solutions sans rabâcher des faits trop connus qui deviennent un fond de commerce. Je précise ici que celui qui voudra me faire passer pour une naïve qui ferme les yeux sur le machisme ambiant et la nécessité de renforcer les action de parité et de sensibiliser au féministes aura fort à faire. Seulement mon objectif est de ne pas ennuyer le lecteur avec ce qu’il a déjà lu, écouté, vu à tant et tant de reprises. Je souhaite lui montrer ce qu’on ne lui dit pas ou trop peu.

En effet, je n’ai nulle envie d’écrire le énième livre qui passerait en revue les malheurs des femmes arabes ou musulmanes. Le statut des femmes dans le monde reste encore une tragédie et qu’il le soit dans les pays les plus conservateurs est une évidence. Je ne veux pas écrire pour accabler encore et encore. Quel en serait l’intérêt ? Nous savons déjà tout ou presque des menaces de certains prédicateurs à l’encontre de femmes qu’ils prétendent désobéissantes face à des règles qu’ils ont eux-mêmes inventées. Nous connaissons le comportement fanatique et imbécile de ceux qui les croient et mènent parfois leurs femmes, leurs filles ou leurs sœurs jusqu’à la mort. Les Arabes ne sont pas misogynes par nature, mais une grande partie de leurs lois sociales l’est car leur société est bâtie sur un modèle patriarcal et phallocrate. Mais il existe des luttes, à la fois anciennes et contemporaines pour les droits des femmes et, depuis l’avènement des réseaux sociaux, ces revendications sont toutes connues. Aujourd’hui tout se sait et immédiatement, dans la seconde. Sachez que si je m’autorise ce ton c’est bien parce que je suis aussi Tunisienne.Ce pays est aujourd’hui doté d’une société civile forte et féminisée et d’une presse globalement libre qui dénonce des injustices jusque-là tenues sous silence. Ma Tunisie est un pays qui a une histoire forte de militantisme féministe et la question du voile ne s’y posait plus jusqu’à la vague récente suscitée par le wahhabisme saoudien. En effet, notre imaginaire collectif est fait des audaces de cette militante, HabibaMenchari,qui, déjà en 1924 appelait à l’abolition du voile. Elle a été suivie de près par l’intellectuel Tahar Haddad qui a écrit un livre sur la place de la femme dans la législation musulmane, puis cela a été repris dans la loi grâce au Code du Statut Personnel, sous la présidence de Habib Bourguiba. Ce texte nousdonne des libertés que les citoyennes d’autres pays de la région n’ont pas encore obtenues à ce jour. L’âme et la conviction qui traversent ces pages ne viennent pas du hasard ni de n’importe où. Je pense comme une Tunisienne de ma génération, celle qui a vécu et grandi dans une société où la question de la pratique religieuse et de la tenue vestimentaire ne s’est jamais posée. La façon dont une femme s’habille est toujours un sujet à débat partout dans le monde. Or, pour ma génération où l’accès à l’éducation des femmes était une évidence, elle n’était pas aussi centrale qu’aujourd’hui. Même pour la génération qui nous précède, celle de nos mères, ce problème vestimentaireprenait moins de place que pour celle qui nous succède aujourd’hui : n’est-ce pas malheureux !

L'ascenseur social fonctionne encore

Les enfants et petits-enfants des primo arrivants, j’en reçois régulièrement quelques-uns dans mon cabinet. Dire que ces entretiens sont toujours poignants est un mot faible car toute personne se sentirait désarmée face à l’expression de  leurs réactions viscérales face à une injustice qu’ils jugent à la fois incompréhensible et injustifiable, mais qu’ils tentent pourtant de comprendre voire de justifier. D’ailleurs, je ne pense pas avoir entendu de conviction aussi forte autour du trépied républicain que celle venant de ceux qui, justement, souffrent de son essoufflement. Ceux-là viennent me consulter parce qu’ils sont éreintés par les efforts sanctionnés trop souvent de déceptions. Leur conviction républicaine, ils l’évoquent avec sincérité, pourtant elle paraît récitée comme une litanie, un leitmotiv qui éviterait que leurs fondements psychiques et culturels ne s’effondrent. Liberté Egalité Fraternité, ils le brandissent plus haut que quiconque pour continuer de tenir debout dans leur pays.

Leila a grandi dans la banlieue lyonnaise. Son père travaillait dans le bâtiment et sa mère ne savait ni lire ni écrire. Le couple a eu sept enfants. Lui, sortait à 5 heures du matin et rentrait tard le soir. La mère portait toute la famille à bout de bras, les abus d’alcool du mari en prime et les coups pour lui reprocher de lui rappeler ce qu’il était devenu. Les bleus que ces enfants découvraient sur son corps représentaient la marque de l’erreur qu’on l’avait poussée à commettre autrefois : suivre un homme qu’elle n’aimait pas et qu’elle ne connaissait pas. Avec les années, pourtant, tout cela était devenu une routine. L’état du mari, d’ailleurs, ne lui permettait plus de lever la main sur elle car le peu d’énergie qui lui restait, il la gardait chaque matin pour assurer sa place sur le chantier. Alors, le plus important pour elle, c’était que les enfants ne vivent pas la même vie que leur père. Elle ne fréquentait pas grand monde, mais elle observait avec acuité ce qui se passait autour d’elle et elle n’y voyait rien de bien rassurant. C’est ainsi que tous les après-midis, elle, l’illettrée, mettait ses enfants autour de la table de la cuisine et leur faisait répéter leurs leçons comme elle le pouvait, en faisant appel à des stratagèmes qui font sourire aujourd’hui sa fille,Leila, que j’ai en face de moi. Cette femme, habituellement si maternelle et douce, revêtait tous les jours, à l’heure des devoirs, le costume gris sombre d’une enseignante tyrannique. Une métamorphose à laquelle tous ses enfants s’étaient accoutumés. Une règle à la main, sait-on jamais, si l’un d’eux se déconcentrait, elle balayait d’un œil attentif et scrutateur, tous les cahiers ouverts à la page du jour cherchant des mots en gras ou une couleur qui signifierait une punition. Chaque enfant devait répéter ses cours et écrire ses exercices.D’ailleurs c’est aussi grâce à cet effort qu’elle a peu à peu appris des rudiments de lecture et d’écriture. Grâce à l’école de la République et grâce à son opiniâtreté à elle, la mère analphabète, et à son intransigeance sur la scolarité et l’instruction, tous ses enfants ont bien réussi. Maintenant le mari qui a toujours été fier de la réussite de ses enfants, ne bat plus sa femme et ne boit plus. Il reconnaît devant ses enfants que c’est bien grâce à leur mère qu’ils ont réussi. Leila, ma patiente, est ingénieure, elle travaille dans une multinationale française et apporte parfois son aide à une fondation créée par son entreprise.

 

Fatma Bouvet de la Maisonneuve "Une Arabe en France, une vie au delà des préjugés" éd. Odile Jacob 198 pages 19,90 euros