News - 04.04.2017

Révélation - Lettre de Bourguiba à Moufida en 1941 : Bibi, Monastir et l'éducation

Révélation - Lettre de Bourguiba à Moufida en 1941 : Le patriotisme est ce qu'on a trouvé de mieux pour anoblir l'Homme

A la veille de la commémoration, ce jeudi 6 avril du 17ème anniversaire de la disparition du Président Habib Bourguiba, Leaders a pu accéder, grâce aux Archives nationales, à un document significatif. Il s’agit d’une lettre adressée le 21 août 1941 par le Combattant suprême, alors captif à Fort Saint-Nicolas, en face de Marseille, à sa fidèle épouse Moufida, livrée à Tunis, à son sort de femme de prisonnier. Bourguiba lui demandait « de nouveaux sacrifices », particulièrement d’ancrer leur fils Bibi dans son terreau familial à Monastir et de l’emmener dans la maison de ses aïeuls et les sénias  avoisinantes. « C'est autour de tels souvenirs, lui écrit-il, que se cristallisera plus tard l'amour de la petite patrie, élément fondamental de l'amour de la grande. Or le patriotisme est, avec la religion, ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'ici pour ennoblir l'homme, pour développer en lui l'esprit de sacrifice, le sens du dévouement, l'amour de ses semblables, sans lesquels il serait réduit à la condition de brute. ». « Je ne t'en aimerais que davantage », lui affirmera-t-il.

Nous sommes en pleine deuxième guerre mondiale. Une grande partie de la France est occupée par les forces de l’Axe. Arrêté le 8 avril 1938 à Tunis et condamné pour conspiration contre la sûreté de l’Etat, Bourguiba est transféré le 26 mai 1940 dans cette citadelle-prison, avec comme compagnon de cellule Hédi Nouira. La nourriture manque terriblement et les conditions d’écrou sont lourdes à supporter. Du fond de sa geôle, Bourguiba, comme pour se réconforter, il se réfugie dans ses souvenirs d’enfance. C’est à Moufida et à Bibi qu’il pense le plus, ce 21 août 1941. Culpabilisé par les conséquences des « absences fréquentes du père » sur l’éducation de son fils, craignant qu’il viendrait à mourir en prison sans l’avoir suffisamment nourri de la sève familiale, il en adjure son épouse.

Une lettre intime, d'amour à Moufida, à Bibi, à Monsatir et à la "grande patrie", qui nous révèle une autre facette de Bourguiba. On ne découvrira jamais assez la profondeur de sa pensée.

Lettre à Moufida

Le jeudi 21 août 1941

 
Très chère,
Nous avons reçu le même jour — mardi 19 mai -  la lettre de Bibi du 3 août avec la tienne, et mon frère ta lettre du 5. Elles ont mis une quinzaine de jours pour nous arriver. Ce n'est pas le record bien entendu, mais c'est tout de même un peu trop pour des lettres par avion. Bien plus, il est presque certain qu'une de tes lettres — celle où tu me parles de Mohammed et des  raisons pour lesquelles « tu es partie seule à Ras Djebel avec Bibi »- a « sauté ». D'ailleurs, je ne désespère pas de la recevoir un jour car je ne crois pas que la question Mohamed puisse intéresser les services de la censure militaire.
 
Quant à l'histoire Férid-Jamila, etc., je n'y attache pas une bien grande importance encore que l'attitude de Férid à Ras-Djebel eût gagné à être moins réticente. Mais il ne faut pas être trop exigeant de ce côté. Férid est un grand timide. Il devient maladroit à force d'être timide. Je t'ai dit qu'il y a là une question de tempérament ; et le tempérament c'est le domaine où la volonté a le moins de prise. Il faut bien savoir prendre les gens comme ils sont. Moi, toutes ces petites cachotteries cousues de fil blanc me font sourire. Je ne les prends jamais au tragique. Tâche de faire comme moi, surtout que nous avons bien d'autres sujets d'inquiétude qui méritent de retenir l'attention. On devient indulgent à force d'être philosophe.
 
Nous avons reçu bien un télégramme de Si Allela Jilani nous annonçant que Monjia a accouché d'un garçon ! Je vois d'ici la joie débordante du papa qui attendait un héritier depuis si longtemps. Nous lui avons répondu mon frère et moi par un télégramme collectif.
 
J'ai été bien content d'apprendre que Bibi se rend à dos d'âne à la « sénia » du cousin Bourguiba pour manger des karmous aux « ftaïrs ». Il faut qu'il fasse ample provision de vitamines pour l'hiver prochain. Cela m'a rappelé qu'à son âge j'en faisais autant à Skanès dans les jardins de ma tante Sakka ou de mes cousines quand ce n'était pas dans le nôtre, celui de m'sid Esserâ. C'est autour de tels souvenirs que se cristallise plus tard l'amour de la petite patrie, élément fondamental de l'amour de la grande. Or le patriotisme est, avec la religion, ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'ici pour ennoblir l'homme, pour développer en lui l'esprit de sacrifice, le sens du dévouement, l'amour de ses semblables, sans lesquels il serait réduit à la condition de brute. A ce propos, je ne te cacherai pas que je suis très inquiet de songer que mon fils n'a pas mis les pieds à Monastir depuis plus de 4 ans et que, en mon absence - absence qui peut malheureusement se prolonger longtemps encore — tu ne fais rien pour réagir contre cet état de chose. Si tu veux que ton fils continue réellement son père, il faut le retremper de temps en temps dans l'atmosphère de la maison familiale, dans le milieu qui a vu naître et grandir son père, qui le verra peut-être mourir. Une trop longue séparation finira par le détacher de ce milieu, par couper les racines qui doivent l'unir à toute la lignée de ses ancêtres, c'est-à-dire par en faire un déclassé.
L'absence prolongée de son père aggrave d'autant ta responsabilité à son égard, car c'est sur toi seule que pèse maintenant le souci de sa formation morale, c'est-à-dire de tout son avenir d'homme. Il faut absolument que tu trouves un moyen de résoudre ce problème. Ce qui m'inquiète, c'est que tu n'as pas l'air de te rendre compte de son importance.
 
Je sais trop bien que tu as bien d'autres soucis en tête. Mais sous prétexte que l'air de Monastir ne convient pas à tes névralgies ou que la vie à Monastir entraîne pour toi des dépenses supplémentaires et une foule d'embêtements, tu as tendance à délaisser mon petit patelin natal.
 
Tu oublies que pour la formation d'un Bourguiba, Tunis ne remplace jamais Monastir. A Tunis, nous ne disposons que d’un pied-à-terre à la merci du caprice du propriétaire. On ne se sent jamais chez soi réellement. Le bien essentiellement précaire n'est jamais solide entre l'homme et le foyer dont il n'a qu'une puissance provisoire, limitée dans le temps ; que reste t-il par exemple dans le souvenir de Bibi de notre séjour à St Henri, à La Marsa, à la Rue du Riserour ? Rien ! Ou presque rien. Il en sera de même de la place aux Moutons.
Les conséquences d'un tel état de chose sur un enfant sont désastreuses. Quand j'étais dehors, je réagissais de mon mieux en organisant, de temps en temps, de courts voyages — presque des pèlerinages — pour retremper mon fils dans le milieu ancestral.
 
Je sacrifiais mon temps, mon argent et ma tranquillité parce que j'estimais que le résultat en valait la peine. Depuis mon incarcération, tu n'y as plus pensé. C'est mauvais.
Alors j'en arrive à me demander, au cas où je viendrais à mourir en prison, si mon fils mettra jamais les pieds à Monastir et s'il éprouverait plus tard le moindre attrait pour la vieille maison de ses ancêtres qu'il aura peu connue et qui ne lui rappellera rien ou presque rien.
 
Or cette maison est le seul objet matériel qui lui fera toucher du doigt le lieu qui le rattache à ses aïeux et qui lui fera sentir qu'il est le continuateur d'une série de générations successives. Si l'on songe que les vicissitudes de ma carrière l'ont beaucoup éloigné de ses oncles paternels, de ses cousins et cousines, que les contingences géographiques l'éloigneront de plus en plus de ses oncles et de ses tantes maternels, il est à prévoir qu'une fois arrivé à l'âge d'homme, ce garçon ne se sentira de racine nulle part.
 
Il aura beau être très instruit à ce moment, il ne donnera rien de bon et sera un beau raté. Il sera trop tard pour lui faire la marche car il y aura de fortes chances alors pour que nous soyons dans l'autre monde.
 
C'est donc l'intérêt bien compris de notre fils qui doit te commander de retablir dès maintenant le contact avec sa famille là où elle est la plus près de ses origines, la plus imprégnée de traditions : à Monastir. Il faut donc organiser pour avant la rentrée un petit voyage à Monastir d'une semaine ou dix jours au moins et répéter la chose à chaque occasion.
 
Et puis le fils est en âge maintenant de s'intéresser au petit patrimoine que mon père nous a laissé là-bas, à faire valoir ses droits, à surveiller en mon absence la gestion, à en reconnaître l'emplacement, afin qu'il puisse au moins le retrouver quand nous n'y serons plus. Tout le monde l'y aidera et il s'habituera ainsi à assumer ses responsabilités de copropriétaire, à continuer son père non pas seulement par le nom ou la forme de son nez, mais par des actes.
 
Je ne t'en dis pas davantage car je n'en finirais pas. Mets-toi bien dans la tête que tu me soulagerais d'une grosse inquiétude et que tu rendrais un réel service à ton fils en donnant à ce problème une solution dans le sens que je t'indique.
 
C'est ton devoir le plus sacré ; or je sais que je n'ai jamais fait appel en vain à ton sentiment du devoir. Je compte sur toi et fais confiance à ton intelligence. Le fils profitera de l'occasion pour aller visiter l’olivette de Chkeul, voir ce qui a été fait pour la prochaine récolte, surtout que le contrat de métayage que j'ai passé en novembre 1937 (pour 3 ans) a depuis longtemps pris fin, s'il a été renouvelé et à quelles conditions, etc. Il devra visiter surtout la grande « sénia » de Menzel Harb qu'il ne connaît même pas (à son âge !) dont il n'a aucune idée, envisager dès maintenant avec nos voisins (gens serviables) les moyens pratiques de faire acheminer à Tunis l'huile de la prochaine récolte.
 
S'il n'y a pas de récolte cette année, raison de plus pour aller prendre des décisions sur place en vue de préparer le travail de la terre afin d'avoir une récolte sûre pour l'année prochaine. « L'oeil du propriétaire » ! C'est par des soins incessants qu'on arrive à faire fructifier son fonds, si petit soit-il. Si on s'en désintéresse, si son propriétaire lui-même le « laisse tomber », il dépérit et retombe en ruine, à moins que d'autres, plus malins, ne viennent  profiter de l'aubaine.
 
Au fait, tu devrais même l'accompagner, car tu es aussi intéressée que lui à la conservation de ce fonds. Ce n'est pas parce que, à la rigueur, nous pouvons nous en passer qu'il faut le délaisser. Il a pour nous une valeur symbolique. C'est le symbole de la durée et de la pérennité de la famille à travers les générations successives des Bourguiba. Ça te fera une petite excursion qui ne manquera ni de charme ni d'imprévu.
 
Pour me résumer, je te dis ceci : mon absence prolongée crée pour toi de nouvelles obligations, des devoirs supplémentaires. En plus de tes devoirs de mère que tu remplis avec tant d'intelligence et de dévouement, tu dois assumer ceux que je remplissais moi-même ou que je devrais remplir en tant que père si j'étais libre, devoirs de chef responsable d'une famille dont il convient d'assurer et de préserver le patrimoine moral et matériel.
 
C'est un nouvel effort que je te demande, de nouveaux sacrifices qui, j'en suis sûr, ne sont pas au- dessus de tes capacités. Je ne t'en aimerais que davantage.
 
Inspire-toi de l'exemple des femmes de prisonniers, car toi aussi tu es dans une certaine mesure une femme de prisonnier. Mes baisers les plus tendres et les plus chauds.
 
Habib
Transmets mes remerciements les plus affectueux à cet unique Abdelmajid, aux cousins Bourguiba et à tous les amis sincères et dévoués. Une grosse « boussa » au fils.
P.S. J'attends toujours les photos. Elles se font bien attendre hein ? Bons baisers Habib.