News - 06.03.2017

Latifa Lakhdhar: «Décoloniser le féminisme», recoloniser les femmes

Latifa Lakhdhar: « Décoloniser le féminisme », recoloniser les femmes.

Le phénomène du voilesemble aujourd’hui si « naturalisé » et si accepté comme fait accompli que l’évoquer pourrait paraitre de l’ordre de la transgression et de celui d’oser penser contre son temps. Pourtantil serait indigne de baisser les bras et de ne pas continuer à s’en inquiéter, tant pour ses dimensions problématiques que pour ses nouveaux non-dits.
A ce propos reviennent souvent sur les réseaux sociaux des photographies de femmes très contrastées, clivées même, où on peut voir figurer sur  les unes, en noir et blanc datant des années soixante et soixante-dix, des femmes habillées avec une élégance et une beauté décomplexées, des visagessouriants et des corps dégageant de l’optimisme, de l’assurance, de l’espoir et de l’épanouissement.
 Sur les autres, plus récentes, en couleurs, figurent des femmes couvertes à quatre-vingt-dix pour cent d’un corps sur lequel s’est posée, en autorité, un voile  qui même  adopté délibérément, revendiqué et assumé en signe de foi ou d’identité, n’épargne pas moins à celles-ciun air de gravité perceptible, gravité inhérente en fait, à la posture de tous ceux et toutes celles qui tiennent à faire de leur corps le support d’un message métaphysiquementtragique.

Ces photos sont évidemment montrées en signe de nostalgie pour un passé où les Etats nationaux du monde arabe étaient fiers de récupérer une souveraineté longtemps spoliée et où leur volonté politique de construire des nations libres de tout lien avec les expériences ratées de l’islam moderne et contemporain, les a mis  sur la voie  d’une sécularisation où les femmes ont pu bénéficier d’acquis d’émancipation et de libération.

C’était le cas de la Tunisie

Ces photos sont aussi montrées en signe de frustration face à un état de régression culturelle qui se laisse percevoir à travers les contradictions et les paradoxes de la réalité d’aujourd’hui, car il est indéniable que cette réalité s’est complexifiée depuis plus d’un quart de siècle jusqu’à ne plus se laisser saisir dans la clarté.

Pour preuve, au dévoilement des femmes revendiqué depuis Tahar Haddad, voire même bien avant, en quête d’une identité éveillée à l’histoire, humaniste, égalitaire et libre de toute aliénation patriarcale et religieuse, s’opposent aujourd’hui à côté de la vision islamiste traditionnellement connue, des théories post-modernes en excès de culturalisme et de particularisme. Ces théories- faudrait-il le rappeler- sont parfaitement dans l’ordred’une mondialisation qui dilapideles acquis les plus valeureux de l’humanité au nom du pragmatisme et des raccourcis de tout genre, en vue de l’ouverture la plus large et la plus rapide des frontières de la mercantilité. Il n’est pas besoin de démontrer que les lois sclérosées en lien avec nos sociétés et nos femmes sont arrangeantes tant qu’elles ne gênent pas les mécanismes de l’économie politique de cette mondialisation. Le monde occidental de la finance et des affaires s’est parfaitement accommodé des  lois d’un pays qui dénient aux femmes tout droit y compris celui de conduire une voiture, pourquoi donc ne pas généraliser cette expérience « heureuse » et pourquoi donc aller emprunter les encombrantes voies solidaires des universaux humains?

Quant au reste, la bonne terre de la mondialisation ne nous en sera pas avare, elle est à même de faire éclore les théories qui prendraient l’allure de la plus grande des subtilités et de la plus fines des nuances intellectuelles pour rendre crédibles une conciliation entre « un clash des cultures » et le « respect du droit des femmes musulmanes au choix de voiler leur corps » !

Il n’est par ailleurs pas besoin, non plus, de rappeler que la bataille de la prépondérance du voile aujourd’hui, se fait à la faveur des paradoxesd’une globalisation qui culturellement fragmente, d’unemondialisation qui, humainement, démondialise, et d’une prétendue tendance à l’unité politique qui ne fait que désunir et diviser le monde.

Si ces théories qui, à mon humble sens, brouillent les pistes de la liberté au nom d’une « nouvelle libération de la pensée » et qui revendiquent «  la décolonisation du féminisme » pour faire subir aux femmes,  une meilleure recolonisation  au nom de la « réappropriation de l’identité », s’introduisent aujourd’hui aussi bien dans l’espace académique, que dans celui  associatif et politique,  c’est que cela se produit à la faveur de deux éléments qui, au malheur de l’humanité, montent en puissance  jusqu’à devenir constitutifs du notre contexte d’aujourd’hui, deux phénomènes qui même si ces théoriciens  font semblant de ne pas voir, ne déterminent pas moins leur pensée, à savoir la régression mondiale sur les principes de la valorisation de l’Homme et de sa liberté d’un côté, et  sa coïncidence- pour le monde arabe et musulman- avec l’émergence d’une politique d’hégémonie culturelle que le wahhabisme et le frérisme à travers leurs divers relais, cherchent à faire régner, de l’autre. Le wahhabisme qui se croit investi de messianisme en tant que   الفرقة الناجية, voudrait en effet, que le soleil ne se couche pas sur Dar al islam, à savoir l’« empire » qu’il se forge et dont il essaie chaque jour d’étendre un peu plus la géographie par le biais de la diffusion d’une culture indigente basée sur la seule religion, voire même sur la seule dimension normative, fuqhiste de la religion. Les fatwas d’Ibn al Baz  et d’al Aythamine  qui, il y a quelque temps  semblaient si peu nous toucher et nous concerner, s’activent aujourd’hui efficacement à l’intérieur de nos propres murs, de nos propres foyers et gisent dans les coins les plus intimes des rapports entre hommes et femmes.

Le voile, quoique puissent en dire ses missionnaires traditionnels en théologie ou ceux modernes en sciences académiques, et indépendamment même de la conscience de la majorité des femmes  qui le porte, est plein de stratégie, stratégie pour la prépondérance, stratégie pour le pouvoir, stratégie pour un modèle sociétal.
A ceux qui disent vouloir faire jouer les masses féminines en tant qu’actrices libres de leurs choix, il est bon de rappeler que le sens ultime d’un projet socio-culturel n’est pas plusdéterminé par ce qu’en ressentent ou perçoivent les masses, que par le but visé par ces leaders et stratèges. Or aussi bien à l’instance des leaders qu’à celle des masses, et qu’on se le dise bien haut, notre vigilance ne baissera pas devant ceux qui veulent jouer leur projet contre notre liberté et notre dignité de  femmes.

Latifa Lakhdhar