Opinions - 20.02.2017

Pour une citoyenneté en uniforme sans engagement politique

Pour une citoyenneté en uniforme sans engagement politique

Les élections municipales approchent. La société tunisienne se délite remettant en cause ses principes fondamentaux, ses structures et son fonctionnement. La méfiance et le désabusement s’installent. Le principe de l’Etat moderne auquel le pays a voué son destin depuis l’indépendance semble avoir atteint ses limites et commence à révéler ses faiblesses, ses incertitudes et les failles inhérentes au système. Le principe de l’Etat-Nation, fondement du modèle d’organisation sociale le plus répandu dans le monde, exige qu’un monopole de la contrainte armée soit détenu par la personne morale de droit public. Cette contrainte est représentée par deux entités complémentaires, les deux bras armés de l’Etat que sont l’armée et les forces de sécurité (police, douanes, garde nationale et protection civile). Pour être ce qu’elles doivent représenter, il est impératif que L’armée et les sécuritaires soient neutres politiquement et même apolitiques et cela est la voix de la sagesse. Ce caractère n’empêche pas une conscience politique personnelle des militaires et policiers, ainsi qu’une expression de celle-ci par l’action des anciens militaires, à la retraite et qui ont quitté leur Arme, au sein d’associations « patriotiques », civiles et civiques. Cette expression ne peut être concevable pour des militaires et des sécuritaires actifs sans comporter un risque majeur.

En effet, il est opportun d’attirer l’attention citoyenne sur l’implication des militaires et des forces de sécurité dans le champ politique à la veille des élections municipales et de la compétition et des enjeux en termes de pouvoir et de domination qu’elles supposent. Une implication politique des armées et des forces de sécurité dans la vie de la nation est purement et simplement un non-sens en matière d’ordre.
La politique est aujourd’hui totalement décrédibilisée en Tunisie tout comme d’ailleurs une partie des institutions de l’Etat. Depuis l’insurrection de 2011, s’est développée dans la société une mentalité favorisant une forme de république « bananière », un régime où tout compromis peut rapidement devenir de la compromission, qu’elle soit morale ou financière. D’ailleurs, nous sommes tous finalement, un peu responsables de cette situation qui prévaut, que ce soit par démission, crainte sinon lâcheté. Ethique, déontologie, exemplarité, principes, ces mots ont-ils encore du sens ou ne sont-ils plus que des légendes urbaines et le regret d’un âge d’or perdu ? Nous vivons l’âge d’une république en perte de légitimité, reflétée par rejet progressif de l’engagement dans la vie publique ce qui est grave. Pour répondre à cette désaffection locale, un certain nombre de militaires, habitués à la difficulté de la gestion des hommes et des organisations, voudraient suppléer à ces carences, ce qui nous conduirait à vivre une situation similaire à celle des Sections administratives spécialisées en Algérie.

Le fonctionnement de notre société devient à la fois chaotique et inquiétant. Il y a une perte de confiance dans l’Etat et dans son organisation ressentie par une large frange de la population qui est exploitée par certains courants et certaines tendances de l’opinion. Le sens de l’engagement des militaires et assimilés en général, au service de la communauté nationale, leur fonction au service de la nation, et de l’intérêt général, les principes d’ordre et aussi de discipline font que, dans un certain nombre de situations, les militaires peuvent certes inquiéter la société. Mais quand ces forces sont protégées de toutes interférences, qui pourraient les détourner de leur seul devoir, elles demeurent une valeur sûre pour l’intégrité de la société. La protection la mieux adaptées est que militaires et forces de sécurité doivent nécessairement être exclus de toute participation au jeu politique et pour cela leur dénier le droit de vote car ils ne doivent en aucune façon prendre parti et être lancées dans les luttes politiques que ce domaine impose.

C’est important d’autant plus qu’on leur demande d’être présents en permanence et par devers et contre tout, pour défendre l’Etat souverain et ses composantes, défendre la démocratie, les droits et les libertés fondamentaux. Dans toute démocratie avancée, on ne peut envisager le droit de vote à quelque niveau que ce soit pour les policiers et militaires. L’heure actuelle en Tunisie, n’est certainement pas à la généralisation du droit de vote pour défendre la citoyenneté. Les policiers et les militaires ne sont pas des citoyens comme les autres et ont une obligation de neutralité, dans le sens de non politisation ni de prise de position partisane, dans l’administration. Pour un agent de la police ou un soldat, le fait qu’il exprime un vote n’augmenterait pas son niveau de citoyenneté, mais pourrait par contre nuire à l’administration de sa fonction à son allégeance et au lien qui le lie à l’Etat.

Les militaires comme les agents de sécurité sont des citoyens à part entière mais ils sont soumis à un régime particulier. Ils jouissent donc de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens. Toutefois, l'exercice de certains d'entre eux est soit interdit au nom de principes supérieurs, soit restreint du fait de leur condition. Aussi, les opinions et croyances ne peuvent être exprimées du fait de la réserve exigée par l'état militaire. Les militaires en activité ne peuvent adhérer à des groupements ou associations à caractère politique et ne peuvent exprimer des valeurs propres à un parti politique et encore moins y adhérer.

Sur le plan juridique, une autorisation même légale, serait inopportune et en contradiction avec l’esprit et la lettre de la Constitution. De plus, elle exposerait l'autorité qui prendrait cette décision, à un recours qui pourrait aboutir à une question prioritaire de constitutionnalité et indubitablement à son annulation pour inconstitutionnalité (articles 17, 18, 19 de la Constitution Tunisienne du 27 janvier 2014). Etant en contravention avec les dispositions de la Constitution, l’instance de contrôle de la constitutionnalité n’aurait d’autre choix que de déclarer, à cette occasion le caractère inconstitutionnel des prescriptions de la loi électorale, élargissant inconsidérément certains droits aux corps d’armée et de sécurité.

Les Forces armées et de sécurité, en tant qu’institution, demeureraient-elles étrangères aux divisions politiques intérieures, qu’exprime, par nature, la compétition électorale ? C’est moins sûr compte tenu du manque d’expérience et du désordre qui règne dans les sociétés, politique et civile. Laisser les militaires en dehors de l’activisme électoral des partis politiques est, par conséquent, la voix de la sagesse, éviter d’ouvrir la boite de Pandore. Dans le cas contraire, ce ne serait qu’un facteur de complication pour les institutions dans lesquelles ils exercent, mais aussi pour la consolidation de la construction démocratique, encore en cours. Autoriser le vote des militaires et agents de sécurité, ce serait faire entrer dans les casernes et les postes de police des ferments de division, de clivage et
d’électoralisme, dont ceux-ci n’ont pas vraiment besoin pour exister. Les relations sociales et sans doute même professionnelles risqueraient d’être perturbées par un climat partisan avec son cortège traditionnel de subjectivisme, de clanisme et de clientélisme. Il faudrait redouter, par de surcroit, que ne déborde sur l’ensemble du corps militaire et sécuritaire, tenus à la neutralité par suite de leur statut et de leur mission, un climat d’hostilité et d’animosité, prévalant dans un champ politique national encore à ses balbutiements et objet de divisions, de surenchères et de populisme.

Dans l’hypothèse de la consécration et référence faite à la faisabilité pratique de l’exercice de cet éventuel droit de vote des servants en uniforme, Quelle logistique faudrait-t-il mettre sur pied pour que les militaires-électeurs et les sécuritaires-électeurs puissent exercer ce nouveau droit ? Où iraient-ils et pourraient-ils voter ? Dans leur lieu de résidence, mais lequel ? Dans leur cantonnement ou à domicile ? Faudrait-il vider les casernes et postes au même moment pour permettre l’exercice de ce droit ? Ce serait impossible et contre nature et dénué de bon sens. Qu’en serait-il de la situation sécuritaire ? Un militaire en garnison ne pourrait donc, au final, voter nulle part, sauf à donner à toute la garnison le même jour de congé ce qui est irréalisable. L’option éventuelle d’un vote sur les lieux où ils se trouvent n’est pas plus recevable pour maintes raisons. Enfin, compte tenu de la culture d’entreprise de ce corps marqué du sceau de la discipline, de l’obéissance et du strict respect de la hiérarchie, les militaires pourraient-ils exprimer et seraient-ils en situation de le faire, un choix libre et personnel ? C’est dire toute la complexité de la question et que ce projet de loi se heurte à une objection de principe pour ce qui est de l’octroi du droit de vote aux militaires et apparentés, mais aussi au fait des inextricables problèmes de son application. Aussi les forces de souveraineté doivent continuer à être immunisées et préservées, du fait de leur engagement patriotique, contre les interférences politiciennes et les mêlées partisanes qui sont l’expression d’un pluralisme encore tellement désordonné et débridé. C’est dire aussi que pour la consolidation de la démocratie que tout le monde appelle de ses voeux, il serait plus approprié de se préoccuper davantage de la mise à niveau des partis politiques et de la société civile, dans l’édification d’un véritable projet de société avec objectifs et stratégie. A l’approche des élections communales, au cours de l’année 2017, la tension est à son comble et la pression ne cesse de monter entre les différentes instances de la société politique, gouvernement et majorité d’un côté, et opposition, de l’autre et ce projet de loi est, sans doute, le dernier chapitre de cet intense duel politique aux motivations électorales.

Dans tous les cas, l’état militaire exige, en toute circonstance et indépendamment des personnes, esprit de sacrifice pouvant aller jusqu’au don de sa vie, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité voués à l’Etat. Ainsi, doit-t-on préserver les armées des pressions, manoeuvres et effets de manche, politiques, en les tenant à l’écart des luttes et tractations partisanes, qui présentent un risque de confusion d'intérêts entre des fonctions d'État et des responsabilités électives ou électoralistes.

Comme on peut le voir, le problème du vote des militaires et des forces sécuritaires (citoyens en uniforme), n'est pas simple, loin s’en faut. Il ne se réduit pas seulement à chercher à savoir si les militaires sont ou non des citoyens comme les autres, mais bien de se représenter le danger qu'une telle décision implique dans la fidélisation, la stabilisation, l’ancrage aux valeurs nationales et l'exercice de la démocratie. En effet, l'histoire politique enseigne que l'exercice du droit de vote chez les militaires engendre souvent des conséquences néfastes sur la cohésion indispensable aux forces armées et conduit immanquablement à la politisation, la polarisation et la division de l'institution militaire. Les militaires et policiers doivent rester neutres pour prétendre incarner les plus hautes valeurs républicaines : neutralité politique, professionnalisme, intégration et compétence. Pour cela, ils doivent être maintenus dans leurs missions traditionnelles et constitutionnelles de défense de l'intégrité nationale, assurer la sécurité publique, le maintien et le rétablissement de l'ordre public. La police, tout comme l'armée, doivent foncièrement rester apolitiques sous peine d’instrumentalisation et de manipulation.
Les solidarités et les alliances qui s'expriment politiquement dans le cadre de coalitions (c'est-à-dire le regroupement mouvant des individus en fonction d’objectifs politiques), pourraient se déployer au sein même de l'appareil d’Etat mais ne doivent en aucun cas impacter la cohésion de l’armée ou des forces de sécurité. Si l’armée et les forces sécuritaires étaient insérées dans ce jeu d'alliances politiciennes des partis politiques et participaient activement aux luttes partisanes qui se développent actuellement, ils représenteraient un risque de voir se constituer des factions rivales et cette compétition politique se transformer en luttes factionnelles.

Il faut noter que les partis politiques ont toujours tendance de se subordonner leurs adhérents, limités dans leur indépendance par le besoin d’appartenir au groupe et par leur volonté de bénéficier de son support. C'est en grandes lignes la raison pour laquelle les fondateurs du régime représentatif classique avaient condamné la constitution de factions comme technique démocratique. Aux débuts de la démocratie moderne les tendances d’organiser et de promouvoir les intérêts de groupe ont été regardées avec méfiance, du fait que les factions impliquent des passions et des intérêts contraires aux droits des autres citoyens ou des intérêts permanents et généraux de la communauté.

Un citoyen en uniforme n’appartient pas à un parti, mais à la nation tout entière. Il ne peut avoir d’autre allégeance tant que son objectif est de mettre en pratique la politique de défense et de sécurité du pays, ce qui est conforme à la lettre et à l’esprit des dispositions on ne peut plus claires de la Constitution tunisienne de 2014. Le poste implique des obligations et une attitude en obligatoirement en adéquation avec les principes de la souveraineté de l’Etat. Son titulaire ne s’occupe pas de politique politicienne, car il a en charge le volet opérationnel de la sécurité, rôle technique, et ne doit surtout pas devenir un instrument partisan. En affichant son soutien à un parti politique, ce serait l’annonce du soutien de l’armée, ou d’une partie de celle-ci, à une faction contre une autre. Ce serait une démarche dangereuse qui s’analyserait comme un changement d’allégeance, et une régression inquiétante dans la perception des affaires de l’Etat, de son intégrité et de son unité. Un pays qui aspire à sortir de la crise par le haut, ne le peut qu’en se dotant d’institutions fiables, intègres, transparentes et fidèles, caractères qui ne peuvent supporter cette confusion entre militaire ou sécuritaire et partisan politique.
Notre histoire récente nous enseigne un devoir de mémoire. Après 14 janvier 2011, la Tunisie a connu des faits qui ont entraîné, un certain affaiblissement de l’Etat. Cette situation a notamment laissé s’organiser certains groupes, auxquels on pourrait appliquer le qualificatif de milices, revendiquant la violence, voire la lutte armée, comme mode légitime d’action. Ces groupes étaient, le plus souvent, rattachés à des courants politiques. S’ils avaient prospéré ces groupes auraient pu aller jusqu’à concurrencer, si ce n’est défier, les forces armées et de sécurité sur leur propre terrain pour conduire, à terme, ni plus ni moins qu’à l’anéantissement de l’entité étatique elle-même, comme c’est le cas, aujourd’hui, en Libye. C’est d’ailleurs la raison des articles 17 à 19 de la Constitution venus interdire toutes dérives susceptibles de conduire à la création de forces armées ou de sécurité privées et à une rupture du monopole étatiques de la contrainte armée. L’article 17 répond donc à ce souci en posant le principe du « monopole » de l’Etat dans la « création » des forces armées et de sécurité devant agir dans le strict cadre constitutionnel et la seule défense de l’intérêt général. La Constitution tunisienne interdit expressément aux forces armées ou de sécurité de répondre à des intérêts particuliers échappant à l’autorité exclusive de l’Etat.

Nous devons aussi nous souvenir de certains faits de 2013 et de 2014, survenus lors de l’assassinat de personnalités politiques et lors de la grande crise politique qui a conduit à la composition d’un gouvernement technocrate jusqu’aux élections de 2014. La Tunisie marchait au bord du gouffre qui aurait pu la précipiter dans une guerre civile, d’ailleurs conjecturée par beaucoup d’analystes. En 2013, la société tunisienne s’est fracturée et la société politique divisée. Que ce serait-il passé si les partis politiques avaient disposé chacun de l’appui de membres issus de l’armée et de la police ou de la garde nationale ? En 2014, nouvelle scission de la société politique et conflits autour de la constitution d’un gouvernement. Rappelons-nous cet épisode révélateur de la situation de notre société politique. Le dialogue national n’a institué le gouvernement le 29 janvier 2014 qu’à la suite d’une longue période de division et de tractations et une crise très grave qui menaçait la stabilité du pays. Après le consensus obtenu péniblement, s’en est suivie une période particulièrement périlleuse durant laquelle les difficultés sécuritaires associées aux enjeux partisans et mouvements sociaux ont rendu le pays ingouvernable. Depuis 2011, les formations politiques ont proliféré sur un large panel allant de l’extrême droite à l’extrême gauche avec une forte concentration au centre. Nous pouvons facilement imaginer ce qu’aurait pu être la situation, si chaque formation politique avait disposé de sympathisants ou d’adhérents dans l’armée et dans les forces de l’ordre. Voir se créer des factions armées est du domaine du possible comme ce fut le cas au Liban et voir se reproduire des scènes similaires à celles qu’il a vécu dans les années 1970 à 1990. Nous ne sommes pas à l’abri de ce risque couru en 2014si nous politisons nos forces (armées et sécuritaires, et les laissons entrer dans l’arène politique pour se mêler à la compétition, compte tenu de la division qui les caractérisent et qui se répercute sur l’ensemble de la société. Cela pourrait conduire à des débordements, l’armement des partis politiques et la création de milices armées et de clans qui se lanceraient dans des affrontements ouverts. Dans ce cas-là aussi, posons-nous la même question. Nous avons ainsi risqué, par au moins deux fois, de sombrer dans la guerre civile et l’avons échappé belle, compte tenu de l’insuffisance d’intégration de notre société devenant de plus en plus évidente au fur et à mesure que nous avançons. Voyons ce qui est arrivé dans certains pays par le passé, regardons ce qui se passe dans certains pays d’Afrique sub-saharienne et devenons raisonnable. Laissons la politique aux politiques et les affaires de sécurité et de souveraineté à ceux qui en ont la charge sans besoin qu’il y ait confusion des genres.

Nous ne sommes aujourd’hui pas si éloignés, en termes de situation, de ces moments fâcheux et difficiles qu’a vécu notre pays. Tous les ingrédients d’instabilité sont encore réunis, qui pourraient faire basculer notre société dans l’enfer d’une guerre civile:

  • Dans la société, la division de classe est à son paroxysme,
  • Le régionalisme exacerbé,
  • Une situation économique désastreuse, avec appauvrissement progressif de la population,
  • Le chômage élevé,
  • Les susceptibilités, suspicions et violences confessionnelles sont de plus en plus visibles,
  • Des cellules terroristes dormantes, dissimulées dans la société, qui alimentent l’insécurité,
  • Les islamo-terroristes tunisiens de Syrie et d’Irak qui regagnent la Tunisie, ou stationnent en Libye, attendant une opportunité,
  • L’esprit islamiste et djihadiste qui est en métastase, dans les villages et les villes des régions qui se considèrent délaissées,
  • Des armes de toutes espèces sont stockées dans l’ensemble du territoire national par des groupes qui attendent pour se constituer en faction ou milice,
  • Les instances de l’Etat probablement insidieusement infiltrées,
  • De l’argent de provenance suspecte circulant dans la société,
  • Un voisinage facteur d’insécurité, de risque et d’instabilité.

Dans cette équation, si tous les ingrédients sont réunis, quel sera l’élément ou l’événement déclencheur de la réaction ? À l’instar du Liban dans les années 1970, où les différentes factions sont entrées en conflit avec les mercenaires locaux, à l’instar de l’Algérie en 1992, du fait d’un sursaut patriotique de l’armée contre le parti islamiste ?

Dans toutes décisions politiques, économiques, militaires,..., par lesquelles un pouvoir quelconque chercherait à atteindre un objectif donné, il y a toujours des conséquences que les décideurs n’ont pas prévues, conjecturées ou anticipées, soit par une confiance excessive dans leur vision prospective, soit par manque de connaissances de la société qu’ils gèrent ou méconnaissance des catégories impliquées par sa décision, soit encore par déformation idéologique. Ainsi, des effets d’agrégation, comme une guerre civile ne serait pas une conséquence secondaire ou indésirable, mais au contraire un dommage principal. Ceux qui observent, étudient et décryptent la géopolitique et la phénoménologie sociétale le savent. Ils ne peuvent ignorer que derrière cette ivresse de la liberté et ce triomphe de la démocratie, nés des premiers temps de l’insurrection tunisienne, il y a une face cachée dans laquelle se profilent des poisons mortels : la tentation de l’extrémisme comme l’islamisme, la sublimation de l’anarchisme, la prise de pouvoir par des chefs de guerre, issus des armées ou des forces de sécurité, et qui ont des ambitions de pouvoir et contestent la souveraineté et la légitimité de l’Etat. Pour ce qui est de l’islamisme, notre société s’y est habituée tels les esclaves de la caverne chez Platon. Pour ce qui est de l’anarchisme, nous le vivons sporadiquement depuis janvier 2011. Pour ce qui est du terrorisme, nous le connaissons de façon douloureuse et intense et nous réagissons au mieux du possible. Pour ce qui est de l’abandon de la souveraineté et la remise en cause de la légitimité, c’est un fait grave et une affliction de tous les jours, qui ne sont pas encore ressentis comme tels et auxquels nous ne sommes pas encore confrontés. Pire que la dictature, plus tragique que l’anarchie, la guerre civile emporte les Etats et les peuples et nul n’en ressort totalement indemne tant il est vrai qu’il n’y a ni vainqueurs ni vaincus mais seulement des victimes.

Evitons, donc, de nous engager dans cette voie sombre et préservons l’intégrité de l’Etat en défendant la neutralité du bras armé de l’Etat dans sa composition, ses principes et sa mission. N’en faisons pas celui de factions militaro-partisanes.

La stabilisation du processus politique et la fondation d'institutions démocratiques solides, efficaces et pérennes sont encore à réaliser, qui n’ont pas besoin de ces interférences. Le temps est plutôt venu de mettre en place un système fondé sur une justice indépendante intègre et résiliente, une police et une armée républicaines neutre, fidèle et redevable, une administration transparente au service du citoyen, des media indépendants et régulés, un contrat social prônant liberté, ordre et justice sociale, tolérance, dignité et solidarité et un fondement constitutionnel fort, reflétant des valeurs communes et partagées. Ces valeurs assurées consacreront un véritable Etat de droit démocratique.

Monji  Ben Raies
Universitaire, Enseignant en droit public et en sciences politiques
Université de Tunis-El Manar
Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis