Opinions - 30.01.2017

Badis Bakir - Droit et islam en Tunisie : des relations équivoques

Badis Bakir - Droit et islam en Tunisie : des relations équivoques

Avec Daesh et les attentats djihadistes, le terrorisme islamiste s’expose sur la scène internationale. Ce déferlement de violence suscite parfois le rejet de la religion musulmane, perçue comme étant à l’origine du terrorisme. L’amalgame entre pays musulmans n’est pas rare, et certains pensent que la sécularisation y est inexistante. Pourtant, de nombreux Etats musulmans ne reconnaissent plus la Charia comme source fondamentale de leur droit. Certains sont laïques comme la Turquie et les Républiques d’Asie centrale. D’autres sont multi-confessionnels comme le Liban (qui reconnaît officiellement 18 confessions différentes). Seule une minorité d’Etats, dont l’Arabie Saoudite et l’Iran, sont principalement régis par le droit islamique. Quid de la Tunisie ?

S’intéresser à la relation entre droit et islam revient à étudier dans quelle mesure le droit positif intègre les prescriptions divines basées sur la foi en la révélation. C’est à partir des sources premières de la norme islamique (Coran et Sunna) que la doctrine a élaboré la Charia à partir du IXe siècle. Le peuple tunisien présente un clivage idéologique entre islamisteset séculiers. D’une part, les islamistes adhèrent à une idéologie politico-sociale basée sur une doctrine intégriste et qui souhaite appliquer le droit islamique. D’autre part, les séculiers veulent séparer la norme religieuse du droit positif ou du moins en limiter l’influence. Les élections législatives de 2014 ont donné raison aux séculiers (40% des voix), mais la victoire fut serrée (30% pour les islamistes).

Prétendument arabo-musulmane, la Tunisie est imprégnée de cultures diverses. Sur un fond ethno-culturel berbère, elle a vu successivement défiler Phéniciens, Puniques, Romains, Goths, Byzantins, Arabes, Andalous, Ottomans, Français et Italiens. Chaque peuple apportera sa religion. Durant l’Antiquité, les polythéismes berbère, phénicien puis romain se mélangent. Aux premiers siècles de notre ère, ils sont concurrencés par le christianisme et le judaïsme. A partir du VIIe siècle, l’islam sunnite s’impose, ce qui n’empêchera pas la présence des hétérodoxies kharidjites et chiites, et la survivance de minorités juives et chrétiennes.

Aujourd’hui 98% des Tunisiens sont musulmans sunnites. Le droit produit depuis l’indépendance cultive des paradoxes dans son rapport à l’islam, ce qui semble être le résultat d’une histoire plurielle. Il appartient d’étudier la place de la norme islamique dans le droit positif tunisien. Dans la Constitution de 2014, l’Etat se revendique musulman à l’article premier, et civil à l’article 2, ce qui constitue une ambivalence. Au niveau du droit du statut personnel, la Chariaa été marginalisée par l’intégration de nombreuses règles du droit civil français. Ainsi, la Tunisie s’orienterait vers un système séculier toujours imprégné d’islam.

Les ambivalences de la Constitution ou l’islam dans un Etat civil

La Constitution du 26 janvier 2014 dispose en son article premier : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion »,ce qui reprend à l’identique l’article premier de la Constitution de 1959. En reconnaissant une seule religion (l’islam),l’Etat est uni-confessionnel. L’article 2 vient nuancer voire contredire le premier : « La Tunisie est un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit». Un Etat civil signifie que l’Etat n’est ni religieux, ni militaire, mais basé sur la citoyenneté.Cette dualité s’explique par la culture du compromis qui s’est imposée comme fondement du nouvel ordre politique depuis 2011(1). La Révolution de 2011 remet à l’ordre du jour la question de l’islam dans le droit normatif tunisien, profitant du pluralisme nouveau. A l’indépendance, le régime mis en place par le Président Habib Bourguiba (au pouvoir de 1957 à 1987) est résolument séculier. Dirigeant progressiste et humaniste, Bourguiba souhaitait amorcer un processus de sécularisation. Bien que la religion imprègne le droit, elle n’en est pas la source principale ni le fondement légitime. La philosophie politique de Bourguiba est fortement influencée par la pensée occidentale, notamment le positivisme d’Auguste Comte. Elle est également inspirée du mouvement réformiste tunisien du XIXe siècle, dont Kheireddine Pacha est la figure de proue. Grand Vizir du Bey de 1873 à 1877, celui-ci considère que la modernisation est nécessaire et s’inspire des modes et principes de gouvernance européens. Bourguiba s’inspire aussi de Mustapha Kemal Atatürk tout en lui reprochant d’avoirplaqué de force un système étranger sur la Turquie. Erigeant la laïcité en principe fondamental de la République, Atatürk supprime l’islam de l’ordre juridique. Bourguiba refuse la rupture avec l’islam et assure une continuité évolutive avec ce dernier en légitimant de nombreuses mesures par des prescriptions coraniques (principalement en matière familiale).

Lors de la préparation de la Constitution de 2014, le projet d’article n°140 proposé par les islamistes prévoyait la reconnaissance de l’islam comme religion d’Etat. Ce projet d’article a été réprouvé par l’opposition et le tissu associatif laïque. Le consensus sera trouvé dans l’article premier qui conserve l’ambiguïté de la Constitution de 1959 avec un islam revendiqué qui ne constitue pas une religion d’Etat à proprement parler. En effet, depuis l’indépendance, la posture classique de la doctrine tunisienne consiste à rejeter la religion d’Etat en considérant que l’islam est la religion du pays et non de l’Etat. L’article premier désigne l’islam comme référent culturel du peuple tunisien mais a une portée sociologique et non légale, il n’est pas opposable. En 1959, cette formulation équivoque aurait eu pour but de ne pas brusquer les franges conservatrices de la société. En 2011, elle visait à apaiser la confrontation entre séculiers et islamistes. En reconnaissant une religion au pays, la Constitution fait reposer l’ordre juridique sur un socle religieux et met en place un « Etat civil à support religieux »(2) . Ce concept paraît poser une ambivalence qui est symptomatique du droit tunisien en matière religieuse. Mais toujours est-il que la Charia n’est pas une source du droit citée dans la Constitution. Ainsi la religion d’Etat est résiduelle, ce qui n’est pas sans rappeler le Royaume-Uni, Etat sécularisé et démocratique où l’Eglise anglicane est aujourd'hui encore sous l’autorité du souverain(3).

L’ambiguïté persiste dans l’article 6 : « L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes. » Les libertés religieuses sont garanties, ce qui reprend l’article 5 de la Constitution de 1959. Dans le même temps, l’Etat se présente comme le défenseur de la religion et contrôle les atteintes au sacré. L’Etat a la garde de la religion: s’agit-il seulement de l’islam ?Manipulée ingénieusement, cette disposition peut permettre une police de la morale, qui restera toutefois encadrée par la liberté de croyance et de conscience. Dans le même article, l’Etat est « garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane », ce qui permettra d’interdire les prédications haineuses et violentes de certains fondamentalistes. A côté des libertés religieuses, le statut de la femme est un des principaux marqueurs de la religiosité d’une société. En disposant que « Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs (…) devant la loi sans discrimination », l’article 21 garantit expressément l’égalité totale entre hommes et femmes et interdit les discriminations fondées sur le sexe. L’article 46 s’inscrit dans une perspective de construction progressive, engageant l’Etat à pourvoir toujours plus de droits aux femmes. Dans les projets d’articles, les islamistes voulaient constitutionnaliser la complémentarité de la femme par rapport à l’homme, ce qui a été contesté par une grande part de la société civile. Ces dispositions font écho au Code du statut personnel.

Le droit du statut personnel : une influence islamique restreinte

Le droit de la famille est réformé en profondeur dès l’indépendance en 1956 par le Code du statut personnel, un des premiers du monde musulman. Le Code s’émancipe de la Charia à laquelle il ne fait aucune référence. Pendant longtemps, la norme islamique a fortement imprégné cette branche du droit. Aujourd’hui encore, les autres pays musulmans d’Afrique du Nord et du Proche-Orient appliquent la Charia en matière familiale. L’esprit avant-gardiste du Code du statut personnel avait été exposé par Tahar Haddad dans son essai «Notre femme dans la législation islamique et la société»(1930). Le Code s’inspire du droit civil français et par extension du droit romain. Désormais, le mariage est fondé sur le consentement mutuel et la contrainte est sanctionnée par la loi (article 3), annulant ainsi la tutelle qui prévalait jusqu’alors. La polygamie, pratique traditionnelle en droit islamique, est strictement interdite et assortie de sanctions pénales à l’article 18. Le devoir d’obéissance de la femme à son mari est supprimé. L’époux ne dispose d’aucun pouvoir d’administration sur les biens propres de son épouse (article 24). La répudiation est la rupture unilatérale du mariage attribuée uniquement à l’époux en droit islamique. Cette pratique est interdite et remplacée par le divorce judiciaire (articles 29 et 30), qui peut désormais être demandé par l’épouse (article 31), s’inspirant de la loi française du 11 juillet 1975. Par ailleurs, le droit de garde de l’enfant est donné à la mère (article 55). Une loi du 4 mars 1958 reconnaît l’adoption plénière en son article 8. Cette mesure constitue une rupture nette avec le droit islamique, en vertu duquel l’adoption plénière est illégale(4) . La Tunisie est le seul pays musulman à autoriser l’adoption plénière jusqu’en 2004 (lorsque la Turquie l’autorise à son tour).

Avec le Code du statut personnel, la femme n’est plus appréhendée comme une mineure mais comme une citoyenne majeure dotée des mêmes droits et devoirs que l’homme. Selon Sana Ben Achour : « Il a poussé, à nul autre pareil, sa logique séculière en refoulant le droit musulman du champ des sources de légalité (…) donnant ainsi au droit de la famille tunisienne vocation à l’autonomie législative et à l’émancipation normative. (…)»(5) Néanmoins, pour vêtir ces mesures de légitimité, Bourguiba les justifie grâce à une interprétation libérale de l’islam fondée sur l’Ijtihad (effort de réflexion personnel basé sur les principes généraux du droit islamique).Le Code du statut personnel a ouvert la voie à une série de mesures tendant à toujours plus d’autonomie par rapport au droit islamique en matière familiale. La loi du 26 septembre 1973 autorise l’interruption volontaire de grossesse dans les trois premiers mois sansconditions. En matière de filiation, la loi du 12 juillet 1993 reconnaît la filiation matrilinéaire en permettant à la mère de donner son patronyme et sa nationalité à son enfant, après approbation du mari. La loi du 28 novembre 1998 modifiée par la loi du 7 juillet 2003 n’exige plus l’accord du mari pour l’établissement de la filiation maternelle et autorise la filiation naturelle, ce qu’interdit le droit islamique. Dans les années 2000,le juge consacre la non-discrimination sur des bases religieuses comme « principe fondamental de l’ordre juridique tunisien », qu’il qualifie d’impératif de la liberté de conscience.(6)  L’endogamie religieuse du mariage pour les femmes est considérée comme inconstitutionnelle car contraire à l’égalité entre citoyens (article 6 de la Constitution de 1959), puisqu’elle ne s’applique pas aux hommes. Dans le même jugement, l’empêchement à succession d’une personne non-musulmane est remis en cause car il viole les traités internationaux(7) signés par la Tunisie, la liberté de conscience et l’égalité entre citoyens protégés respectivement par les articles 5 et 6 dela Constitution de 1959.

Vers une sécularisation lente et graduelle du droit

De nombreuses règlementations échappent à la norme islamique en Tunisie. La législation relative à l’alcool autorise par exemple la consommation de boissons alcoolisées.De plus, la Tunisie est le seul pays musulman avec la Turquie où la prostitution est légale (arrêté du 30 avril 1942 portant réglementation de la prostitution sous la Régence), seule la prostitution clandestine privée est interdite.Ces spécificités libérales du droit tunisien ne sauraient faire oublier des domaines encore imprégnés par laCharia. L’article 230 du Code pénal prévoit jusqu'à trois ans d’emprisonnement pour sodomie, y compris entre adultes consentants, ce qui incrimine notamment les rapports sexuels entre hommes. Il a été appliqué par plusieurs jugements récents(8) . Pour l’établissement de la preuve, un examen anal a été demandé par l’instruction. Aussi bien la sanction que la procédure semblent violer la Constitution, notamment le droit à la vie privée (article 24) et l’intégrité physique et la dignité humaine (article 23).Par ailleurs, la Charia régit toujours le droit successoral. La femme doit hériter une part correspondant à la moitié de la part de l’homme selon le Coran(9), ce qui a été repris dans le droit positif. L’héritage inégalitaire entre hommes et femmes est contestable aujourd’hui sur la base de l’article 21 de la Constitution qui garantit l’égalité des sexes. Un projet de loi en 2016 visait à modifier cette disposition, et permettre à la femme d’hériter autant que l’homme s’il y a accord entre héritiers et héritières.

Les lois adoptées par la nouvelle Assemblée parlementaire pourront affiner la définition du lien entre droit positif et norme religieuse. De plus, les lois existantes pourront être modifiées ou abrogées à la lumière de la nouvelle Constitution. En effet, l’exception d’inconstitutionnalité dans le cadre d’un procès est prévue à l’article 120 de la Constitution. Pour cela, il faudra attendre la mise en place de la Cour constitutionnelle qui succédera à l’Instance provisoire actuelle.

Par une imprégnation limitée de la norme islamique, la Tunisie se démarque de la majorité des autres Etats musulmans (y compris de la Turquie, gouvernée depuis 2002 par un parti islamiste). Renouant avec le réformisme de l’indépendance, le droit tunisien est engagé dans une sécularisation lente et graduelle, à défaut de faire la place à une laïcité nouvelle et assumée.

(1) « Elle (la Constitution de 2014) a été l’expression d’un compromis entre des élites culturellement hétérogènes. » (Redissi H. , « Raison publique et laïcité islamique : la Constitution tunisienne de 2014 » ; Leaders, « Opinions » ; 4 juillet 2014).
(2) Loc. cit.
(3) Plusieurs pays européens ont encore une religion d’Etat : Royaume-Uni (anglicanisme), Danemark, Norvège, Islande (protestantisme), Grèce (orthodoxie), Vatican, Monaco, Malte, Lichtenstein (catholicisme).
(4) Sourate XXXIII « Al-ahzab » (Les Coalisés), versets 4 et 5.
(5) Ben Achour S., « Le Code du statut personnel, 50 ans après : les dimensions de l’ambivalence » ; L’Année du Maghreb, II, 2007, pp. 55-70.
(6) Jugement TGI Tunis 18/05/2000, confirmé par arrêt Cour d’appel Tunis 14/06/2002, confirmé par arrêt Cour de cassation 20/12/2004.
(7) Pacte international relatif aux droits civils et politiques et Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes.
(8) 1e affaire : TGI Sousse 22/09/2015 : condamnation à un an de prison ; Cour d’appel Sousse 17/12/2015 : peine réduite à deux mois de prison et 300 dinars d’amende.
2e affaire : TGI Kairouan 10/12/2015 : condamnation à trois ans de prison et trois ans de bannissement de la ville. Cour d’appel Sousse 03/03/2016 : bannissement annulé, peine réduite à un mois de prison et 400 dinars d’amende.

(9) Sourate IV « Al-nissa » Les femmes , verset 76.



 

Badis Bakir
Etudiant en Master 1 Droit public
Faculté de droit et de science politique d’Aix-en-Provence
Université d’Aix-Marseille III
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