News - 30.01.2017

Fatma Marrakchi Charfi: La dépréciation du dinar c’est aussi l’affaire du gouvernement!

La dépréciation du dinar c’est aussi l’affaire du gouvernement!

En Tunisie, sur les trois dernières années (2016, 2015 et 2014), le dinar a perdu respectivement, 14,1%, 7,6% et 11,5% par rapport au dollar US. Sur la dernière année, le dinar a aussi perdu 10,5% par rapport à l’euro. Globalement, la dépréciation du dinar n’est pas un phénomène nouveau, dans la mesure où des années durant, cette politique était délibérée et elle consistait à laisser déprécier le dinar du différentiel d’inflation entre la Tunisie et ses partenairesen vue de stimuler les exportations tunisiennes. Ce qui est nouveau par contre, c’est que le dinar est de plus en plus déterminé par le marché et donc par la loi de l’offre et de la demande et la BCT intervient de moins en moins sur ce marché. 

Eclairage sur le cadre opérationnel de la politique de change

Le document accompagnant la lettre signée par le ministère des finances de l’époque et le gouverneur de la BCT datant du 2 mai 2015 avec le FMI, explique les mesures prises et le degré d’engagement des autorités locales quant à leur intervention pour soutenir le dinar. En effet, dans le Mémorandum de politiques économiques et financières il a été souligné par les signataires qu’ « une politique de change plus flexible demeure essentielle pour accroitre notre compétitivité, préserver les réserves internationales de la BCT, et faciliter l’ajustement extérieur » et dans cette même lettre les signatairess’engagent à assouplir le régime de change en limitant les interventions de la BCT sur le marché des changes au lissage des fluctuations excessives du taux de change. Dans cette perspective les signataires ajoutent, « nous sommes résolus à strictement limiter les ventes nettes de change et uniquement lorsque les solutions de marché ont été épuisées. Un taux de change plus flexible contribuerait à résorber progressivement la surévaluation du dinar et à favoriser un meilleur alignement sur les fondamentaux macroéconomiques. Nous entendons également intervenir en achetant des devises chaque fois que les conditions du marché le permettent. » Théoriquement, d’après le triangle de Mundell, il est tout à fait compréhensible qu’il soit impossible d’être dans le cadre d’une mobilité des capitaux avec l’étranger, (ce qui fait référence à la convertibilité totale du dinar), de préserver l’indépendance de sa politique monétaire et défendre un taux de change fixe. Ainsi, si on s’oriente vers une mobilité plus importante de capitaux, tout en tenant à son indépendance monétaire pour avoir la possibilité d’utiliser ses instruments (le taux d’intérêt par exemple), il est impératif d’aller vers le flottement du dinar. Aujourd’hui c’est le processus qui est en cours.

Par ailleurs, et dans le cade de réformes du marché des changes envisagées par la BCT, la première vague de réforme qui a été entamée depuis 2011, a abouti à la mise en place de l’Accord de Teneurs de Marché, où les intermédiaires agrées ont un rôle de plus en plus déterminant dans la fixation de la valeur du dinar et où la BCT intervient à minima. Théoriquement, un taux de change plus flexible, contribuerait à résorber progressivement la surévaluation du dinar et à favoriser un meilleur alignement sur les fondamentaux macroéconomiques.Qu’en est –il pour le dinar?

La balance commerciale est un des principaux fondamentaux dont la détérioration affecte le dinar à la baisse. Structurellement, la balance commerciale en Tunisie était compensée partiellement mais en grande partie, par l’excédent de la balance des services grâce notamment aux exportations des services touristiques. En 2005 par exemple, la balance des services résorbait 93% du déficit commercial. En 2014, les services ne couvrent que 22% du déficit commercial et en 2015 les services couvrent uniquement 7% du déficit commercial qui a tendance à augmenter de plus en plus.Le résultat de ce constat est que le déficit courant est de plus en plus important et le recours à l’endettement étranger est de plus en plus important et le maintien d’un certain niveau de réserve de change devient de plus en plus difficile. En effet,les réserves de change se font de plus en plus rares et la BCT essaie d’économiser ces réserves pour parer à tout choc exogène négatif et pour payer la dette externe du pays.Le niveau de 106 jours d’importation dont nous disposons aujourd’hui est jugé très suffisant par les uns pour en utiliser une partie pour défendre le dinar et par d’autres plus prudents est jugé insuffisantpour pouvoir affronter d’éventuels chocs négatifs tels qu’un renchérissement du prix du baril du pétrole par exemple, défendre le dinar et honorer nos engagements par rapport à nos bailleurs de fonds étrangers.

Au total, il s’agit d’arbitrer entre stabiliser le dinar ou accumuler les réserves de change. La balance ci-dessous montre bien quele dernier critère l’emporte largement sur le premier.Ce point de vue semble être largement partagé par le FMI, notre principal bailleur de fonds, dans l”IMF Country Report No. 16/138 (juin 2016): « Etant donné que le dinar est surévalué de 6 à 13% » dépendant du modèle de détermination du taux de change utilisé, « le FMI incite les autorités monétaires à continuer de reconstituer les réserves de change, en optant pour une plus grande flexibilité du taux de change, qui accroitrait la compétitivité et soutiendrait la politique monétaire ».

La question qui se pose à ce niveau, est ce que ces dépréciations sont en train d’améliorer la balance commerciale ?  Les élasticités prix de demande des importations et de demande des exportations étant faibles, l’effet négatif des prix a tendance à l’emporter sur l’effet volume censé être positif, (diminution du volume à l’import et augmentation du volume à l’export). Le déficit commercial était de 13636 millions de dinars en 2014, de 12048 millions de dinars en 2015 etde 12621 millions de dinars en 2016. En tous les cas sur les 3 dernières années, l’année 2015 est l‘année qui enregistre les taux de dépréciation les moins faibles et constitue l’année ou le déficit commercial est le moins élevé par rapport aux années 2014 et 2016. Il est évident que le taux de change n’est pas le seul déterminant du déficit commercial, mais la politique suivie et la manière de présenter les bienfaits des dépréciations ne sont pas au rendez-vous pour la Tunisie. Ainsi et pour trouver des solutions par rapport à ce contexte il faut savoir d’où provient le déficit commercial ?

D’où provient ce déficit commercial et par rapport à quels pays?

La balance commerciale par pays pour l’année 2016 est représentée par le graphique suivant:

Source: Calculs de l’auteure à partir des données de l’INS sur le commerce extérieur

Les pays qui enregistrent un excédent avec la Tunisie en 2016 sont principalement la France, avec un excédent de 2855 MD et la Libye avec un excédent de 886 MD et ensuite le Maroc et la Pologne dans une moindre mesure avec des excédents respectifs de 115 et 60 MD. 

En ce qui concerne le déficit commercial le plus important, il était enregistré est avec la chine et représente 3843 MD (30% du déficit commercial), ensuite le déficit avec la Turquie qui croit à vue d’œil pour s’établir à 1483 MD (12% du déficit commercial) et ensuite avec la Russie avec 1376 MD (11% du déficit total). Globalement avec l’Union Européenne, la Tunisie accuse un déficit commercial de 685 MD ce qui ne représente environ 5% du déficit commercial de la Tunisie en 2016.

Etant donné, l’impact négatif de la dépréciation du dinar sur l’inflation , sur le renchérissement de la dette libellée en monnaie locale et sur le budget de l’Etat par le biais de la caisse générale de compensation et l’impact positif hypothétique sur la balance commerciale, il serait intéressant de réfléchir à une autre manière d’éviter l’érosion de devises autre que l’option du flottement du dinar. 
Quelles solutions pour ces dépréciations qui deviennent de plus en plus importantes ?
Pour limiter ce déficit commercial qui impacte directement et négativement la valeur du dinar, trouvons des solutions:

  • Lapremière solution préconisée est de limiter l’érosion des devises et d’activer les clauses de sauvegarde pour limiter certaines importations . Ces clauses sont des mesures prises pour protéger une branche de production spécifique contre une poussée imprévue des importations, régies en principe par l'article 19 du GATT. L'Accord sur l'agriculture et l'Accord sur les textiles et les vêtements prévoient des types de sauvegardes spécifiques : sauvegardes spéciales dans l'Accord sur l'agriculture et sauvegardes transitoires dans l'Accord sur les textiles et les vêtements. Cette solution ne fait pas l’unanimité dans la mesure où certains pensent que toute mesure de protection encourage l’informel et le parallèle. Dans cette même lignée, le staff du FMI en 2014 a déjà donné son avis en décembre 2014 « Des mesures ad hoc de contrôle des importations visant à réduire le déficit commercial devraient continuer à être évitées. Les autorités envisagent des mesures spéciales pour contrôler le déficit commercial, mais sont convenues avec le staff du FMI qu'une « surtaxe » sur les importations est une distorsion et ne devraient être introduites qu'en dernier recours et à titre temporaire (conformément aux pratiques de l'OMC)». Toutefois, nous continuons de croire que ces mesures de sauvegarde étant transitoires peuvent donner une bouffée d’oxygène à la balance des paiements et sauvegarder ce qui reste du tissu industriel notamment pour les entreprises de textiles de la Tunisie. Des mesures de sauvegarde devraient aussi profiter aux agriculteurs tunisiens. Cette mesure, doit être accompagnée par des mesures de lutte contre le marché parallèle.
  • Autre solution préconisée : Pour les pays importateurs, il est d’usage de contrôler les importations pour savoir si elles sont conformes aux normes, que ce soit les normes techniques pour les produits industriels et les normes sanitaires et phytosanitaires pour les produits agricoles. C’est une pratique très courante et très utilisée par les pays développés notamment l’Europe et les USA, afin de préserver la sécurité et la santé des consommateurs. Les autorités tunisiennes devraient s’atteler à développer ces contrôles vis-à-vis de la Chine et vis-à-vis de la Turquie puisque le déficit commercial est à 30% d’origine chinoise et à 12% d’origine Turque. Le ministère du commerce et le ministère de l’agriculture devraient être très conscients des méfaits de ces importations non contrôlées qui pourraient constituer une menace pour le consommateur tunisien, un danger sur l’équilibre extérieur de la Tunisie ainsi que sur le tissu industriel et sur les agriculteurs et devraient prendre des mesures pour contrôler ces importations.
  • La troisième solution qui semble émaner de la BCT consiste à intégrer le Yuan chinois dans ses réserves de change. En effet, la BCT encouragée par l’introduction du Yuan dans les DTS (monnaie de FMI), ce qui permet au yuan d’avoir une contrepartie en DTS, et se trouvant dans l’incapacité de limiter cette érosion de dollars souhaiterait payer les importations chinoises en yuan, monnaie faible qu’en monnaie forte (Dollar US). En effet, les importations chinoises qui s’élèvent à 3905 MD sont payées en dollar US. Le dollar est une monnaie forte et le paiement des factures chinoises en dollar coute très cher. La question qui se pose dans ce cas ? qu’est-ce que nous avons à exporter à la chine et donc d’où vont venir les yuans qui sont censés permettre de payer les importations tunisiennes en provenance de Chine, sachant qu’aujourd’hui nous n’exportons qu’à raison de 62 MD vers la Chine. Qu’avons-nous à exporter vers la chine ? peut-être de l’huile d’olive ? peut-être qu’on peut s’attendreà recevoir des touristes chinois, mais cela ne se fera pas du jour au lendemain et sans un travail préalable de la part des ministères concernés. A mon sens, le fait d’intégrer le yuan dans les réserves de change permettrait au mieux de s’endetter sur le marché chinois pour payer les importations chinoises. De ce fait, au lieu de limiter les importations chinoises qui constituent une menace pour l’industrie tunisienne, le paiement en Yuan (si nous arrivons à attirer des Yuans) pourrait encourager ces importations.D’un autre côté, si nous n’arrivons pas à avoir des Yuans en contrepartie des biens tunisiens exportés ou de recettes touristiques, nous continuerons à payer les importations chinoises en dollar US, ce qui aggravera la balance commerciale car le dollar US aura tendance à s’apprécier pour l’année 2017.

C’est pour ces différentes raisons que la balle est plus dans le cas du gouvernement que celui de la BCT.

Les prévisions pour l’année 2017

L’année 2017 sera marquée par une appréciation de l’USD par rapport à l’Euro et si nos importations ne diminuent pas (surtout celles de consommation finale trouvant son substitut en Tunisie) le déficit commercial continuera à se creuser, à défaut de pouvoir booster les exportations. Ce facteur bien qu’exogène à la Tunisie continuera à faire pression sur le dinar et ceci quel que soit la performance de l’économie tunisienne.

Il y a des facteurs objectifs qui laissent prévoir une appréciation du dollar US en 2017dont:

  • La fin du quantitative Easing(assouplissement quantitatif) aux USA mais qui est toujours d’actualité au sein de l’Union Européenne. C’est ce qui fait que la politique monétaire sera accommodante en Europe et non aux USA.  Bien au contraire, la politique monétaire aux USA sera restrictive suite à l’abandon du quantitative Easingd’une part et suite à l’augmentation des taux d’intérêt à la fin 2016 et l’annonce d’augmentation de ces taux en 2017 aussi. Attirés par ces taux d’intérêt en hausse, les USA attireront les capitaux, ce qui aura tendance à apprécier la valeur du dollar.
  • L‘annonce de la réduction de l’impôt sur la fortune attirera aussi les capitaux aux USA et aura tendance à apprécier la valeur du dollar.
  • Les bonnes performances des USA en termes de croissance et d’emploi apprécieront à leur tour le dollar USA.

Tous ces facteurs qui entraineront l’appréciation du dollar US feront pression vers la baisse du dinar. Si d’un autre côté, les importations sont de plus en plus importantes et l’amélioration des exportations n’est pas au rendez-vous, le dinar sera de plus en plus négativement impacté tant par des facteurs endogènes que par des facteurs exogènes. La balance commerciale se détériorera encore plus si le gouvernement n’intervient pas pour prendre les mesures nécessaires.

Le dernier point auquel il faudrait être attentif, et là je lance un appel aux entreprises publiques ! Couvrez-vous par rapport au risque de change ! Les instruments existent et sont assez diversifiés ne vous laissez pas surprendre par l’appréciation du dollar US.
 


(1) Fatma MARRAKCHI CHARFI &Mohamed KADRIA (2016): “Incomplete Exchange Rate Pass-Through Transmission to Prices: an SVAR Model for Tunisia” Annals of Financial Economics Vol. 11, No. 4 (December 2016)

(2) http://www.leaders.com.tn/article/14529-le-dinar-en-perte-de-vitesse-pourquoi?
 

Fatma Marrakchi Charfi
Professeur Universitaire en Sciences Economiques