News - 08.01.2017

Nejib Chebbi: La nouvelle décennie de l’Enseignement

Nejib Chebbi: La nouvelle décennie de l’Enseignement

Parmi les polémiques qui ont dominé l’année écoulée et qui n’ont pas laissé l’opinion indifférente, celle qui a opposé le ministre de l’enseignement Neji Jalloul aux syndicats de l’enseignement. Ces polémiques et les tensions qui en découlèrent ont pris un caractère corporatiste et provoqué une incompréhension des éducateurs auprès de l’opinion, et des parents d’élèves en particulier. Ces polémiques se poursuivent encore et risquent de nous faire passer à côté de l’essentiel : la Réforme de l’enseignement!

La Tunisie a décroché avec le progrès scientifique dès le 13ème siècle, lorsque abandonnant les «sciences profanes», elle s’est enfermée dans les casuistiques juridiques du Fiqh malékite: glossaires, commentaires des glossaires et commentaires des commentaires… Dans son ouvrage, la Berbérie Orientale sous les Hafsides, Robert Brunschvig écrit : « Les sciences profanes combattues par l'orthodoxie ne sont plus cultivées que par quelques rares individus qui doivent comme le note Ibn Khaldoun se dérober à la surveillance des docteurs…Dans l'ensemble à partir du 14e siècle la chrétienté n'a plus grand chose à prendre du monde de l'Islam… (et) avec le triomphe d'Ibn Arfa s'affirment le refus d'une vraie renaissance intellectuelle et la rigueur voulue d'un conservatisme qui confinera bientôt à la stagnation »
Au même moment, l’Europe amorçait son ascension : la « Requonquista » qui débute vers 1260 et culmine avec la chute de Grenade en 1492, la Renaissance italienne et dans le sillage de cet éveil, la découverte de l’imprimerie (1494), celle de l’Amérique (1492) et l’amorce des temps modernes avec leur apport dans le domaine de la penséeet leur lot de découvertes scientifiques et techniques.
Notre stagnation devait se poursuivre jusqu’au milieu du XIXème siècle qui a connu les premières réformes en matière d’enseignement (Khereddine et le collège Sadiki 1875) ainsi que l’ébauche timide de réformettes de l’enseignement traditionnel Zietounien. Le protectorat français n’a pas aidé à notre relève dans ce domaine: «le baccalauréat, longtemps réservé au lycée Carnot, écrit Noureddine Sraïeb, est plus inhabituel encore: 27 élèves sont admis au baccalauréat en 1927, 58 en 1938…En 1952, on enregistre 110 bacheliers tunisiens (65 pour la 1ère partie, 45 pour la 2ème partie ».

Il fallait attendre l’indépendance du pays, et l’âge d’or du Bourguibisme pour enregistrer une ascension fulgurante dans le domaine scolaire : pour l’année scolaire 1956/57 on comptait 226 919  élèves dans le primaire (124 000 en 1953), ils sont devenus 777 686 en 1966 /67. Dans le secondaire et pour la même période, ils sont passés de 21 583 à 100 525 élèves. Dans l’enseignement supérieur les étudiants sont passés de 639 en 1956/57  à 6 327 dix années plus tard. Pour atteindre ces records fulgurants on a dû multiplier par dix au moins le nombre des enseignants, des classes et des établissements scolaires, à tous les niveaux. L’effort financier était énorme, mais les transformations au niveau d’un rêve bercé à travers les siècles.

En 1968, cependant, Bourguiba s’interrogeait : « les données statistiques concernant les succès aux examens ne donnent pas une idée précise de l'efficacité du système. Numériquement la courbe est ascendante; mais elle ne nous renseigne pas sur la valeur des résultats. Un grand nombre d'élèves sont admis au secondaire et au moyen sans avoir obtenu la moyenne réglementaire. Je me suis laissé dire qu'on a parfois racheté des élèves qui n'ont eu qu'une moyenne de 6 sur 20. Comment un élève peut-il suivre utilement l'enseignement des Lycées et Collèges avec une moyenne si basse? Le niveau des études secondaires s'en ressent nécessairement»
Une commission de réflexion a été instituée et dans son rapport final elle conseillait de sacrifier le nombre à la qualité. Ainsi s’amorçait deux décennies de « sélection » dans l’enseignement qui allaient sacrifier le potentiel créateur de la jeunesse tunisienne sur l’autel des « restrictions budgétaires.

Il fallait attendre les années quatre-vingt-dix pour voir une amorce de rectification mais à vouloir redresser le bâton on l’a tordu dans l’autre sens: si les portes de l’école et de l’Université se sont ré-ouvertes aux enfants des couches les plus démunies de la population, la qualité a été quand-même sacrifiée au profit du nombre. Dans les tests internationaux, la Tunisie occupe dramatiquement le bas des tableaux et les résultats du baccalauréat de 2016 attestent que près des trois quarts des admis en Lettresn’ont pas leur moyenne en philosophie et les deux tiers des scientifiques n’ont pas leur moyenne en physique.

Ce long détour historique m’a semblé nécessaire pour souligner la centralité de la question scolaire et on pourrait la souligner encore plus en passant en revue les prodigieux progrès introduits par la révolution numérique, leur application à l’éducation et à l’industrie à telle enseigne que nul progrès n’est envisageable à l’avenir s’il n’est induit par l’innovation, c’est à dire la formation, la recherche-développement et l’investissement dans l’immatériel, c’est à dire essentiellement dans le capital humain !

Or à quoi assistons-nous aujourd’hui ?  A des polémiques stériles, voire destructives entre corps enseignant et ministère de l’éducation. On ne s’interroge guère sur l’avenir de nos enfants ni sur la place de notre pays dans le monde! L’amélioration du niveau de vie et des conditions de travail des enseignants est certes légitime et fait partie des réformes nécessaires pour sauver notre pays mais les réformes ne s’arrêtent pas là. A leur tête s’inscrit la formation des formateurs. Sans la formation du corps enseignant et des administrateurs des établissements scolaires, il n’y a rien à attendre des autres réformes, jusque et y compris l’introduction des TIC. Parallèlement se posent les questions de l’investissement dans l’infrastructure scolaire (bâtiments, classes, réfectoires, salles de permanence et terrains de sport, moyens de transport,etc.) et des équipements en technologies de l’information et des télécommunications (ordinateurs, tablettes, fibres optiques et connexion à l’internet haut débit). Mais là ne s’arrêtent pas les réformes, elles ne prennent leur sens et ne rendront leur efficacité que si l’on changeait les méthodes pédagogiques et l’on substituait au cours magistral un enseignement mené par « l’apprenant », de manière à ce que l’école prépare des hommes et des femmes capables de s’orienter dans la vie et de s’adapter aux bouleversements de l’évolution.

Les éléments de ce débat (délaissé) existent. Le programme de Monsieur Jalloul (ou celui de son ministère si l’on veut !) contient des propositions intéressantes qui tiennent compte des dernières évolutions en la matière. On peut lui reprocher d’être écrit dans une langue de bois et de ne pas comprendre les connexions absolument nécessaires avec l’enseignement supérieur, la recherche et la formation. Mais il comprend des orientations pertinentes voire une programmation précise et une évaluation des coûts de la réforme.

Mon vœu le plus cher pour mon pays en 2017 est que les syndicats intègrent ce souci dans leur démarche et surtout que le gouvernement exerce son leadership en prenant l’initiative d’un vrai débat national sur l’enseignement dans toutes ses dimensions. Un débat qui aboutisse à un plan décennal de l’enseignement qui renouvelle le plan de 1958 et le porte à des sommets encore plus élevés.

Nejib Chebbi