News - 12.11.2016

Tunisie : Partir de la région

Partir de la région

Vers quels secteurs et activités doit-on orienter les nouveaux investissements en vue d’accélérer la croissance et de créer plus d’emplois, et comment répartir d’une manière plus équitable les efforts de développement entre les régions?

Alors que la politique sectorielle et le développement régional devraient faire l’objet d’une coordination systématique et de politiques convergentes dans la pratique, en Tunisie, ils étaient souvent traités suivant des approches différentes et plutôt divergentes. Il y avait des programmes pour tous les secteurs (agriculture, industrie, éducation, formation…), des programmes de développement régional et d’aménagement du territoire, des programmes d’infrastructures

Mais ces programmes étaient souvent conçus et mis en œuvre séparément sans assez de cohérence globale et sans référence claire à des objectifs stratégiques de croissance et d’emploi. Les disparités régionales, la persistance du chômage des jeunes et le faible niveau de la productivité sont au moins en partie des conséquences de ce manque de cohérence et de coordination globale. Désormais, il va donc falloir changer de stratégie. Comment ?

Comment intégrer les dimensions sectorielles et régionales (spatiales) et assurer la concordance entre les choix sectoriels et la localisation des activités et des projets de développement régional ? La solution que je propose est simple! Cette solution consiste à concevoir les plans de développement en partant d’abord du cadre régional (spatial) et donc à donner à la dimension spatiale une place fondamentale, contrairement à la démarche habituelle depuis longtemps suivie qui privilégie la dimension sectorielle, et adopter une stratégie systématiquement articulée autour de projets de développement structurants situés dans des espaces bien définis.

J’entends ici par projet de développement structurant tout grand projet portant sur la création ou l’élargissement d’un ensemble important d’entreprises productives relevant du même secteur ou de la même filière, situées dans un espace régional bien délimité et capable de transformer le tissu productif de la région concernée et d’y créer une masse critique additionnelle en termes de valeur ajoutée et d’emplois. Pour simplifier, on pourrait dire qu’un grand projet structurant est un projet de développement sectoriel à une assez grande échelle dans un espace régional bien déterminé. 

Un tel projet doit avoir la capacité de déclencher ou maintenir une dynamique cumulative de croissance et d’emploi dans toute une région. Donc, il ne se limite pas, par exemple, à un grand projet d’infrastructure, telle qu’une route ou un port, ou à la mise en place d’une entreprise industrielle isolée. L’idée est donc que l’étape fondamentale et première de la stratégie à suivre doit consister à identifier les grandes lignes de tels projets structurants pour toutes les régions. Evidemment, il est particulièrement important de le faire pour les régions les moins avantagées, mais la nécessité de tout articuler autour de grands projets productifs structurants s’applique à toutes les régions. Elle ne se justifie donc pas uniquement par la nécessité de réduire les déséquilibres régionaux mais aussi et principalement par l’impératif de la cohérence et de la rationalité des politiques publiques. 

La prise en compte de la dimension régionale et spatiale dans le processus de développement et de planification nationale a été tardive en Tunisie ; la planification était essentiellement globale et sectorielle. En plus, les politiques publiques dans les divers domaines étaient plutôt segmentées. Certes, des progrès importants étaient réalisés, surtout en termes de production, d’industrialisation et d’exportation de produits, mais l’essentiel de cette production demeure à faible productivité parce que l’Etat tunisien avait investi substantiellement dans le domaine de l’infrastructure et de l’éducation mais il y avait peu de coordination entre les divers partenaires du développement pour que ces investissements servent effectivement à l’amélioration de la productivité.

Dans beaucoup de cas, les routes, les zones industrielles, les écoles et les centre de formation étaient là mais pas les entreprises, la production et les emplois, du moins pas en assez grand nombre. Des investissements publics coûteux étaient réalisés par l’Etat sans vérifier préalablement qu’ils vont être suivis par des investissements productifs rentables. L’essentiel était laissé au hasard. La localisation régionale des investissements privés étant déterminée sur la base de la rentabilité et des intérêts des investisseurs, les investissements s’étaient concentrés dans les régions les plus avantageuses, notamment celles offrant le plus d’effet d’agglomération.

Ce processus avait entraîné un effet cumulatif: les régions les plus avantagées étaient les plus attractives pour les investisseurs, ce qui les rendait encore plus attractives et aggravait les disparités entre les régions… En conséquence, une bonne partie des jeunes et de vastes régions et zones du pays se trouvaient exclue ou faiblement intégrée au processus de développement.

Ce problème de discordance entre les investissements publics et les investissements privés et entre le développement sectoriel et le développement régional pourrait être automatiquement résolu en partant de grands projets productifs structurants et rentables et on projetait, dès le départ, la création d’un ensemble intégré d’entreprises. De cette démarche découle l’idée du développement progressif de clusters intégrant tout un ensemble d’entreprises et de services publics et privés indispensables et complémentaires.

Dans ce cadre, les travaux d’infrastructure et les divers services publics seront déterminés et optimisés en fonction des besoins des entreprises existantes ou à créer et non inversement comme c’était le cas. Pour la réussite d’un grand projet et le développement d’un cluster donné, il va falloir lever les principaux obstacles et réunir toutes les conditions nécessaires : parer aux insuffisances ou à l’inadéquation de l’infrastructure et la faiblesse du capital humain et des compétences disponibles, résoudre les problèmes fonciers, garantir tous les services nécessaires…En revanche, il ne faudra plus faire de la formation qui ne répond à aucune demande ou créer de l’infrastructure pour l’infrastructure. Le dispositif de formation devra répondre aux demandes qui vont résulter des nouveaux projets et les travaux d’infrastructure et l’organisation de l’espace se feront selon une logique de rentabilité et d’efficacité en fonction des besoins des projets envisagés.

La localisation géographique et le choix des projets structurants se font en tenant compte des potentialités et des ressources (naturelles, humaines, financières, privées et ou publiques…) de la région considérée et d’autres facteurs géographiques objectifs. Ainsi, les choix sectoriels vont découler naturellement de ce processus concret, lequel doit aussi donner vie à une cascade d’activités dans divers domaines.

L’identification de ces potentialités et la conception des projets relèvent des autorités publiques (Etat central et autorités décentralisées) en partenariat avec tousles concernés, notamment les futurs investisseurs, les administrations, les autorités locales, les banques, les élus...Leur participation à ce processus est une condition fondamentale. En même temps, l’intervention d’un coordinateur central, l’Etat central ou une autorité locale, est indispensable car on ne peut pas compter totalement sur la main invisible. L’objectif est néanmoins de développer des entreprises rentables, pérennes et créatrices d’emplois et de prospérité donc compétitives nationalement et internationalement.

Ainsi, cette approche rend naturelle l’harmonisation entre les divers secteurs, le développement régional et les diverses politiques publiques. Il est aussi entendu qu’elle permet concrètement d’agir pour passer à des activités plus intensives en savoir et technologiquement plus avancées, c’est-à-dire pour promouvoir le progrès technique et générer plus d’emplois pour les qualifiés. Toutefois, il est important de rappeler que le progrès technique est un processus relatif et que l’échelle technologique comporte plusieurs paliers: au départ, on commence par l’imitation de produits connus en utilisant des techniques simples, puis on passe à la maîtrise de technologies plus complexes mais connues, puis au stade de l’amélioration ou de l’adaptation de technologies avant d’arriver au stade de l’innovation véritable et de la conception de nouveaux produits ou de nouvelles technologies.

L’ambition en Tunisie doit être d’arriver au sommet mais sans ignorer les étapes à parcourir car il y a encore, de ce point de vue, un long chemin avant d’atteindre le stade de l’innovation et d’importantes disparités régionales. Certaines régions n’ont aucune expérience dans des activités pour lesquelles elles possèdent pourtant un avantage potentiel. D’où l’importance de l’adaptation de la formation et de la recherche conformément à leurs besoins. Par exemple, il y a un grand potentiel dans les industries des matériaux de construction dans plusieurs zones du nord et du centre-ouest tunisien ; de véritables clusters y seraient possibles. Les études géologiques menées par l’Office national des mines ont montré que cette région est dotée d’importants sites de substances utiles (marbre, silice, sable…) qui pourraient faire l’objet d’une exploitation industrielle rentable à une grande échelle dans divers matériaux de construction et dans la céramique.

Ce potentiel a été signalé et était inscrit dans le schéma d’aménagement du territoire depuis longtemps mais il n’était jamais transformé en projets réalisables et rentables, faute d’un plan cohérent combinant les travaux d’infrastructure, la formation, la diffusion de la culture nécessaire, l’accès au financement, la résolution des problèmes fonciers, l’accès au financement… Il va falloir y développer la tradition et le savoir-faire indispensable. En fait, beaucoup y reste à faire. On pourrait néanmoins viser d’y réaliser des projets ambitieux susceptibles de concurrencer de grands producteurs mondiaux dans un horizon raisonnable.

En outre, si on décidait de développer des clusters au nord et centre-ouest basés sur de telles industries, cela ne signifierait pas du tout qu’il serait exclu de faire autre chose ou de ne pas autoriser d’autres initiatives. Ce serait tout à fait le contraire.  Cet exemple suggère aussi que les secteurs et les activités pour lesquels la Tunisie pourrait être compétitive ne sont pas nécessairement les plus avancés sur le plan technologique ou ceux qui connaissent la croissance la plus forte à travers le monde. La Tunisie est un petit pays et pourrait se positionner d’une manière avantageuse dans divers secteurs, y compris des secteurs à faible croissance, pourvu qu’il ne s’agisse pas de secteurs ou d’activités en voie de disparition. 

Il va sans dire que cette approche axée sur le développement régional et spatial va dans le sens de la nouvelle orientation en faveur de la décentralisation. Elle a en plus l’avantage d’utiliser un langage plus mobilisateur parce qu’elle met l’accent sur des projets concrets générateurs de revenus et d’emplois. En outre, elle ne dispense pas de l’analyse et d’une vision globales et sectorielles et de la prise en compte des équilibres macroéconomiques. En particulier, les dépenses publiques qui découlent de l’ensemble des projets régionaux doivent rester dans la limite des ressources disponibles et respecter notamment l’équilibre extérieur.

Mongi Boughzala