News - 24.10.2016

Latifa Lakhdhar - Etat et tribalisme contemporain: l’impossible équation

Latifa Lakhdhar - Etat et tribalisme contemporain: l’impossible équation

S’il est vrai que la situation sociopolitique du pays ne procure ni calme ni tranquillité, il est de notre devoir de citoyenneté d’essayer d’aller au-delà des évènements qui peuplent notre bien complexe quotidien de transition démocratique et de réfléchir à ce qui se passe, à partir de nos repères républicains et de ceux qui tiennent du sens de l’Etat.

Et, à juste titre, quand l’Etat, au lieu de gouverner se voit menacé d’être gouverné par ceux qui puisent leur force d’une solidarité mécanique et presque primaire, il y a lieu de dire adieu à tout et de craindre que tout tombe en morceaux  pour une perspective chaotique inévitable.

Il s’agit bien ici, malheureusement, d’un aspect de notre réalité d’aujourd’hui, réalité bien désolante, puisqu’au moment où nous avons cru avoir dépassé le cap de la proto-politique, nous  y voilà encore et en plein (et on n’évoquera pas, en ce sens, ce qui se passe dans les partis).
Notre pays est le théâtre de réactions et de manifestations sociopolitiques inhérentes à des mentalités collectives et à un fonds culturel qui ne décollent pas de ce qui a été dominant il y a si longtemps. Pour le décrire, Ibn Khaldoun disait à raison   qu’il « est rare qu’un Etat puisse établir son autorité dans des pays caractérisés par une multitude de solidarités tribales ». (قلّ ان تستحكم الدولة في الاوطان الكثيرة القبائل والعصائب)

Et, quand bien même il l’affirmait concernant la réalité sociopolitique des pays de l’Afrique du Nord à l’époque médiévale, son propos garde une certaine actualité et pertinence face aux difficultés d’un Etat pris dans le rouleau compresseur d’un tribalisme contemporain à multiples facettes.

Il est vrai que le passage d’une culture de l’obéissance et de la soumission à celle de la citoyenneté et de la responsabilité n’est pas chose facile, comme il est tout aussi vrai que l’Etat, tenu trop longtemps dans une abstraction négative par une culture antidémocratique, est actuellement approché avec désinvolture à partir d’une culture proto-démocratique.

Ces différentes tribus contemporaines, nous les avons écoutées parler jusqu’au désespoir : toutes manipulent merveilleusement l’art de la parole et de l’argument, toutes sont belliqueuses et guerrières "أرزاقهم على رؤوس رماحهم" comme disait encore notre grand Ibn Khaldoun, toutes puisent immunité et volonté de vaincre dans une solidarité digne des foules et non pas des citoyens, toutes s’accordent - chacune à sa manière et selon ses arguments propres- à contester le droit de l’Etat à l’une de ses principales ressources, ressource pourtant indispensable de souveraineté et de  dignité nationale.

Toutes le font à partir d’un imaginaire formaté par  « la culture du beylik », culture qui leur fait croire que l’Etat est un être étranger à soi-même, qu’il est l’Autre qu’il faut en toute circonstance contrarier, le tuteur et maître détesté, le serviteur qu’on prend plaisir à malmener, faisant pour cela mauvais usage d’une parole et d’un comportement libérés.

L’Etat qui n’en est pas au bout de ses peines est aussi -ne l’oublions pas- la cible privilégiée d’un islam profané et personnifié par ceux qui l’instrumentalisent en politique jusqu’à lui coller des sentiments vulgairement humains. Cet islam qui reste au centre du plus profond de leurs croyances est, prétendent-ils, colère légitime. Colère et haine qui menacent notre quotidien, assassinent nos hommes politiques, égorgent nos soldats, font partir en mille morceaux les corps de nos policiers, tuent les visiteurs de nos musées, accablent notre budget national déjà bien fatigué de dépenses gigantesques en barrage à sa malfaisance. Nos parents et notre Etat national ont beau nous avoir éduqués longtemps aux valeurs d'un islam de quiétude et de piété, cette religion, depuis la naissance de l’islam politique contemporain, est transformée en dragon soufflant le feu et sur l’Etat et sur la société.

Enfin, l’urgence pour le bien commun nous commande de nous rendre à ces évidences:

  • L’Etat subit un impact dangereux des réflexes culturels proto-démocratiques.
  • L’Etat n’est plus cet Autre, il est nous-mêmes, car le propre de la démocratie à laquelle nous aspirons est de mettre fin à cette aliénation, par conséquent défendre l’Etat, c’est nous défendre nous-mêmes.
  • L’Etat, quoiqu’on puisse lui reprocher, reste la principale force  d’intégration nationale, ce qui en soi est un acquis précieux; bien des forces obscures aimeraient nous en priver pour nous ajouter au projet de leur nouvelle carte du monde dit oriental.
  • L’Ugtt, cette prestigieuse institution, a encore une fois un rôle de salut national à jouer en  prouvant qu’elle est en mesure de saisir que le bien commun nécessite en ce moment non pas des arrangements corporatistes mais un compromis social, le temps de dépasser cette zone de turbulences pleine de dangers pour notre patrie.

Latifa Lakhdhar