News - 17.05.2016

Ghannouchi à Leaders : le nouveau nom d'Ennahdha, le rapport à l'Islam et la séparation entre le politique et la prédication (1e partie) - Vidéo

Entretien de R. Ghannouchi avec  H’mida Ennaifer et Abdelhafidh Harguem

C’est après cinq décennies d’activité au sein de l’université de Damas, et de multiples rencontres dans le cadre de réunions tenues à Damas sous la houlette de l’Association des étudiants du Maghreb Arabe à Damas d’abord, à Paris et à Tunis ensuite qu’il  m’est donné aujourd’hui de rencontrer le Professeur Rached Ghannouchi, cette éminente personnalité tunisienne et arabe que les épreuves du temps qui passe ont marqué, sans entamer son ardeur et sa résolution, ni lui porter le moindre ombrage.

Confiant comme à son habitude et sûr de lui, il nous a entretenus deux heures durant des multiples répliques du «séisme» de la révolution : les faux pas, les épreuves et les rendez-vous pris. Il a évoqué les sujets à l’ordre du jour du dixième congrès du parti Ennahdha, les questions sensibles à l’échelle nationale, et s’est attardé sur les difficultés qui se font jour au niveau du Maghreb et du monde arabe. La rencontre a donné lieu à un échange limpide et serré à la fois, sans englober toutefois certains sujets dont l’évocation risque de déranger alors que le parti, et le pays avec, traversent une période de transition avant de s’engager dans la voie de la coexistence, de l’intégration et de l’altérité sous ses différentes représentations. L’accent a été mis aussi sur le besoin de se protéger contre les discordes sectaires, héritées ici ou là dans certains pays arabes de régimes totalitaires et despotiques, et qui risquent, en s’étendant  jusqu’en Tunisie, de mettre en péril la cohésion sociale et la bonne harmonie confessionnelle et spirituelle qui y règnent.

Les explications du Pr Rached Ghannouchi sont souvent émaillées de métaphores et autres symboles. Sans évoquer cette fois la colombe avec ses deux ailes, il a pris l’exemple de la meule à grains, servant à moudre le blé pour l'affiner et le transformer en farine fine sans la moindre scorie, cherchant ainsi à souligner les efforts perçants et appliqués que déploie son parti en vue de la mise en œuvre des motions émanant du congrès pour les quatre années à venir.  

Au sein d’Ennahdha, explique t-il, émergent une cohésion et une solidité qui, dans un contexte national dont les contours sont à définir, ne se manifestent pas avec autant de force chez les autres partis politiques concurrents ou partenaires qui, ajoute-t-il significativement, ont  tendance à se définir et à s’identifier en bien ou en mal en rapport avec Ennahdha. A écouter attentivement les propos de M. Ghannouchi pour en saisir l’esprit, on ne manquera pas de remarquer le fait que ce dernier reprend sous un autre angle cette fois, cette image du moulin à meule de pierre, pour suggérer qu’à la faveur de la recomposition du paysage politique en Tunisie, son parti se place désormais au cœur du nouveau modèle tunisien.

L’image symbolique à laquelle a recours M. Ghannouchi, ne cache sans doute pas une tendance à vouloir montrer son parti sous son meilleur jour, mais sans l’objectivité requise pourrait-on dire. Elle est néanmoins porteuse d’un message clair à l’intention des adversaires et autres contradicteurs : «Veuillez –vous renouveler pour une Tunisie plurielle et unifiée. »

 

H’mida Ennaifer

L’appellation du congrès d’Ennahdha qui va s’ouvrir le 20 mai prochain, ce sera quoi ? le congrès des réformes ? De la Modernité ? Ou bien de l’Initiative...? 

Il est question, en vérité, de changer le nom du Mouvement pour rendre compte de ce vers quoi on tend désormais. Mais nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord sur une nouvelle appellation. On gardera peut être la racine actuelle, mais en la complétant ; ce sera alors « le parti d’Ennahdha Al Jadida », ou « la parti d’Ennahdha Wataniya » ou bien « le parti d’Ennahdha et Développement » ... des appellations qui, somme toute, correspondent à des préoccupations centrales qui seront débattues lors du Congrès.

Nous voulons réformer ; le pays a besoin de réformes réelles à tous les niveaux. Nous voulons aussi qu’Ennahdha puisse contribuer à ces réformes et se réformer elle-même. Notre souhait est qu’Ennahdha puisse soutenir le peuple dans sa revendication légitime et essentielle, exprimée avec force lors de la révolution, de voir le pays s’engager plus résolument dans la voie du développement, après avoir réussi notablement à gagner le pari de la liberté. La modernisation du pays est une autre revendication, non moins réelle, non moins légitime. Le mouvement Ennahdha s’engage dans un processus continu de modernisation dont le dixième congrès marque un nouveau jalon. Il en est de même de la tendance à vouloir consacrer avec plus de force et de vigueur la vocation politique du parti, et renforcer sa disposition à participer activement aux affaires politiques du pays, donc aux réformes qui sont du ressort de l’Etat, tout en laissant les activité civiles et les réformes sociales aux organisations de la société civile.

La tenue du 10è congrès a pris du retard. Pourquoi?

Il était prévu que le 10è congrès se tienne dans les deux ans suivant le précédent, qu’il soit un congrès extraordinaire ou exceptionnel, et que les débats se focalisent autour de deux axes fondamentaux, l’un étant relatif à l’évaluation de la marche du Mouvement, l’autre au « projet islamique » ou si on veut à la relation entre la politique et la prédication.

Mais d’autres questions ont émergé au fur et à mesure des débats. Les discussions ont pris beaucoup de temps, et le délai a été finalement allongé de quatre années. Les cercles et les tribunes de discussion se sont multipliés. Plus de 350 congrès de base ont eu lieu au cours de la seule année 2015 dans toutes les délégations sans exception. On avait à cœur de revenir parfois aux même questions, de les examiner avec toujours plus de profondeur, d’élargir les cercles de débat. C’était comme si on actionnait  un de ces traditionnels moulins à meule de pierre qui sont encore à l’usage chez nous. On avait à cœur d’affiner au maximum les questions à l’ordre du jour de nos réunions; tout en prenant notre temps, en y mettant du cœur, mais on procédait sûrement.

La politique et la prédication  : séparation ou différenciation?

Quelle est la réalité de la séparation entre la politique et la prédication. S’agit-il d’un partage des rôles entre le Mouvement en tant que parti et les associations qui ont en charge la prédication?

En vérité, nous prenons le parti de ne pas parler de « séparation entre la politique et la prédication », car ceci nous ramène à un courant de pensée tout autre. Nous parlons de « différenciation », qui est la finalité de tout phénomène en croissance. Le grand arbre est noyau à l’origine, et n’acquiert son arborescence que plus tard. Nous aussi, porteurs du projet islamique, nous avons grandi petit à petit. Nous estimons que ce projet islamique est multidimensionnel. Il comporte un volet politique, un volet culturel et un volet idéologique. Le mouvement islamique dans notre pays, comme dans tant d’autres, est né en réaction à d’autres projets, totalitaires celles-là, cela vaut aussi bien pour le parti unique qui était alors au pouvoir; que pour l’opposition marxiste, que pour le nationalisme, que pour l’islamisme qui, sous cet angle, était bel et bien un projet totalitaire.

Aujourd’hui, alors que les projets intégralistes et de dictature sont abolis, et que le champ de l’action politique s’est élargi grâce à la liberté enfin acquise, point besoin de réaction hostile de la même nature. Et c’est à la faveur de cette liberté que de nombreux projets sont initiés, y compris le projet islamique  qui s’est engagé dans une nouvelle étape, celle de la spécialisation, voire de la différenciation, ou de l’indépendance en vertu de laquelle il se déploie au sein de la société dans  un champ d’action propre qui est son apanage. La constitution fait d’ailleurs l’impasse sur ces projets totalitaires. Elle interdit tout cumul de la fonction de direction dans une association civile avec celle afférente à un parti...

Il y a d’un côté l’idée intégrale et de l’autre l’organisation intégriste, deux choses qui n’ont rien de commun. L’idée islamique est intégrale dans la mesure où elle a ses propres biais et instruments au service de l’Islam, et il n’est pas besoin d’évoquer à ce niveau un quelconque partage des rôles. Il n’est point question de conspiration, ni de stratégie, ni de partage culturel. Il s’agit seulement d’une croissance parvenue à un certain degré, à une certaine étape, et nous savons que tout phénomène de croissance évolue vers la différenciation.

Ennahdha ouverte à toutes les compétences

Attendez-vous à l’émergence de nouvelles personnalités dirigeantes à l’occasion du prochain congrès ?

Notre souhait est que le congrès puisse s’ouvrir à un plus targe éventail de compétences tunisiennes et de Tunisiens issus de couches socioculturelles. Le renouvellement de l’élite au sein du Mouvement est inscrit parmi les objectifs que s’assigne le congrès. Ce qui veut dire que le militantisme  reste un élément constitutif essentiel du profil de tous ceux qui détiennent des fonctions de responsabilité au sein du parti. S’y ajoute bien entendu la compétence. En tant que parti aspirant à exercer le pouvoir, nous avons besoin de polariser les compétences tunisiennes ayant servi l’Etat à un moment ou à un autre. Le parti est prêt à accueillir en son sein ces compétences expérimentées dont la Tunisie a grand besoin.

Qu’en est-t-il de la divergence d’opinions  et de la lutte de factions au sein du Mouvement Ennahdha?

Ennahdha est un grand Mouvement. En tant que tel, il regroupe en son sein de multiples tendances; plusieurs niveaux de pensée et de vision s’y expriment. Ce qui les réunit et les unit tous, c’est une vue globale commune de l’Islam, un Islam médian ; c’est aussi une conviction profonde qu’il y a compatibilité pleine et entière entre Islam et démocratie, Islam et valeurs actuelles authentiques, qu’il existe un consensus autour du refus de la violence envisagée comme instrument utilisé en vue d’imposer une idée, une pensée par la coercition, autour de la direction d’une quelconque entreprise. En l’absence d’un accord, force est de recourir aux instances compétentes au sein de l’entreprise qui décident en dernier ressort.Toutes les sensibilités, tous les courants ont en toute circonstance la latitude de s’exprimer dans un esprit de saine concurrence, et d’entière émulation.

«Perdra toute considération celui qui choisit de quitter le giron du parti ...», cette menace, brandie souvent jadis, est –elle toujours de mise?

Loin d’être cette citadelle que d’aucuns imaginent, le parti n’empêche pas les opinions de s’exprimer, on ne prend pas des décisions d’exclusion en raison de ses opinions. Ce n’est pas la règle au sein de notre mouvement. Et même si quelques-uns ont choisi à un moment de quitter le parti, c’était parce qu’ils n’y ont pas trouvé leur place. Mais ils sont toujours nos amis et ils n’ont pas cherché à nous faire ombrage. Quelques uns ont d’ailleurs rejoint le Mouvement après l’avoir quitté, comme Abdelfettah Mourou. Tant que le parti reste un espace où est proclamé cet islam médian et modéré auquel nous sommes attachés, un espace où c’est à l’Institution que revient le dernier mot, il y a toujours place aux sensibilités plurielles.

Ennahdha n'est pas le porte-parole de l'Islam

Comment comprendre le fait que la question religieuse suscite souvent des prises de position sans qu’Ennahdha ait apparemment voix au chapitre? On peut citer à ce propos l’exemple de l’éviction d’imams. Comment comprendre que depuis dix ans la fonction de président du Conseil islamique supérieur reste vacante? Que le parti Ennahdha ne revendique pas un quelconque parrainage de l’Islam, ça c’est une chose, mais quel mal y a-t-il à ce qu’il prenne sur lui d’émettre des avis, de proposer des alternatives?

Ennahdha répugne à s’ériger en porte-parole de l’Islam, une idée que nous nous refusons à accréditer. L’Islam se situe bien au-dessus des organisations et des partis. En Tunisie, l’Islam est affaire d’Etat. Il est doté d’institutions sensées en prendre soin. L’Etat seul est habilité à jouer ce rôle. C’est ainsi que l’Etat a promptement réagi, par le biais de l’institution des fatwas, quand la question de l’héritage a été soulevée par un député. Cette question, affirme t-elle, est précisément d’une grande limpidité. Le Coran est là-dessus parfaitement clair. C’est l’essentiel. Il revient à l’Etat, protecteur de la religion, de défendre celle-ci. Ce rôle incombe à l’Etat seul, et n’est nullement du ressort des partis.

Loin de régresser, l’Islam s’agrandit aujourd’hui. L’exercice religieux, loin de s’essouffler,  se développe au contraire. Les défenseurs de la religion sont légion de nos jours, et en plus grand nombre. Il n’est donc plus besoin d’un quelconque parti politique pour s’ériger en défenseur de la religion.

La religion ne doit pas dépendre d’un parti. Un tel lien n’est d’aucune utilité et ne sert à rien. Toute dépendance à ce niveau prend indubitablement l’allure d’une  instrumentalisation politique. Nous ne voulons pas d’une instrumentalisation de la religion dans l’arène politique, ni d’une instrumentalisation de la politique dans la sphère de la religion. Religion et politique ont évidemment leur place au sein de la société. Chacun a un rôle à jouer dans le cadre d’une certaine complémentarité.

L’Etat fait preuve d’incurie quand il s’abstient d’intervenir pour empêcher que l’une de ses institutions religieuses  reste empêtrée dans un état de paralysie. Une situation sur laquelle J’ai plus d’une fois attiré l’attention du premier ministre. Voilà une institution sans directeur depuis un bon bout de temps, un vide qui tarde à être comblé. On se demande pourquoi ?

Nous parlions tout à l’heure de différenciation, de spécialisation. Cela ne veut pas dire que nous abandonnons carrément l’action religieuse. Loin s’en faut. Nous entendons assumer les attributions qui sont les nôtres au sein de l’Etat. Cela suppose que la gestion du religieux se situe hors du cadre partisan et s’exerce au niveau de l’Etat; nous en sommes, en tant qu’institution, partie prenante. La vocation du parti est d’arriver au pouvoir et de mettre en œuvre son programme. Nous avons bien un programme en matière de religion, mais la réalisation de ce programme est en lien avec notre présence au sein de l’Etat.

Entretien conduit par
Hmida Enneifer & Abdelhafidh Herguem

(A suivre)

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