News - 12.04.2016

Document inédit: La lettre de Bourguiba, étudiant à Sciences Po Paris, à Mustapha Kaak

Document inédit: La lettre de Bourguiba, étudiant à Sciences Po Paris, à Mustapha Kaak

Grâce au concours des Archives nationales, Leaders reproduit ce document inédit : une lettre datée du 23 janvier 1925 que Habib Bourguiba, alors étudiant à Paris, a adressée à Mustapha Kaak, président de l’Association des anciens élèves du Collège Sadiki, pour le remercier de l’aide financière qu’il a reçue de l’association pour s’inscrire à l’Ecole libre des sciences politiques, appelée familièrement Sciences Po, parallèlement à ses études en droit.

Cette lettre fait partie du fonds documentaire personnel légué par Mustapha Kaak et que sa fille Zeineb a bien voulu verser aux Archives nationales.

Qu’y a-t-il de si important dans cette lettre pour lui prêter tant d’attention? Qu’a-t-elle de particulier par rapport à d’autres manuscrits de Bourguiba, ou détient-elle son importance du simple fait qu’elle témoigne d’une séquence dans la vie d’un homme, tellement idolâtré, voire mythifié, qu’elle devient un moment de l’Histoire nationale? A première vue, cette lettre pourrait paraître anodine, dans sa teneur, et sans réel intérêt. Mais elle nous invite - et c’est là que réside sa force- à une lecture avisée qui doit la situer dans son contexte historique, pour comprendre certains faits qui nous édifient sur l’apport de l’action sociale menée par l’Association des anciens élèves du Collège Sadiki, et nous éclairent sur une phase cruciale de la vie du jeune Bourguiba, celle-là même qui va forger son destin politique, et influer ultérieurement sur le cours de l’Histoire de la nation tunisienne tout entière.

De ce document, nous tirons les enseignements suivants:

  • En ce temps-là, la société civile —bien qu’embryonnaire— était déjà active en Tunisie. L’Association des anciens élèves du Collège Sadiki en est l’illustration. Fondée le 3 décembre 1905, elle groupait des figures de proue du mouvement «Les Jeunes Tunisiens», dont Kheirallah Ben Mustapha, Bechir Sfar et Ali Bach Hamba. Selon ce dernier, l’objectif recherché à travers la création de cette association était d’unir des jeunes Tunisiens dynamiques, prêts à l’action, au sein d’une même organisation. L’association qui a apporté un fort soutien à la «khaldounia», fondée en 1896, s’est distinguée tant par ses activités culturelles (conférences, cercles de discussion...) que par son action sociale en venant en aide aux anciens élèves du Collège Sadiki.
    Bourguiba, comme en témoigne la lettre, a bénéficié d’une aide financière de ladite association, à l’instar de nombreux jeunes Tunisiens qui, après avoir fait leurs études, soit en Tunisie, soit en France, vont former l’élite du pays.
  • Louanges à Allah, l’Unique

    Au respectable et vénéré Monsieur Mustapha Kaak, président de l’Association des anciens élèves du Collège Sadiki,

    En vous saluant, je vous fais savoir que j’ai reçu un mandat télégraphique d’un montant de mille francs envoyé par l’Association, à titre de contribution à mes frais d’inscription à l’Ecole libre des sciences politiques. L’argent m’est parvenu après que j’eus désespéré de votre secours. J’ai dû m’absenter des cours, ayant dépassé le délai qui m’avait été accordé par la direction de l’école pour payer les frais d’inscription. J’ai perçu dans l’envoi de l’argent par mandat télégraphique une marque de sollicitude du conseil d’administration de [l’Association] à mon égard. Ce retard n’est pas dû à des raisons imprévues, mais à des difficultés que vous n’avez pu aplanir qu’après un âpre combat et une dure bataille. C’est ainsi qu’il m’a été permis de remédier à la situation et de rattraper les cours que j’ai ratés. Et tout cela grâce à votre dynamisme et à votre fermeté. Qu’Allah vous bénisse et fasse de vous l’homme qui prête secours aux étudiants, lesquels endurent les souffrances de l’existence, les difficultés de la vie et la rigueur du climat en terre étrangère. Tant de tribulations indicibles. Et s’ils consentent ces sacrifices, c’est bien pour acquérir les sciences modernes sans lesquelles aucune nation ne saurait exister.

    Meilleures salutations,

    Votre frère dévoué Habib Bourguiba

    Le 23 janvier 1925

    Veuillez trouver ci-joint le récépissé de la direction [de l’école].
  • La détermination de Bourguiba à faire des études de sciences politiques dans une école privée, malgré ses conditions matérielles fort modestes. En tâchant de rattraper les cours qu’il a ratés avant qu’il ne pût payer les frais d’inscription, il nous dévoile des traits de son caractère: ambition, obstination, ténacité, persévérance. Pour lui, l’objectif était déjà fixé : pour faire ses premières armes dans le monde de la politique, avant de passer à l’action, Sciences Po était la passerelle la mieux indiquée. Dès cette date-là, Bourguiba avait choisi son destin et tracé le chemin de l’avenir. L’Histoire lui donnera raison.
  • Les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles vivaient nombre d’étudiants tunisiens à l’étranger. Tout en parlant de son propre cas, Bourguiba a évoqué l’inconfort financier, la dureté de la vie et la rigueur du climat qu’ils devaient endurer. Bourguiba, encore étudiant, trouvera auprès de sa première épouse, Mathilde Clémence Lorain, son aînée de treize ans, un appréciable soutien financier et affectif. Devenu président de la République, Bourguiba saura se venger de la précarité étudiante, en faisant bénéficier des dizaines de milliers de ses jeunes compatriotes de bourses d’études en Tunisie et à l’étranger.
  • La soif de savoir chez Bourguiba. Transcendant son cas personnel, il proclame sa foi dans les vertus des sciences modernes, garant du progrès et de la pérennité d’une nation. Dès l’accession de la Tunisie à l’indépendance, il s’emploiera à traduire ce credo dans les faits, par la généralisation de l’enseignement et la lutte contre l’analphabétisme. Il bâtira l’œuvre de développement du pays sur un socle solide, capable de résister aux forces de l’obscurantisme : le savoir et l’éducation.
  • L’intégrité de Bourguiba dans son rapport à l’argent. En témoigne le soin qu’il a pris de joindre à la lettre de remerciements adressée à Mustapha Kaak le récépissé attestant le paiement des frais d’inscription. C’est là une qualité que tout le monde reconnaît à Bourguiba, y compris ses farouches adversaires.

Abdelhafidh Harguem