Hommage à ... - 06.04.2016

Asma Belkhodja-Rebaï : Une figure du mouvement d’émancipation tunisien

Une figure du mouvement d’émancipation tunisien: Asma Belkhodja-Rebaï

Asma Belkhodja naquit en 1930 dans une illustre famille tunisoise de magistrats, d’imams hanéfites et d’enseignants à la Grande mosquée Zitouna. La branche à laquelle elle appartenait orienta quelques-uns de ses membres vers  l’administration publique, comme ce fut le cas pour d’autres familles baldies conscientes des transformations imposées à la vie professionnelle par la modernité introduite par le protectorat.

Sadok, le père d’Asma, formé au collège Sadiki, fit carrière à la Direction  des finances en qualité de vice-président de la Cour des comptes, tandis que son oncle,  l’historien Mhammed, exerça, entre autres, les fonctions de caïd-gouverneur et de directeur du protocole beylical.  Quant à son grand-père Béchir, zitounien de formation, il ne négligea pas l’enseignement traditionnel mais fut principalement un haut fonctionnaire beylical cependant que les deux frères de ce dernier accédèrent à la dignité de cheikh-el-islam. Pareil environnement familial laisserait supposer une existence certes confortable mais sans relief particulier et, en quelque sorte, réglée d’avance pour une jeune fille que le conservatisme ambiant maintenait jalousement dans les limites de la maison de famille en attendant de lui faire rejoindre plus tard le domicile conjugal, tout aussi claquemuré.

 

C’était sans compter avec le caractère de la jeune fille rebelle qu’était Asma.  Son père —qu’elle chérissait mais à qui elle reprochait secrètement  de ne lui avoir pas ouvert la porte de l’enseignement, hormis des connaissances élémentaires— meurt alors qu’elle n’avait que treize ans. Encouragée, semble-t-il, par sa mère qui appartenait à une autre génération et à un autre milieu que son défunt mari,  Asma chercha frénétiquement à rattraper le temps perdu et acquit rapidement des connaissances correctes en français et en arabe qui lui permirent d’aller avec détermination à la rencontre de sa société et de son temps. Quelques années plus tard, on la retrouve ainsi au sein de la première organisation féminine tunisienne «l’Association des femmes musulmanes», fondée en 1936 et présidée par une autre femme de la haute société de Tunis, Bchira Ben Mrad, fille du cheikh- el- islam Mohamed-Salah Ben Mrad, magistrat religieux finalement pas si réactionnaire qu’on a voulu longtemps nous le faire croire.

Cette rébellion féminine contre le milieu familial,  - que dis-je ?-  contre la société tout entière au nom de l’émancipation féminine avait quelque chose de fascinant, et, il faut le dire, dans la Tunisie des années 1940, quelque chose d’encore rare. Il fallait du courage aux jeunes femmes qui se lancèrent dans cette aventure grisante pour participer à la vie associative, prendre la parole devant des auditoires majoritairement masculins ou organiser des manifestations de rue. Asma était assurément une des plus audacieuses : à une époque où il était de rigueur de se couvrir du sefseri  sinon de masquer son visage, en public, la voici, ainsi que nous la montre une photo prise à l’occasion d’un meeting politique en présence de grands dirigeants nationalistes en 1952, vêtue à l’européenne et tête nue, attentive au débat et guère impressionnée  par une  assistance exclusivement  masculine. La voici encore, à la même époque, vêtue de manière tout aussi moderne,  dans une manifestation  aux côtés de Farhat Hached, le chef de l’Ugtt et leader néo-destourien, qu’elle connaissait bien puisque Bchira Ben Mrad lui avait confié le soin d’assurer la liaison entre l’Union féminine musulmane et le syndicat.  Les deux organisations ainsi que les partis politiques avaient, dans le cadre de leurs activités sociales et humanitaires, coordonné  leurs efforts pour la mise en œuvre d’un programme de secours aux indigents, victimes de la flambée des prix et de la famine  qui sévirent dans les années 1946-1948. Asma, par ses discours et par ses contacts sur le terrain, joua, en ces circonstances, un rôle de premier plan pour la mobilisation de ses compatriotes. 

 
Chez  elle cependant, le combat pour le relèvement de la condition féminine et la solidarité sociale fut rapidement couplé à un engagement au nom de la libération du pays de la présence coloniale.  L’action en faveur de la femme musulmane tunisienne  ne lui suffit pas. Voilà qu’elle s’engage carrément au Néo-Destour, à la cellule de Hammam-Lif, où réside sa famille.
Créé en 1934,   c’était un parti   nationaliste moderniste, certes, mais peu enclin, en ces années- là, pour des raisons tactiques, à soulever la question de l’émancipation des femmes musulmanes dans un contexte colonial, par crainte d’effaroucher les militants de base et l’opinion ; d’autant plus que les slogans mobilisateurs du parti se référaient  fréquemment à la culture religieuse. Qu’à cela ne tienne. Asma, comme d’autres militantes telles que Chédlia Bouzgarou, Rafia Bornaz, Najia Hssoumi, Zohra Ben Mokhtar  et d’autres encore, destouriennes ou non telles que la princesse Zakia, la propre fille du bey régnant Lamine Ier, tiennent à contribuer à la lutte contre le protectorat. Cette lutte devint particulièrement dangereuse à partir de janvier 1952, lorsque face à l’obstination coloniale, le Néo-Destour  engagea l’épreuve de force avec les autorités du Protectorat 
 
L’engagement nationaliste d’Asma Belkhodja lui fait prendre alors des risques mais elle les assume. En février 1952,  elle est arrêtée à l’issue d’une manifestation durant laquelle des bombes ont explosé tuant et blessant des agents des forces de l’ordre. Malgré des interrogatoires sévères, elle refuse de donner des indications concernant les auteurs des attentats et reste  en prison pendant plus d’un an sans jugement. En mars 1953, elle est déférée devant un tribunal militaire. Elle y affirme son engagement pour l’indépendance et sa fidélité à Habib Bourguiba et ne doit son acquittement qu’à la plaidoirie  d’un avocat parisien, Maître Jean Gallot. Voici ce qu’il dit d’Asma Belkhodja dans ses mémoires intitulés Le beau métier d’avocat, paru aux éditions Odile Jacob en 1999 : «Asma Belkhodja avait vingt-deux ans et appartenait à  une grande famille tunisienne (…) Début février 1952, n n n
 n n n elle avait participé à une manifestation féminine au cours de laquelle des inconnus avaient lancé des grenades. Il y avait eu des blessés. (…) Asma Belkhodja(…) avait, elle aussi, avec ses compagnes, crié «vive Bourguiba» [cri considéré comme une incitation à l’émeute]. Arrêtée, elle croupissait en prison (…)[Dans une lettre en date du 11 février 1953]elle me demandait de la défendre devant le tribunal militaire. J’avais accepté d’emblée. Elle était accusée de rébellion. (…) Asma était devant ses juges. Seule femme parmi les vingt-six autres prévenus. (…) Elle répondit sobrement, la tête haute, la voix claire, au président. Elle réaffirma sa foi destourienne que confirmait une petite photo de Bourguiba qu’elle portait ostensiblement en médaillon.»   
A l’occasion des contacts entre l’Union des femmes musulmanes et le Néo-Destour, elle fit la connaissance de celui qui allait devenir son mari, Azouz Rebaï. Elle l’épousa en décembre 1954. Signe d’un changement d’époque et de l’émergence d’une nouvelle élite politique et sociale incarnée par les jeunes mariés, la cérémonie nuptiale regroupa les leaders du Néo-Destour, le président du Conseil Tahar Ben Ammar, des ministres et une bonne partie de la haute société de Tunis. 
 
Azouz Rebaï, alors jeune leader du Néo-Destour, était membre de la puissante fédération destourienne de Tunis, il en deviendrait  plus tard, le président. Tribun, forte personnalité, il joua un rôle de premier plan dans la mobilisation de ses compatriotes autour des mots d’ordre du Parti. Lors de la violente querelle  entre les deux grands leaders, il ne désespéra pas de réussir à maintenir Salah Ben Youssef et ses partisans dans le giron du Néo-Destour, tout en vouant à Habib Bourguiba l’attachement dû au Combattant suprême. Il tenta cet exercice périlleux avec son caractère impétueux. Il suscita, de ce fait, l’ire de Habib Bourguiba et subit bien des avanies après avoir fait partie du premier gouvernement de la Tunisie indépendante en 1956 et du premier gouvernement de la république en 1957.   Il fut même emprisonné sous des prétextes fumeux au début des années soixante. Dans ces jours sombres,  Asma fit preuve de courage et se battit pour la réhabilitation de son mari sans s’aliéner, pour autant,  le redoutable entourage du Président. Ce dernier, qui appréciait  son engagement nationaliste et son combat précoce pour l’émancipation de la femme, lui gardera toujours son affection.  Les inévitables intrigues qui accompagnent  toujours l’émergence d’un pouvoir personnel jouèrent cependant leur rôle, et Asma Belkhodja-Rebaï en subit les conséquences. En 1956, lorsque le Néo-Destour décida de créer une organisation féminine (Unft), Asma compta  parmi ses fondatrices et elle en devint même la secrétaire générale.  Toutefois, les choses se compliquèrent très vite. Après la période exaltante de la lutte contre le colonialisme sous la conduite d’un leader vénéré, Asma Belkhodja-Rebaï dut s’accommoder, comme tant d’autres destouriens, de l’autoritarisme du nouveau pouvoir né de l’Indépendance. Pour Habib Bourguiba – le «Combattant suprême» devenu «Raïs»–, l’inféodation au Parti de toutes les organisations nationales devait être la règle et la jeune Unft l’apprit très tôt à ses dépens. Asma finira par démissionner de cette organisation. Elle demeurera membre du parti (cellule d’El Omrane), conseillère municipale de Tunis, membre de diverses délégations de la municipalité et du Parti à l’étranger mais elle n’eut pas des responsabilités plus importantes auxquelles elle aurait pu prétendre, étant donné son parcours militant sans faute. Elle se cantonna dans un rôle politique et social discret mais efficace, notamment en mettant son prestige personnel et ses relations politiques au service des plus démunis jusqu’à sa mort, survenue  le 28 mars 2011. Tout le monde reconnaissait cependant son rôle dans la lutte pour l’émancipation politique et sociale. Elle fut nommée dans l’Ordre de l’Indépendance et, en 1989, promue  commandeur de cet Ordre prestigieux.
 
L’exemple édifiant d’Asma Belkhodja-Rebaï nous rappelle que dans les périodes cruciales de l’histoire de notre pays, la femme tunisienne, à quelque milieu qu’elle appartienne, a  toujours fait preuve de courage et de ténacité. De la lutte pour l’indépendance au combat actuel pour la défense des acquis politiques et du progrès social, elle a prouvé qu’elle était non seulement  l’égale de l’homme mais, en des circonstances particulières comme dans la Tunisie d’après le 14-Janvier, qu’elle était à l’avant-garde du combat au nom de  l’ouverture d’esprit, de  la tolérance et de la modernité.
 
Les pionnières  ont joué en la matière un rôle fondamental en jetant les bases d’un mouvement féministe tunisien attaché à la patrie et aux idéaux de progrès dans le respect de nos valeurs culturelles et de nos croyances religieuses. Asma Belkhodja- Rebaï fut de celles-là. En ce cinquième anniversaire de sa disparition, nous avons tenu à lui rendre hommage et à raviver la flamme du souvenir.
 
Mohamed el Aziz Ben Achour