Lu pour vous - 12.01.2016

«La parole est aux migrants» : Une triste constatation

Une triste constatation

«Nombreux sont ceux qui parlent, jugent ou condamnent les migrants. On ne compte plus les débats sur ce sujet à la télévision ou même chez chacun d'entre nous. Il n'est pas rare d'entendre, notamment, les dirigeants des différents partis politiques s'exprimer sur ceux qui fuient les guerres ou la pauvreté. Pourtant, tout ne se déroule pas forcément comme dans le ressenti de chacun. Entre les mots et la réalité, il y a bien souvent une sacrée distance. Parallèlement à ces discussions, on ne donne que trop rarement la parole aux victimes. Car oui, les migrants sont avant tout victimes de ce monde».

Comme l’illustre cette triste constatation qui figure en 4e de couverture du livre «La parole est aux migrants»,qui vient de paraître aux Editions de L’Harmattan, l’émigration est décidément dans l’air du temps, dans les mass media comme dans les réseaux sociaux, en Europe comme en Amérique. Un exemple parmi tant d’autres, en France,la Quatrième rencontre du cycle de débats d’actualité sur l’immigration avec Régis Debray et Benjamin Stora tenue le 27 novembre à Paris, au Palais de la Porte Dorée - Musée national de l'histoire de l'immigration,  et portant sur des questions telles que:

«Comment penser la frontière? Franchir les frontières pour échapper à la misère et à la guerre; établir des frontières pour dessiner les contours de l’État-nation; fermer les frontières pour se protéger d’envahisseurs; rêver sur la frontière, à un monde plus ouvert de libre circulation...»

Dans l’Introduction de son livre, La parole est aux migrants, Olivier Geai, ancien chef de service éducatif, avoue candidement:

«Les mots qui construisent les différents témoignages dans ce livre sont les leurs (c.à.d. les migrants). Ils leur appartiennent,  je ne suis que la plume qui tente de reformuler puis de relier les souvenirs au papier que vous lirez». (pp.8-9)

En fait cette précaution va s’avérer superflue car, quoique discrète, l’ombre de l’auteur – médiateur plane au-dessus de tous ces souvenirs et témoignages. D’abord, il y a cette dédicace qui en dit long sur les profondes motivations de cet éducateur, par ailleurs, slameur et chroniqueur à la télévision et à la radio:

A tous les migrants qui ont péri en mer
Ou lors de leur voyage.
A ceux qui fuient les guerres,
Recherchant la paix et la sécurité,
A ceux qui les soutiennent…


Il y a, également, les photos illustrant cet ouvrage et qui, non seulement parlent d’elles-mêmes,  mais qui sont, en plus, l’œuvre de sa propre sœur, Laurence Geai,  journaliste et photographe qui a couvert plus d’un événement à travers le monde.

Désireux de souligner le caractère poignant de ces témoignages tout en restant en retrait et en évitant de s’ériger comme sujet dans une narration intrapsychique susceptible  d’engendrer  pour lui-même une situation conflictuelle,  une sorte de va-et-vient entre identité et altérité, Olivier Geai a eu recours non pas à la glose délirante de certains de ses confrères, mais aux témoignages et confessions des intéressés. Ces derniers, hommes et femmes, 10 au total, viennent d’Algérie, du Maroc, du Soudan, du Mali, du Tchad, d’Erythrée et de Syrie, fuyant soit la misère soit la violence des guerres, les bombes et les exactions de toutes sortes. Certains ont connu  les affres des camps de réfugiés. Mais,au départ,tous étaient portés par l’espoir d’une vie meilleure. Au fil des pages, ils égrènent la même litanie, leur peur, leur souffrance, leur parcours chaotique, et pour beaucoup, leur paradis perdu.

Aymen est syrien. Il n’a que 18 ans. Il vivait heureux avec ses parents et ses deux sœurs dans la grande maison familiale au centre de Homs. Son père, médecin, le déposait au collège chaque matin avant de rejoindre son cabinet. Bref tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, quand soudain,le 1er décembre 2011,  la Syrie bascula officiellement dans la guerre civile. Longtemps assiégée, Homs est aujourd’hui totalement sinistrée. La famille avait quitté en larmes cette ville pour le Liban lorsqu’elle devint «un cimetière à ciel ouvert où il était tout à fait possible de prendre une balle entre les deux yeux en cas de sortie hasardeuse.» (p.69) Après le Liban, la famille émigra en Egypte, puis en Algérie, le Maroc, l’Espagne, enfin la France où maintenant, elle vit, seule, abandonnée de tous.

Omniprésente au cours de l'histoire de notre monde, infiniment variée, protéiforme, l’émigration est une marginalité sociologique qui se pose aujourd’hui avec acuité dans certains pays. Comme la violence qu’elle suscite, chacun la juge du bord où il se trouve. Alors que l’Europe commence à s’inquièter de l’afflux de plus en plus grand de migrants et s’apprête à fermer ses portes, des voix s’élèvent, ici et là, en faveur de ces malheureuses victimes innocentes.Car,à cause del’élaboration de plus en plus généralisée de mécanismes de défense identitaire,l’engagement de l’intellectuel sur ce phénomène migratoire est devenu primordial. Les problèmes brûlants et la violence font partie de son environnement, de la vie quotidienne. Aucun intellectuel, en son âme et conscience, ne peut se dire aujourd’hui qu’il est neutre, qu’il n’a aucune sympathie, aucun penchant pour une cause quelconque.

Aux USA où, malgré une campagne haineuse, quelques  syriens ont pu trouver refuge, un journaliste du New York Times dans le numéro en date du 19 novembre, a eu l’insigne mérite de dresser un triste parallèle entre la situation de ces refugiés syriens et celle des Juifs fuyant l’Allemagne nazie. Il a en effet rappelé à ses concitoyens qu’en janvier 1939, les autorités américaines avaient refusé le droit d’entrée au St Louis, un paquebot battant pavillon allemand, ayant à son bord 900 enfants juifs allemands. Ce paquebot avait dû alors rebrousser chemin et retourner à Hambourg où plusieurs de ces enfants furent par la suite massacrés par les Nazis.

Dans son livreLa Parole est aux migrants, Olivier Geai ne verse pas dans la banalité. Comme ce journaliste américain, il touche un sujet très sensible, en cette période pleine d’effervescence où l’humanité toute entière appréhende un «choc des civilisations» aux conséquences incalculables. Un livre à lire et à méditer.

R. Darragi

Olivier Geai, La Parole est aux migrants, Photographies de Laurence Geai, L’Harmattan, 142 pages.