Opinions - 04.09.2015

«Historia magistra vitae»

«Historia magistra vitae»

Pourquoi est-il devenu si difficile d’enseigner l’histoire dans nos collèges et nos lycées tunisiens? La réponse est simple: parce que nous ne sommes jamais satisfaits par les pratiques qui confinent l’enseignement de l’histoire au rang d’une simple narration orale. Non parce que l’histoire-récit soit un genre à mépriser mais parce qu’il ne faut jamais oublier que la vérité historique est un processus de questionnement, alors que l'histoire-récits est le «produit fini». Cette insatisfaction qui n’a cessé de s’aggraver depuis au moins deux décennies nous a paru reposer, pour l’essentiel, sur deux séries de raisons: la dévalorisation de l’histoire-savante par une bonne partie de politiciens d’une part et, d’autre part, l’avènement dans notre culture tunisienne postrévolutionnaire, et particulièrement chez les jeunes, d’un type nouveau de rapport au passé. À cela on peut ajouter d’autres difficultés à savoir quelle histoire peut-on parler aux élèves et comment peut-on remplir l’un des objectifs majeurs de l’enseignement de l’histoire à savoir la formation du citoyen.

Il n’empêche qu’il serait tout aussi vain de croire à l’assassinat du rôle pédagogique de l’historien parce que l’histoire occupe, depuis l’indépendance de la Tunisie, une place à part dans notre système éducatif. Cela n’empêche qu’à tort ou à raison, l’histoire est souvent perçue par les élèves comme un enseignement répétitif: les programmes des lycées reprennent en partie les périodes étudiées au collège, avec des objectifs différents, mais élèves et enseignant ont souvent l’impression de se répéter.

 

Or, on le sait, si les programmes pédagogiques d’histoire contribuent à la  compréhension du monde aux élèves, on ne peut, comme le voudrait l’image tenace et répandue dans l’opinion, réduire le travail de l’historien à des séquences narratives puisqu’une profonde mutation conceptuelle s’est opérée, depuis un siècle, dans divers champs de la connaissance historique. Néanmoins, cette conception traditionnelle du rôle de l’historien-pédagogue n'est cependant pas dénuée de tout fondement puisqu’elle correspond en effet à un état antérieur du savoir savant, depuis longtemps récusé mais dont l'empreinte est particulièrement tenace dans les esprits. Cette manière d'écrire l'histoire, traditionnellement qualifiée d'histoire positiviste ou événementielle, se voulait rigoureusement scientifique sur le modèle des sciences de la nature, considérées, dans la lignée de Hassan Hosni Abdelwahab (1884-1968), comme l'archétype de la connaissance. Il s'agissait alors pour l'historien de reconstituer l'histoire des nations et des grands hommes, l'événement étant alors perçu comme l'horizon naturel de l'histoire.

 

L'histoire avait ainsi pour tâche d'établir scientifiquement les faits et de les expliquer les uns par rapport aux autres dans des rapports de causalité simple. Cette conception scientiste d'une histoire se restreignant volontairement à l'événementiel et au politique est radicalement remise en cause par un nombre important d’historiens tunisiens(1) . Ceux-ci délaissent l'histoire des événements politiques et militaires pour ouvrir le champ des études historiques à tout ce qui ressort de l'humain. L'histoire se veut dorénavant être une histoire totale. L'écrit cesse alors d'être la source quasi-exclusive de l'historien qui s'ouvre à tout ce qui, étant de l'Homme dépend de l'Homme, signifie la présence, l'activité, les goûts et les façons d'être. Ce n'est pas là un simple réajustement du travail de l'historien, c'est un véritable bouleversement des fondements mêmes de celui-ci. Il ne saurait en effet plus être question pour l'histoire de prétendre expliquer les faits humains par des schémas de causalité. Elle devra s'affirmer pleinement comme un travail d'interprétation, de saisie d'une signification. L'illusion d'objectivité laisse place au devoir d'impartialité. Cette ouverture radicale du champ d'investigation de l'historien a pour corollaire une refonte de ses méthodes de travail. Il est naturellement amené à une approche pluridisciplinaire de son objet d'étude, faisant de l'ensemble des sciences sociales des «sciences auxiliaires» de ses recherches. S'éloignant du strict cadre événementiel et politique, l'histoire s'ouvre à une nouvelle temporalité, passant de la seule considération du «temps court », celui de l'individu, à son inscription dans la longue durée. Les nouveaux outils et les nouvelles visées de l'historien lui ouvrent ainsi un temps nouveau, élevé à la hauteur d'une explication où l'histoire peut tenter de s'inscrire, se découpant suivant des repères inédits. Ainsi la chronologie ne peut plus être pensée comme une simple succession de dates, reflet d'un temps discontinu, que l'historien aurait à établir et l'étudiant à mémoriser, mais comme une suite de périodes, se définissant essentiellement par la durée. C'est cette conception de la temporalité qui sous-tend la définition du temps historique par les instructions officielles comme étant à la fois fait de simultanéité et de continuité, de courte et de longue durée, d'irréversibilité et de rupture.

 

(1) Ammar Mahjoubi, « À propos de l’histoire du Maghreb, idéologies et dépassement », dans La Tunisie mosaïque : Diasporas, cosmopolitisme, archéologie de l’identité, Toulouse, 2000, pages. 187- 197.
Mohamed Hédi Chérif, « Pratiques d’historien dans la Tunisie d’aujourd’hui », dans Sciences sociales, sciences morales, Tunis, 1995, p. 113-120.
Hichem Djaït, « Le métier d’historien en Tunisie », dans Être historien aujourd’hui, Toulouse, 1988, p. 83-93.

 

 

Mohamed Arbi Nsiri
Doctorant