News - 10.08.2015

Migrants et disparus : Pour des assises mondiales de la migration en Méditerranée

Migrants et disparus : Pour des Assises mondiales de la migration en Méditerranée.

Les parasols étaient placés sur plusieurs rangées dans une plage bondée. Les enfants barbotaient dans une eau limpide et chaude plus que d’habitude. Les adultes surveillaient leur progéniture du coin de l’œil alors qu’ils se prélassaient sous le soleil brûlant d’Aoussou. C’est le mois au cours duquel il faut se baigner pour soigner toutes ses douleurs, dit le dicton. Nous sommes à la crique du Petit Paris d’El Mansourah à Kélibia. Une plage prisée prise d’assaut autant par les locaux que par les « braynia » ces gens venus des quatre coins de Tunisie et d’ailleurs pour profiter de son sable fin argenté et de ses eaux parmi les plus claires de Tunisie sinon de la  Méditerranée et pourquoi pas du monde. Ce n’est pas un hasard car on est dans le Canal de Sicile qui partage la « Mare Nostrum » en deux bassins occidental et oriental. Les courants sont tels que les plages tout au long de la Riviera Tunisienne de Kélibia à El-Haouaria sont d’une clarté et d’une propreté à proprement exceptionnelles. Un site américain de loisirs  ”dailynewsdig.com” fait figurer depuis un an la ville cap-bonaise parmi les « 35 Clearest Waters In The World To Swim In Before You Die »  (les Eaux les plus claires du monde où vous devez vous baigner avant de mourir).  Ce fut d’ailleurs le classement proposé par  les lecteurs – Readers Choice– du site lui-même.

La litanie des statistiques macabres

Sous un soleil de plomb, ces nombreux estivants cherchaient à se  rafraichir de la canicule. La brise du « b’hari » ce vent de Nord-est  venant de la mer d’où son nom permettait de trouver de quoi respirer un air frais. On était loin du  Sirocco de Tunis et d’ailleurs qui rendait l’air irrespirable. Ces estivants ne se rendaient pas compte qu’à quelques encablures de là, des hommes et des femmes jeunes et vigoureux, à la fleur de l’âge accompagnés parfois d’enfants  même si c’est rare trouvaient la mort en voulant traverser le Canal de Sicile pour rejoindre l’Europe, cet Eldorado où ils croyaient trouver une vie meilleure. De Kélibia par beau temps on peut apercevoir la nuit les lumières de l’Ile Pantelleria, dite ici Qousra qui n’est distante que d’une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau. Ce n’est pas là qu’échouent les embarcations de ces migrants de fortune mais plus au Sud à l’Ile Lampedusa  qui se trouve presqu’à équidistance de la Libye d’où ils embarquent et de la Sicile où ils espèrent débarquer quand leurs cadavres  ne sont pas dévorés par les poissons. Selon les statistiques du Haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR), quelques  224 000 réfugiés et migrants sont arrivés en Europe via la Méditerranée depuis le début de l'année. Ainsi, en sept mois, le HCR a déjà recensé plus d'arrivants que pour toute l'année 2014. Il en avait alors comptabilisé 219 000, un record. Sur ce chiffre presque la moitié soit  98 000 migrants sont  arrivés en Italie. Plus de 2 100 personnes sont aussi mortes ou disparues en mer pendant la première moitié de  2015, rappelle le Haut commissariat. En 2014, ils étaient plus de 3500.  Un record macabre qui serait battu cette année. Selon les chiffres de l'ONU, les Syriens constituent le groupe le plus important de migrants : ils représentent 34% des arrivants en Europe par la mer Méditerranée. Ils sont suivis par les Érythréens (12%), les Afghans (11%), les Nigérians (5%) et les Somaliens (4%).


Je rappelle ces données car ce jour-là sur la plage du Petit-Paris j’écoutais sur une radio privée tout à fait à la fin de son bulletin d’information les statistiques macabres de nouveaux disparus en Méditerranée. Une litanie à force d’être répétée tous les jours sans que cela n’émeuve personne ni de ce côté-ci,  ni encore moins de ce côté-là de cette mer médiane appelée naguère Mare Nostrum, notre mer. J’allais dire notre mer nourricière tant elle est signe de vie et de vitalité sur les deux rives.

Chance et malchance

Mais voilà que par un pur hasard,  j’aperçois déambulant entre les parasols une jeune femme à l’évidence européenne tenant par la main un enfant noir de peau. L’attention qu’elle prêtait à cet enfant était celui d’une mère pour son enfant, cela ne faisait pas de doute. La curiosité étant un bien malin défaut, en m’approchant de ce couple d’individus pas ordinaire j’ai fini par apprendre que la femme est l’épouse d’un expatrié tunisien, tous les deux sont venus en vacances en Tunisie accompagné de leur fils adopté en France. Quelle belle image. Alors que ses aînés d’Afrique subsaharienne se jettent dans la mer pour rejoindre l’Europe, ce petit enfant a la chance d’être à la fois africain par les origines, européen par la naissance et tunisien du fait de la nationalité de son père. En Méditerranée il n’est pas un étranger. Bien au contraire.  Il est le produit du métissage ethnique, culturel et civilisationnel dont cette mer est porteuse.

 

En pareille époque de l’année, ils sont des centaines de milliers ces africains de la Corne de l’Afrique ou du Sud du Sahara qui tentent leurs chances pour rallier l’Europe. Ils prennent pour la plupart des embarcations de fortune à partir de la Libye où le non-Etat leur sert de couverture alors que les milices armées gagnent de l’argent sur le dos de ces miséreux pour continuer leur guerre fratricide.  L’Europe semble impuissante à juguler ce phénomène. Les barrières artificielles qu’elle met en place à travers une politique des visas très restrictive  ainsi que l’aberration d’une immigration zéro semblent inopérantes. En tout cas cela ne parait pas décourager les migrants potentiels à prendre des risques insensés. On a beau dénoncer les passeurs qui s’enrichissent à  leurs dépens, on a beau faire des lois punissant  sévèrement ces profiteurs  de la misère du monde, cela ne fait pas tarir les migrations illégales à travers la Méditerranée. Bien au contraire, tous les ans, les records de l’année précédente sont battus et ce n’est pas près de s’arrêter.

Blocus militaire « au nom de la dignité humaine » ! ?

Au lieu de se concentrer sur les raisons profondes du phénomène, l’Europe institutionnelle cherche à en  juguler  les effets secondaires. Plus pour se donner bonne conscience que pour remédier à une situation devenue intenable. Les milliers de morts qu’on dénombre chaque année sans compter certainement autant de  disparus dont on ne trouve pas les corps ne semblent pas émouvoir outre mesure les responsables européens à quelque échelon qu’ils se trouvent. C’est tout juste si on fait tout pour   rendre invisibles ces migrants chanceux arrivés à destination mais qui sont trimballées d’un lieu à un autre. De Vintimille à la frontière entre la France et l’Italie puis à Calais à l’entrée du tunnel sous la manche où ils sont nombreux à vouloir rallier la Grande Bretagne, ils sont pourchassés tels des pestiférés. La France et la Grande Bretagne ont mis 15 millions d’Euros pour verrouiller leurs frontières. Peine perdue puisque jusqu’ici 9 personnes sont mortes en tentant de traverser le tunnel sous la manche. Certains hommes politiques, tel Christian Estrosi député-maire de Nice (les Républicains-ex-UMP) dans leur cécité appellent à mettre sur pied un blocus militaire  en Méditerranée avec frégates de guerre et avions de chasse. Sur Europe 1, Estrosi a appelé à la création d'une force capable de couler les navires qui essaieraient d'embarquer des migrants  et à "frapper" les passeurs, soi-disant "au nom de la dignité humaine".

Les quotas ?

La Commission européenne, elle, à l’image de la bureaucratie bruxelloise tatillonne et compliquée cherche à partager les dégâts entre l’ensemble  des Etats   membres. La belle trouvaille du luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, président de ladite commission c’est de mettre en place un système de quotas afin de répartir les demandeurs d’asile entre les différents pays de l’UE. Cette répartition se ferait en fonction du PIB, de la population, du taux de chômage et du nombre de demandeurs d’asile déjà volontairement pris en charge par les Etats membres. Comme ils seront appelés à supporter la charge la plus lourde,  les Etats les plus importants la Grande Bretagne, l’Allemagne et la France ne veulent pas entendre parler de ce système qui aura peu de chances de voir le jour.
Mais pourquoi donc ne prend-on pas le taureau par les cornes et ne cherche-t-on pas à traiter le problème à la racine. Celle-ci est évidemment  la pauvreté extrême voire la misère dans beaucoup de régions du monde. Elle aussi pour nom les guerres réelles ou larvées, la marginalisation ou l’exclusion de millions de personnes pour des raisons économiques, ethniques ou carrément raciales. De deux choses l’un, ou bien on trouve des solutions à ces candidats à l’exil chez eux en leur offrant les conditions d’une vie meilleure ou bien on leur ouvre les portes de l’émigration dans des conditions de décence, de dignité et d’humanité.

Aide publique au développement insgnifiante

Pour la première approche, il est question de tenir la promesse faite en l’an 2000 par  les pays avancés de consacrer 0,7% de leur  revenu national brut. 15 ans plus tard on en est encore loin, très loin. Les Etats unis, premier pays donateur en termes absolus (32,2 milliards de dollars)  ne réservent que 0,2% de leur RNB. Ils sont suivis par  la Grande Bretagne (18 Mds, 0,71%), l’Allemagne (15,9 Mds, 0,4%), La France (10,2 Mds, 0,36%) et le Japon (9,8 Mds, 0,19%). Mais ne vous méprenez pas, la totalité de cette aide dépasse à peine 32 milliards de dollars. Rappelez-vous rien que pour l’année 2015, la Grèce a besoin entre 80 à 87 milliards d’Euros soit autour de 100 milliards de dollars pour rembourser sa dette due cette année-là. Donc rien à attendre de ce côté-ci. Pour la seconde approche, il n’est même pas utile de l’envisager. Qui parmi les dirigeants des grands pays peut avoir le courage de le proposer. Les électeurs à qui on a ressassé à longueur d’années que  les immigrés usurpent leurs emplois, mangent leur pain voire même leur beefsteak ne leur pardonneront pas d’avoir été « laxistes » envers toute « la misère du monde » selon le mot prêté à l’ancien premier ministre français, Michel Rocard pourtant, un homme généreux et mesuré dans ses paroles. C’est à la faveur de ce discours xénophobe que l’extrême-droite nationaliste avance inexorablement dans nombre de pays européens et l’hypothèse de voir la cheffe du Front national en France gagner l’élection présidentielle n’est plus une vue de l’esprit.

Silence complaisant et complice

Il est évident que cette situation d’opulence parfois insultante d’un côté de la Méditerranée et d’extrême dénuement de l’autre côté n’est plus acceptable. L’homme étant mû depuis la nuit des temps de l’instinct d’aller chercher les conditions de vie meilleure bien au-delà des frontières de sa propre tribu, il ne faut pas s’attendre à ce que les barrières même les plus inexpugnables puissent le décourager. A moins de trouver les voies pour organiser cette migration pour la dignité de la condition humaine, des « hordes de barbares » se jetteront à la mer. Ni les accords de Schengen ou d’autres plus sévères encore, ni les polices, ni les soldats armés jusqu’aux dents  ne seront en mesure d’arrêter cette « invasion ». Il est de la plus grande que l’ONU, garante de la paix et de l’harmonie dans le monde appelle à des assises mondiales de la migration en Méditerranée dans lesquelles elle impliquerait l’Union Européenne, l’Union Africaine  et la Ligue des Etats arabes. Il est pour le moins curieux qu’alors que les victimes sont africaines et arabes ces deux organisations sont restées silencieuses. Un silence qui équivaut à de la complaisance sinon de la complicité.


On a trop longtemps dit et répété que la Méditerranée doit être un « lac » de co-développement et de prospérité partagée. Il est temps que ce slogan devienne réalité. Avant qu’il ne soit trop tard.

 

Raouf Ben Rejeb