Opinions - 04.08.2015

Guy Sitbon : Je reviens de vacances en Tunisie...et je suis en vie

Guy Sitbon

Je reviens de vacances en Tunisie. Et je suis en vie. Je numérote mes abattis, je fais l’inventaire de mes membres, pas un absent à l’appel. Il doit y avoir quelque chose qui cloche. Voyons. Le gouvernement britannique proscrit la destination à ses ressortissants. Les autres européens, n’écoutant que leur bon cœur, s’abstiennent de directives aussi purgatives mais n’en pensent pas moins. Choisir sa villégiature dans un repaire de tueurs en série ? Ça va pas la tête ! Pourquoi pas dans le Sinaï tant qu’on y est ! Curieusement, d’ailleurs, le Foreign and Commonwealth Office, bien avisé, n’oppose aucune mise en garde aux vacances en Mer Rouge, à Louxor ni à Assouan. On comprend l’émotion après l’hécatombe de Sousse mais le diktat britannique contre le tourisme tunisien reste un signe de panique indigne d’une rationalité gouvernementale. Si, en pleine guerre du Sinaï, Sharm el Cheikh rassure, pourquoi pas Djerba ?

 

C’est justement à Djerba que nous avons choisi de bronzer, paresser, nous amuser avec trois enfants en bas âge, deux adultes et deux vieillards. À 50 miles à vol d’oiseau de la Libye. Pourquoi Djerba ? Justement, pour la proximité libyenne. Nous cherchions à comprendre, à palper la raison de l’irraison. Tout en prenant du bon temps. Si ma mémoire ne me trompe pas, je crois bien que c’était les premières vacances de ma longue existence. Reporter de mon état, j’ai passé ma vie à voyager pour le travail ou le devoir et à me reposer à la maison. Cette fois, j’allais faire comme tout le monde. 

 

Les vacances ça commence sur Internet. Vous tapez « Séjour à Djerba en juillet » et vous tombez sur une douzaine de pages de propositions plus alléchantes les unes que les autres. Faut choisir. Trois étoiles ou cinq étoiles ? Soyons raisonnables, quatre étoiles. Une nuée de tour operators offrent leur service. Vous en triez deux au hasard et commandez deux chambres doubles et deux singles. Hélas, les deux hôtels sont complets. Ils ont bien trois chambres doubles et une single mais pour vos besoins, plus de place, surbooké. Ah, bon. Je croyais que la Tunisie terrorisait, que pas un humain sensé n’était disposé à y sacrifier ses jours. On s’adresse à une troisième agence, même impasse. On téléphone à une vendeuse charmante, probablement établie au Togo vu son accent. Elle est désolée, il ne lui reste plus que des chambres doubles. Il faudra donc payer deux billets d’avion par personne pour être seul dans sa chambre. Les heures de recherches n’y changeront rien, les hôtels sont complets. Voilà déjà une bonne nouvelle, quoiqu’un peu coûteuse. Vous payez en ligne, recevez vos tickets d’avion, vos vouchers de résidence par email, vous les imprimez. Tout est réglé sans avoir quitté votre ordinateur, sans avoir entendu d’autre voix que togolaise.

 

Rendez-vous à Orly, à six heures du matin. Six heures, un peu raide. Faut s’y faire, vous circulez en low cost. Mais qui donc allons nous trouver à Orly ? Des Français ? Des vrais Français prêts à s’immoler pour la bonne cause?

 

L’avion est complet ou presque. Des gens du Sud normaux. Pas mal de foulards. Ambiance Tataouine, Médenine, Ben Gardane. Ils rentrent au pays au moins une fois par an. Ils soupirent : C’est terrible pour le tourisme, regardez, à peine une dizaine de Français. J’interroge.

 

  • Vous n’êtes pas français, vous ?
  • Oui, je veux dire de vrais Français.
  • Ils ont peur ?
  • Sûrement.
  • Et vous, vous n’avez pas peur ?
  • (Il sourit) Je me sens plus en sécurité à Tataouine qu’à Paris.

"Un engin blindé stationne à l'entrée de l'aéroport. S'ils comptent rassurer le touriste, je crains qu'ils ne visent à côté de la plaque"

Djerba. Aéroport surdimensionné, ultramoderne, prêt à recevoir quatorze vols à la fois. Des jet bridge (passerelles d’aéroport) comme à Chicago. Le hall : désert désertique. Vous êtes seul à débarquer.

- Autrefois, vous raconte un employé, les appareils atterrissaient coup sur coup. Les avions attendaient leur tour pour décoller. Ce hall grouillait de monde du matin au soir. Fini. Fini-ni-ni. Oublié cet âge d’or. Ben Ali est parti, les touristes avec lui. Nous sommes devenus des intouchables, des monstres cornus. Grand malheur, monsieur, grand malheur. Les jeunes n’ont plus de travail. Ils font des bêtises. Ils veulent tous partir. En Europe ou dans un autre monde. Grand malheur, monsieur.

 

Sortie de l’aéroport, stupéfaction. Un engin blindé de fabrication récente (première fois que je vois ce modèle) surmonté d’une mitrailleuse lourde commandée par un soldat prêt à lâcher une rafale, stationne martialement à la porte même du hall. Jamais vu ça. J’étais ces temps-ci à Kiev en pleine guerre, à Tel Aviv sous les rockets, à Tripoli au début du chambardement, nulle part les voyageurs ne reçoivent un accueil aussi belliqueux. Autant brandir une banderole géante d’alarme : Vous entrez en zone de guerre, enfilez vos gilets pare-balle. Les services de sécurité ont sûrement leurs raisons. S’ils croient rassurer le touriste, je crains qu’ils ne visent à côté de la plaque. Un orchestre, des chanteurs, auraient un effet autrement plus sécurisant. D’autant que la réalité touristique vécue à Djerba, comme je le verrai, c’est la gaité, la musique, pas la mitrailleuse.

 

Un autobus précédé d’une camionnette de soldats en armes attend les clients de Sunweb, le tour opérator. Notre groupe de sept plus un franco-algérien et ses deux enfants plus franco qu’algériens. Trois autres clients ne se présentent pas. Recherche faite, ces absents représentent nos billets payés et non utilisés en raison du « surbooking » de l’hôtel.
   Hôtel, superbe. Je tairai son nom pour en parler plus librement. Façade, salons de palace international. Dix heures du matin, pas une âme. On nous attribue des chambres, nous les trouvons trop éloignées de l’entrée. Qu’à cela ne tienne. Nous choisissons celles qui nous plaisent. Sur 273 chambres, quarante occupées. 90 personnes pour une capacité de plus de six cents. Un petit déjeuner nous attend. Beignets/ftaièrs de mon enfance, montagnes de croissants plutôt rassis, fruits à profusion, seuls les melons comestibles. Buffet interminable pour les dix nouveaux arrivants.

 

Sans tarder, maillots, piscine deux fois olympique. J’identifierai deux Suisses, sept Tchèques, trois Compiégnois, deux Nanterrois, deux jeunes Bordelaises, une très charmante Parisienne. Noblesse oblige, j’interpelle en priorité les demoiselles. L’air de rien, bonjour, comment ça va, pas grand monde, hein ? Au fait, vous n’avez pas eu peur de venir en Tunisie ?

 

  • Oh… J’ai mes habitudes dans cet hôtel, j’y viens deux fois l’an. Depuis la révolution, de moins en moins de monde. Cette année, des amis, la famille m’ont conseillé d’annuler.
  • Et alors ?
  • J’ai rigolé. Ils ne connaissent pas la révolution depuis 2011. Il se passe toujours quelque chose. Sousse, Le Bardo, c’était terrible. Mais c’est des accidents. On a autant de risques terroristes ici que d’accident sur une autoroute en Allemagne..
  • Ça fait quand même peur, non ?
  • Mon frère m’a fait cette blague. Au tour de France, le premier gagne une semaine de vacances en Tunisie. Le deuxième deux semaines, le troisième trois semaines, etc. Moi, je suis arrivée deuxième.
  • Vous avez dû vous faire des copains depuis le temps que vous venez.
  • Oui. Certains. Les animateurs changent.

 

Les animateurs (trices) forment l’axe de la vie en vacances. Dans un hôtel, ordinairement, le personnel est constitué de serveurs, de femmes de chambre, de portiers. Ici, c’est d’abord les animateurs. Les filles prennent en charge les enfants, les garçons distraient les adultes.

 

Mokhtar a vingt deux ans, beau comme un dieu de l’Olympe. C’est la deuxième année qu’il travaille animateur ici. Au bar de la plage, pendant que les autres bronzent ou font trempette, je suis le seul client. Autour de moi, une nuée d’agents de sécurité en civil et d’animateurs. Désoeuvrés, ils papotent. Mokhtar aime bien m’interrompre dans ma lecture en prenant place devant moi.

 

  • Qu’est-ce que vous lisez ? Un livre sur El Andalous. De qui ? Pierre Guichard ? Ça doit être intéressant. Vous savez que l’Andalousie et toute l’Espagne était arabe avant.
  • Pas seulement arabe, Mokhtar. Surtout berbère.
  • Après, ils se sont arabisés, me corrige finement Mokhtar.
  • Oui, c’est vrai. Tu as lu des livres sur l’Andalousie ?
  • Non, pas des livres. Des articles sur Internet.
  • En français ?
  • Et en arabe. L’histoire, ça me passionne.
  • Tu as fait des études d’histoire ?
  • Non, de médecine, à Sousse.
  • Et tu continues ?
  • J’ai arrêté. À la fin de la deuxième année, ils m’ont éliminé. Et vous savez pourquoi ? Parce que je n’avais pas de piston. Ceux qui ont le bras long, ils réussissent. Les autres, à la poubelle.

Son père est mort. Son grand frère a quitté la maison après son mariage. Il a en charge sa mère et sa petite sœur. Il touche cinq cent dinars par mois à l’hôtel.

  • Mais fin aout, terminé. Plus d’hôtel, plus de salaire. Je suis DJ, professeur de tennis, de cheval, de danse. Je peux tout faire. Mais ici il n’y a rien. Pas de travail.
  • Pourquoi tu ne reprends pas tes études de médecine ?
  • Comment ? Qui s’occupera de ma mère. Je ne compte que sur Dieu.
  • Tu sais Mokhtar, moi je crois que D. est une invention des hommes.

Ses yeux se figent. Il me fixe d’un regard de bête aux abois.

  • Tu ne crois pas en Dieu ?
  • Oui, je crois en Dieu comme aux autres inventions de l’homme.

Lui, le bavard, ne sait plus quoi répondre. Doit-il m’abattre sur le champ ? Chercher à en savoir plus ? Me dénoncer aux copains ? Se rallier à mon idée ? On lit tout un désarroi sur ses traits éperdus. Un long silence. Il revient à l’Andalousie.

 

  • Tu crois que les Musulmans referont la conquête de l’Andalousie ?
  • Je ne crois pas. Les conquêtes religieuses, c’est fini.
  • Mais l’Andalousie est à nous ?
  • L’Andalousie est aux Andalous, je crois.

Nous finissons, comment l’éviter à évoquer Sousse et Seifeddine.

 

  • Il était animateur de tourisme, comme moi, rappelle Mokhtar avec un sourire malicieux. Tu as peur de moi ?
  • Pas plus de toi que de n’importe qui d’autre, de mon neveu, de mon petit-fils.
  • Moi, je suis sûr que tout ce qu’on raconte sur cette histoire est faux. Ce n’est pas Seifeddine qui a tué les touristes. C’est une provocation. Ce sont les policiers qui ont tiré.

Une semaine à interroger aussi bien des fonctionnaires que des passants au hasard : pas un ne croit aux informations des médias. Tous voient derrière le « rideau de fumée » des récits officiels un « conspiration occulte ». Les grandes puissances, les Américains, les juifs, les émirats. Ces empires cherchent à piétiner, à pulvériser les arabes, les musulmans. Daech ? Une mystification. Des services secrets manipulent des pauvres garçons désorientés.

 

Pour Mokhtar comme pour ses collègues qui viendront se joindre à nous tout au long de notre séjour dans des conversations intellos dignes de Saint Germain des Près en 1948, no future. Soit un coup de chance tombé du ciel, soit le trou noir.

 

L’heureuse fortune pourrait venir d’une de ces jeunes touristes.

 

- Ils espèrent tous, m’assure un manager, trouver le grand amour, le mariage avec une européenne, les papiers pour la France, le SMIC à mille cinq cent euros, le retour à Médenine en DS clinquante avec des cadeaux plein les valises pour la famille. Et surtout, surtout offrir à la maman tout ses besoins et plus. En fait, ils n’ont que leur mère en tête. Les plus désespérés iront se mettre une ceinture pour une enveloppe de quelques milliers de dinars offerte à maman.


Les hôteliers interrogés voient leur avenir plus sombre encore. Déjà, des dizaines d’hôtels ont fermé boutique. Les survivants tournent à perte. L’an prochain, les bâtiments seront désaffectés. Et pourquoi ne seraient-ils pas squattés par des sans logis ?

Y a t-il une vie loin de la Tunisie ?

Mon expérience voit les choses autrement. Le 17 novembre 1997, 62 touristes avaient été massacrés et mutilés à Louxor. J’y suis allé en reportage trois mois plus tard pour mesurer les effets. J’étais le seul client du Winter Palace, l’hôtel mythique de la région et j’ai eu le privilège d’admirer seul la Vallée des Rois, ordinairement noire de monde. Trois ans plus tard, le Winter était plein à craquer. Au Cambodge, en 1996, les Khmers rouges de Pol Pot, éliminés de tout le pays s’entêtaient dans une guérilla sans espoir dans la région de Siem Réap. J’y vais. Pas un touriste dans les sublimes 400 km2 des Temples d’Angkor à moi seul réservés. Un bonheur indicible. N’y allez surtout pas aujourd’hui. La paix revenue, les flots de visiteurs submergent les œuvres d’art. Il a sera de même à Djerba. J’en prends le pari. 
   Le soir venu, c’est la fête. Au buffet, pas de file d’attente. « Normalement, c’est la bousculade, se réjouit une habituée. Là, regardez, tout le personnel à notre service, la tranquillité, la douceur, la joie de vivre. » À la longue, les animateurs aidant, la cinquantaine de clients finit par se lier d’amitié. Des grandes tablées se forment. La musique, devenue arabe avec le débarquement de quelques Libyens et Tunisiens, résonne des classiques de Saliha. On se croirait revenus à 1950. Après dîner, grand spectacle d’enfants devant trois cent fauteuils vides et une vingtaine de spectateurs devenus une même famille. Au bar, le whisky et le Boga coulent à flot. Les jeunes gens hantent la plage complice. Les vieux racontent des blagues jusqu’à point d’heure.

 

Pour nous résumer, j’ai payé 600 euros pour une chambre, sept jours, all included, ftaièrs, pastis et glaces à volonté. Pour le même, prix j’ai eu droit à tout un palace (ou presque), je me suis fait cinquante nouveaux amis et j’ai oublié tous mes soucis.

 

Il paraît qu’Ulysse (un confrère de l’Antiquité) s’était senti si paradisiaquement heureux à Djerba qu’il avait fallu l’attacher au mât de son navire pour l’obliger à retourner chez lui. Nul ne m’a contraint à reprendre l’avion mais à Paris, d’où je vous écris, je retiens mes larmes au souvenir de cette semaine. All included. Y a t-il une vie loin de la Tunisie ?

 

Guy Sitbon