Notes & Docs - 02.06.2015

Mohamed Charfi: Réflexions sur le dialogue culturel euroméditerranéen

Réflexions sur le dialogue culturel euroméditerranéen

Le 6 juin 2008 nous quittait Mohamed Charfi, le militant des droits de l’Homme, le penseur de l'Islam moderne et le professeur de Droit. En commémoration de son souvenir, Leaders publie ce texte peu connu qu’il avait consacré au dialogue interculturel. 

 

Dialogue culturel. Un sujet fréquemment débattu ces derniers temps, mais toujours à l’ordre du jour, car loin d’être épuisé. Si son contenu reste à préciser, son intérêt semble faire l’unanimité; intérêt important surtout s’il s’agit de l’espace euroméditerranéen.

Remarquons d’abord que l’expression «euroméditerranéen» est critiquable. L’Europe a bien une dimension méditerranéenne. Quand elle discute avec les nations de cette mer, elle parlerait en partie avec elle-même. Il serait plus approprié de dire dialogue euro-arabe ou euro-islamique, dialogue entre les deux rives de la Méditerranée ou dialogue Nord-Sud. Mais, à chacune de ces  nouvelles expressions, le champ s’élargit et, dès lors, le débat devient plus difficile. J’hésiterais entre dialogue euromaghrébin, champ plus étroit, rapports plus intimes et sujet sûrement plus fécond ou dialogue méditerranéen, appellation plus neutre, en attendant l’évolution de ce dialogue.

Sans tenir compte du facteur subjectif de notre appartenance à cette région qui nous rend plus sensible à tout ce qui la concerne, je trouve le choix de l’aire méditerranéenne sûrement heureux pour des raisons objectives. Cette partie du monde a été le berceau de l’humanité, en tout cas celle où se sont déroulés les évènements majeurs de l’Antiquité et du Moyen Age.

Certes, à la même époque, d’autres civilisations ont existé et ont exercé une influence sur leur voisinage. La Chine a rayonné sur la Mandchourie, la Mongolie, le Tibet, le Yunnan, le Japon. De son côté, l’Inde, un sous-continent à elle seule, a fait de l’océan Indien une mer intérieure et a développé une civilisation raffinée. Mais, l’influence de ces deux géants est restée limitée, du fait de leur caractère géographiquement périphérique. Au contraire, la Méditerranée, par sa situation centrale, a été jusqu’au XVIe siècle ce que Fernand Braudel a appelé « l’économie-monde », puisqu’elle était, selon lui, «un monde en soi, un seul univers économique, débordant largement et dans toutes les directions la ligne interminable de ses rivages, vers l’intérieur de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique» .

L’histoire de cette région est caractérisée par le nombre et la gravité des conflits en tous genres qui l’ont jalonnée. Les guerres puniques ont duré des siècles et ont été particulièrement meurtrières avec des hauts et des bas des deux côtés. Carthage a dominé Rome et Hannibal l’a faite trembler.  Par la suite, Rome a pris sa revanche en détruisant Carthage en 146 av. J.-C. et en imposant pendant des siècles la Pax Romana. La conquête islamique a changé fondamentalement les données dans tout le Sud de la Méditerranée et dans une large partie du Sud de l’Europe. Cela a duré des siècles avant l’établissement d’un nouvel équilibre par la Reconquista espagnole.
L’histoire a souvent été enseignée aux enfants des écoles comme une série de conflits armés, c’est-à-dire de victoires des uns et de défaites des autres. En fait, heureusement, les guerres ont toujours été des moments de l’histoire. Moments difficiles, pénibles et regrettables, mais souvent passagers. Car l’essentiel est le contact entre les peuples où chacun a appris de l’autre une part de sa science et de sa culture. Il s’en est suivi, généralement, un enrichissement mutuel et une interpénétration des civilisations de telle manière qu’il serait vain d’insister sur les mérites d’une partie pour conclure à sa supériorité sur les autres. Les progrès humains sont souvent le fruit d’emprunts et de dons à la fois.

La philosophie grecque est un monument de la pensée humaine, élaboré en Europe. Pourtant, partie de Grèce, c’est grâce aux Arabes qu’elle est arrivée, d’ailleurs commentée et enrichie, en Espagne et de là à toute l’Europe où elle va favoriser la Renaissance.

Parfois, les monuments historiques portent les traces de l’interpénétration culturelle. Je ne vise pas seulement les architectures influencées les unes par les autres. Je pense à certains faits particulièrement significatifs. La mosquée de Cordoue, comme celle de Omeyyades à Damas, sont parmi les plus belles au monde. Elles ont cette particularité commune de contenir chacune en son sein un monument chrétien. Les explications de cette présence d’une religion dans l’autre sont différentes, voire opposées. Les constructeurs musulmans de la mosquée des Omeyyades ont conservé le tombeau de Jean-Baptiste par respect pour un saint chrétien. A Cordoue, on n’a pas voulu sacrifier la splendeur de la mosquée. Les chrétiens se sont contentés d’ériger en son sein une chapelle pour souligner le changement du rapport de force. Ces deux édifices sont les témoins de la fréquence des rapports islamo-chrétiens et de la fécondation réciproque de ces deux civilisations.


Sur la même terre, au sein de la même communauté humaine, il est remarquable que, malgré les massacres, le sang et les larmes provoqués par les nombreux conflits, les guerres ont toujours été suivies par de longues périodes de paix où les populations se sont mélangées, des liens de sang se sont créés, les diverses cultures se sont mutuellement fécondées et les échanges commerciaux se sont développés au bénéfice des différentes parties. Au bout de deux ou trois générations, parfois plus, on ne distingue plus les descendants des opprimés de ceux des oppresseurs. L’oubli est un facteur de coexistence pacifique. Mais, avec la nouvelle donne, de nouveaux problèmes apparaissent, qui seront la cause de nouveaux conflits.

Les conflits ont toujours eu pour cause première la volonté de dominer des uns et, conséquence inéluctable, la peur d’être dominé des autres ou leur résistance à la domination. A cette cause générale, s’ajoute une opposition de deux sortes, les conflits d’intérêts et les conflits d’idées. Souvent, pour favoriser le même événement, les deux causes se conjuguent. Par exemple, les Berbères musulmans, qui ont conquis l’Espagne et sont arrivés jusqu’à Poitiers, voulaient répandre la religion islamique ; mais l’appât du butin n’a jamais été absent dans la motivation de ces guerriers.

Il n’empêche que, si l’on ne tient compte que de la cause dominante, l’on peut classer les guerres puniques comme étant la conséquence d’un conflit d’intérêts et les guerres entre la Croix et le Croissant comme des guerres idéologiques.

On peut donc espérer l’établissement d’une paix durable si on développe les antidotes des trois causes des conflits – la politique de domination, le conflit d’intérêts ou l’opposition idéologique - par la mise  au point d’un système de coopération économique équilibrée de telle sorte que chacun trouve son compte, l’apaisement des conflits d’idées et la maîtrise des réflexes de domination.

Combattre l’esprit de domination

Peut-on combattre l’esprit de domination, alors qu’il a déterminé dans une large mesure l’histoire de l’humanité pendant des millénaires?

La Méditerranée a été dominée successivement par les Carthaginois, puis par les Romains. Avec l’affaiblissement de l’Empire romain, les musulmans ont pris la relève jusqu’à la fin du XVe siècle, siècle charnière où ils ont perdu pied dans l’Ouest européen avec la chute de Grenade en 1492, juste après avoir pris pied à l’Est de l’Europe avec la chute de Constantinople en 1453. Par la suite, pendant plus d’un siècle, l’histoire a paru hésiter, l’Espagne multipliant les comptoirs conquis au Maghreb et les Ottomans poursuivant la conquête de larges territoires européens. Le tournant est pris en 1683, lorsque l’échec du siège de Vienne a mis fin à l’ascension musulmane. La suite est connue. Istanbul, capitale de ce qui n’est plus que l’homme malade, est l’objet de toutes les convoitises ; finalement tous les territoires islamiques jugés économiquement utiles sont occupés par des puissances européennes qui ont imposé à ces territoires, au pire le statut de colonies ou, au mieux, celui de protectorats. La décolonisation, fait majeur du milieu du siècle dernier, ne sera obtenue qu’au prix d’un combat acharné.

Grâce à ce combat, depuis près d’un demi-siècle, l’Humanité entière admet aujourd’hui le principe de l’autodétermination des peuples et leur droit à disposer d’eux-mêmes. En outre, à cause du nombre, malheureusement considérable, de victimes et de destructions qu’ont entraînées la Première puis la Seconde Guerre mondiale, un grand nombre de peuples et de dirigeants, j’ose espérer la majorité, ont acquis la conviction que l’ancien esprit de domination doit laisser désormais la place à une franche et saine coopération. Le jour où on aura trouvé une solution pour mettre fin au drame du peuple palestinien et où l’Etat américain renoncera à la tentation de jouer au gendarme du monde, l’Humanité aura accompli un grand pas vers la fin des conflits.

Le deuxième facteur de la paix et de la coopération entre les peuples est la coordination des intérêts et des échanges, c’est-à-dire de l’économie.

La coopération économique

Les 27 et 28 novembre 1995 s’est tenue à Barcelone, une des capitales les plus prestigieuses de la Méditerranée, la Conférence euroméditerranéenne des ministres des Affaires étrangères, événement qui a marqué le point de départ du Partenariat euroméditerranéen, appelé, depuis, le  Processus de Barcelone. C’est un cadre élargi de relations politiques, économiques et sociales entre les 15 Etats membres de l’Union européenne, à l’époque, et les 12 partenaires de la rive sud de la Méditerranée (Algérie, Autorité palestinienne, Chypre, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Malte, Maroc, Syrie, Tunisie, Turquie).

Il s’agit d’une initiative unique et ambitieuse qui a posé les fondations d’un nouvel ensemble régional et qui représente un point culminant dans les relations euroméditerranéennes. Dans la Déclaration de Barcelone, les 27 partenaires euroméditerranéens ont établi les grands objectifs du Partenariat.

  • Un objectif politique et de sécurité par la définition d’un espace commun de paix et de stabilité au moyen d’un renforcement du dialogue. C’est la promesse de la fin de tout esprit de domination, condition de la paix durable comme nous venons de le voir.
  • Un objectif de dialogue culturel que nous examinerons dans un instant.
  • Et un objectif de coopération économique et financière, par la construction d’une zone de prospérité partagée au moyen d’un partenariat économique et financier et l’instauration progressive d’une zone de libre-échange.

La Déclaration a prévu, pour atteindre ces objectifs, la négociation d’accords d’association de l’Union européenne avec les partenaires méditerranéens pris individuellement. Depuis, ont été conclus des accords d’intégration avec Malte et Chypre et des accords d’association avec les autres. Pour ces derniers, l’article 2 de l’accord a prévu  qu’il s’inscrit dans le cadre de la démocratisation des régimes politiques du Sud. Les accords sont entrés en vigueur. Mais l’économie des pays du Sud continue de stagner. Les investissements directs étrangers restent très modestes et l’aide de la Commission européenne nettement insuffisante. Le non-respect des libertés et la non-indépendance de la justice n’encouragent pas la venue de capitaux privés étrangers. L’absence d’efforts sérieux de démocratisation de la part des régimes en place n’encourage pas la Commission de l’Union européenne à accroître son aide. Les experts évaluent le coût de l’aide européenne aux dix membres nouveaux de l’Union à 100 à 120 dollars par an et par habitant ; tandis que ce coût varie entre 6 et 10 dollars pour les pays associés. L’argument invoqué par les régimes du Sud pour justifier le retard dans la démocratisation est le danger islamiste.

Le mouvement islamiste et la pérennisation des régimes autoritaires

Effectivement, l’existence de mouvements fondamentalistes a été, sinon la cause réelle, du moins l’argument invoqué par les gouvernants dans chacun des trois pays du centre du Maghreb.

Rappelons que l’interruption du processus électoral au début des années 1990 en Algérie a été présentée par ses auteurs à l’époque comme étant le seul moyen d’éviter le danger de l’instauration d’une dictature religieuse. En fait et sans besoin d’une longue analyse de la doctrine politique des islamistes, il suffit de se référer à certains dirigeants du FIS qui déclaraient clairement à la veille des élections que la démocratie n’étant pas une invention islamique, ces élections allaient être les premières et les dernières. La montée des intégristes et l’interruption des élections ont provoqué une guerre civile dont l’Algérie n’est pas encore venue tout à fait à bout.

En Tunisie, au moment du changement constitutionnel du 7 novembre 1987, l’espoir était très grand qu’une profonde et réelle démocratisation allait intervenir. D’innombrables mesures ont été prises dans ce sens qui seraient trop longues à étudier ici. Une charte nationale fixant les nouvelles règles du jeu sur une base parfaitement démocratique a été élaborée et adoptée par tous les partis politiques et toutes les organisations nationales. En mars 1989 a eu lieu une campagne électorale digne de ce nom ; telle qu’il n’y en a jamais eu avant, ni malheureusement après. Les islamistes, dont les observateurs ont participé au décompte des voix et n’ont pas contesté les résultats, ont obtenu autour de 15% des suffrages à l’échelle nationale et devaient être reconnus quelques mois après.

Mais, dès le lendemain des élections, en avril 1989, est intervenu un événement qu’ils n’attendaient pas : la nomination d’un nouveau ministre de l’Education  qui allait réformer de fond en comble le système éducatif. Conformément à ce qui était explicitement prévu par la Charte nationale, l’Etat tunisien devait rester un Etat musulman, mais l’Islam enseigné n’allait plus être la charia classique, mais un Islam réinterprété selon la doctrine tunisienne telle que les bases en ont été jetées par les précurseurs Khéreddine, Thaâlbi et Tahar Haddad et telle que cette doctrine a été synthétisée et appliquée par Bourguiba depuis l’adoption du Code du statut personnel et des réformes qui l’ont complété. Dans les cours d’éducation islamique et d’éducation civique, la conception de l’Etat républicain devait se substituer à celle du califat et de l’Etat théocratique, l’égalité des sexes à celle de la suprématie de l’homme sur la femme… Bref, l’Islam en tant que religion est respecté et enseigné dans ses moindres détails ; mais en même temps, on admettra et on justifiera la révision de certaines règles de la charia dont la plupart ont été élaborées par les docteurs de la religion en fonction des impératifs de leur temps et ne sont plus de mise aujourd’hui. Dans le même esprit, la réforme de l’éducation doit insister sur la nécessaire ouverture sur les philosophies et les civilisations étrangères et le développement de l’esprit critique.

Les islamistes ont pris peur dès l’annonce de cette réforme. Ils l’ont accusée d’avoir pour objectif «l’assèchement des sources» et ont réclamé l’abandon de la réforme et la démission du ministre. Ils ont vu juste dans la mesure où les sources du fanatisme religieux et de l’islamisme politique allaient être effectivement altérées. Mais ils ont présenté la réforme comme étant celle de l’assèchement de l’Islam. Le fond de leur pensée est donc que l’Islam est inséparable de la charia qui doit rester immuable. C’est par un calcul d’opportunité politique  et non par une évolution doctrinale véritable qu’ils ont adhéré à la charte.

Ils ont livré une guerre à l’Etat, dans les établissements d’enseignements, pendant plus de deux ans. A la fin, du fait des violences quotidiennes exercées, du précédent iranien et de l’exemple des événements de l’Algérie voisine, l’Etat s’est senti en danger et a décidé une réaction vigoureuse. Malheureusement, la répression a été tellement large et dure que les effets de toutes les mesures démocratiques de l’aube du changement ont été progressivement anéantis et un régime policier s’est installé. La violence islamiste était-elle la cause de ce revirement ou un simple alibi ? Je pense qu’elle a été la cause du tournant. Mais, depuis que le danger a été écarté, elle n’est plus qu’un alibi pour continuer l’utilisation des méthodes policières.

Le Maroc a connu une autre expérience. Après avoir gouverné son pays avec une main de fer, le roi Hassan II a assoupli le système au cours des dernières années de son règne. Le jeune roi Mohamed VI a continué et approfondi l’expérience libérale. Les dernières élections législatives ont été organisées, de l’aveu de tout le monde, d’une manière honnête, transparente et parfaitement démocratique. Il y a tout lieu de craindre malheureusement que cette politique, devenue de plus en plus prometteuse, ne soit brutalement stoppée, depuis que l’attentat islamiste de Casablanca a provoqué la mort de dizaines d’innocents et a entraîné une vague de répression avec le cortège classique de milliers d’arrestations, de tortures et de lourdes condamnations. Espérons que ce ne sera pas la pente sur laquelle a commencé à glisser le régime tunisien à partir de 1992.

La coopération culturelle

L’autoritarisme des régimes comme l’existence d’un courant islamisme un peu partout au Sud de la Méditerranée ne sont pas des fatalités. Ce sont simplement des problèmes liés à la transition culturelle que vit le monde musulman à l’heure actuelle.

A côté de l’aspect politique et de sécurité et du volet économique, le processus de Barcelone a prévu une coopération pour favoriser le rapprochement entre les peuples au moyen d’un partenariat social, culturel et humain qui vise à favoriser la compréhension entre les cultures et les échanges entre les sociétés civiles. Le volet de la coopération culturelle peut prendre différentes formes.

La religion est un élément essentiel de la culture. Le dialogue interreligieux est donc un des principaux axes du dialogue culturel. Entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, ce sera principalement le dialogue islamo-chrétien.

Le dialogue islamo-chrétien

Le dialogue entre musulmans et chrétiens a commencé dès les premiers siècles de l’Hégire. Il a cependant été la plupart du temps marqué par des controverses qui l’ont emporté sur la volonté de compréhension mutuelle. Cela venait du fait que les musulmans ont toujours considéré le Christianisme comme une religion révélée, alors que les chrétiens n’admettaient pas la même chose pour l’Islam. Vatican II  a réalisé à cet égard un véritable tournant. Au lendemain de la déclaration conciliaire qui a reconnu aux adeptes des autres religions, dont les musulmans, la qualité de vrais croyants à respecter et avec lesquels il faut instaurer un dialogue paisible et fructueux, des rencontres entre des représentants officiels des deux religions ont commencé à être organisées. Les tentatives, timides et hésitantes au début, se sont par la suite multipliées et approfondies.
De nos jours, les rencontres islamo-chrétiennes sont organisées par centaines chaque année dans un très grand nombre de pays à travers le monde. Elles sont de différentes catégories. Parfois, dans des circonstances propices, des prières communes sont organisées dans les lieux de culte chez les uns ou chez les autres. Dans les moments de crises, elles sont de nature à apaiser les tensions entre les communautés.

D’autres rencontres ont pour objet de créer et multiplier les occasions de dialogue et d’instauration de relations amicales entre musulmans et chrétiens. En France, au cours de la semaine des rencontres islamo-chrétiennes du 15 au 21 octobre 2001, le Groupe d’amitié islamo-chrétienne (GAIC) a organisé des rencontres dans plus de vingt villes, groupant chacune entre 30 et 500 participants qui ont organisé des prières communes, pris des repas ensemble, discuté dans des tables rondes ou des colloques de telle sorte que chacun a trouvé l’accueil, l’écoute, l’amitié et la paix. A Evreux par exemple, la rencontre s’est faite sous le signe de « Musulmans et chrétiens à la découverte d’un chemin de fraternité ». Il est inutile de démontrer l’intérêt de ces manifestations, tellement il est évident. D’autres associations du même genre s’activent dans d’autres pays. Au Canada, le Comité national de liaison du dialogue musulman-chrétien a pour objet déclaré « l’éradication de toutes les sources d’incompréhension entre les croyants chrétiens et musulmans » .

D’autres rencontres, organisées par des universitaires et des chercheurs, adoptent des démarches scientifiques et ont pour objet le rapprochement doctrinal. A de multiples occasions, des prêtres ont exprimé leur respect de la religion islamique, en saluant les croyants musulmans et en admirant la sincérité de leur foi et de leur soumission à la volonté divine ; et des penseurs musulmans ont rappelé les versets coraniques ordonnant aux musulmans de respecter les prêtres et les rabbins, les églises et les synagogues. Assurément, de tels proclamations et rappels sont toujours utiles. Dépassant ces attitudes de principe et leurs fondements doctrinaux, des groupes de recherches interreligieuses sont constitués et fonctionnent admirablement. Citons en particulier le GRIC, Groupe de recherches islamo- chrétiennes, qui a des ramifications dans plusieurs pays et qui fonctionne activement avec des publications du plus haut intérêt.

Après plus d’un quart de siècle d’expériences, il est possible de faire quelques constatations. Le contact entre musulmans et chrétiens en Europe a été utile aux deux parties. Les chrétiens européens connaissent mieux et apprécient davantage les qualités de la religion islamique. Les musulmans d’Europe ont un esprit plus ouvert et acceptent la révision de certaines règles de la charia. Dernièrement, dans sa déclaration de principe du 2 février 2002, concernant les relations des musulmans avec l’Etat et la société, le Conseil central des musulmans en Allemagne (ZMD) affirme que les musulmans «acceptent… le droit… de changer de religion, d’avoir une autre religion ou de n’en avoir aucune. Le Coran interdit tout exercice de pression et toute contrainte dans les affaires de la foi » (§11) et reconnaissent «la législation allemande concernant le mariage, l’héritage et les procès» (§13) . Il est probable que le fait que la majorité des musulmans d’Allemagne soit d’origine turque, a aidé à cette évolution. Au cours des 80 dernières années, le peuple turc a pu se rendre compte que la laïcité l’a aidé à se développer et à se démocratiser sans renoncer à son islamité. Il est probable que, si elles échappent à l’influence des groupes politiques islamistes, les minorités musulmanes des autres pays européens connaîtront la même évolution. Comme il est probable que, avec le temps, se développera en Europe, grâce à la liberté d’expression qui y règne, un Islam européen qui se débarrassera des ajouts historiques que constitue la charia et qui sera axé sur les aspects métaphysiques et moraux.

Ailleurs et spécialement dans le monde musulman, les effets du dialogue islamo-chrétien restent très limités. Les débats des savants des deux bords sur les dogmes sont difficiles. C’est un parcours jalonné d’obstacles. La bonne volonté et le désir de rapprochement sont certains, du moins pour un bon nombre de participants. Mais il y a bien des dogmes inconciliables. De ce fait, l’état d’esprit oscille entre l’espérance et le pessimisme. Au bout du compte, on peut se demander comment continuer à dialoguer autrement que pour convertir.

Le plus navrant est que ce dialogue reste confiné dans un cercle d’initiés, loin des grands médias et de l’opinion publique. De ce fait, chaque fois que l’on croit avoir accompli des pas vers la compréhension mutuelle à une assez large échelle, des événements politiques interviennent pour nous ramener en arrière. Il faudra alors tout recommencer. C’est un travail de Sisyphe. Tout cela, à mon sens, parce que la décolonisation est restée inachevée.

Le drame palestinien

Les peuples du Sud, après avoir subi la domination européenne, ont obtenu leur indépendance. Sauf le peuple palestinien, qui est un des derniers au monde à être privé de son droit à l’autodétermination, ce qui l’empêche de construire un Etat sur une partie de son territoire. Il est le seul au monde à perdre chaque jour une nouvelle parcelle de ses terres. Les peuples arabes resteront viscéralement solidaires des Palestiniens parce qu’ils ont subi le même sort, il n’y a pas longtemps, et parce qu’ils appartiennent à la même région, parlent la même langue, adoptent, en majorité, la même religion et relèvent de la même civilisation. L’Occident ne semble pas réaliser à quel point il est tenu pour responsable de ce drame qui continuera de compliquer les rapports avec tous les peuples arabes tant qu’une solution équitable n’aura pas été imposée aux agresseurs. Chaque nouvelle colonie israélienne, chaque nouveau massacre de palestiniens constituent un nouvel obstacle à la conciliation durable entre Orient et Occident.

Le parti pris américain en faveur d’Israël nourrit l’hostilité arabe à leur égard et constitue la cause principale du drame du 11 septembre. Ce dernier a accru la mauvaise réputation des musulmans en Occident et provoqué les guerres d’Afghanistan et d’Irak. La justification de la première a été comprise ; mais celle de la seconde est impossible à accepter. C’est ainsi que les rancoeurs se multiplient.

Pour mettre fin à ce cycle infernal, les Américains proposent au monde musulman de faire évoluer la compréhension de l’Islam et d’améliorer l’enseignement de ce dernier dans les écoles. Mais cette recommandation est mal reçue dans le monde musulman, compte tenu de l’attitude américaine de soutien inconditionnel à l’agresseur israélien, soutien aggravé récemment  par la guerre livrée à l’Irak sur la base de fausses accusations.

Le diagnostic sur la compréhension de l’Islam et sur les méthodes de l’enseignement dans les pays du Sud est objectivement correct. C’est d’ailleurs une revendication constante des démocrates musulmans et l’objet d’un grand débat interne. Mais la question est particulièrement sensible et doit être abordée avec le maximum de doigté. Les questions religieuses relèvent de l’identité des peuples, de la profondeur de leur âme et de leur intime conviction. C’est dire que les conseils des étrangers, s’ils ressemblent à des ordres et s’ils sont exprimés dans des circonstances qui les rendent suspects, deviennent une immixtion contre- productive. Au contraire, dans un contexte d’amitié et de confiance mutuelle, les conseils des autres sont les bienvenus. Il en est ainsi actuellement dans les rapports entre l’Europe et le monde musulman.

Cependant, cette idée du respect des autres cultures ne doit pas être poussée à l’extrême comme le font les culturalistes qui insistent sur ce qu’ils appellent « le droit à la différence».

Rejet du droit à la différence

En réaction aux violences exercées par les islamistes, les gouvernements du Sud ont souvent réagi avec brutalité en commettant à leur tour des atteintes aux droits de l’homme, en exerçant la torture et en organisant des procès selon des procédures inéquitables. Les organisations humanitaires ont systématiquement dénoncé ces abus. Ce faisant, elles n’ont fait que leur devoir. Mais la réaction favorable aux islamistes a parfois, on peut dire souvent, dépassé ce niveau jusqu’au 11 septembre 2001. Les chefs des islamistes ont été accueillis à bras ouverts par les gouvernements occidentaux qui leur ont facilement accordé le statut de réfugiés politiques, sans chercher sérieusement à savoir, au préalable, s’ils se sont rendus responsables d’actes de violence ou non. On sait que des collectes d’argent pour financer la guérilla islamiste en Algérie ont été effectuées à Londres au vu et au su de tout le monde. Des écrivains et des commentateurs ont soutenu que, sous prétexte que les peuples musulmans ont le droit de faire leurs propres expériences, il fallait admettre sans protester l’application des règles archaïques de la charia. Il deviendrait ainsi illégitime pour les démocrates du Sud de plaider pour l’abolition de la polygamie ou des châtiments corporels. Cela signifierait que le droit à la différence ferait partie des droits de l’homme, en faisant précisément échec à certains des droits de l’homme. C’est absurde.
L’humanité a accompli un immense progrès le jour du 10 décembre 1948 où a été adoptée la Déclaration universelle des droits de l’homme, par l’affirmation du caractère universel d’un certain nombre de valeurs. Ceux qui sont hostiles à ces valeurs se disent, eux aussi, démocrates et invoquent les spécificités culturelles pour mettre des entraves à l’exercice de certains de ces droits. Les islamistes réclament les libertés d’opinion, d’expression et d’organisation pour pouvoir en profiter. C’est leur droit et c’est de bonne guerre. Mais ils doivent être logiques avec eux-mêmes. Or, ils s’opposent à l’égalité des sexes et à l’abolition des châtiments corporels au nom de la spécificité culturelle. Pourtant, il ne peut pas y avoir de double standard. Toutes les victimes d’atteintes aux droits de l’homme doivent être entendues sans discrimination. Les femmes musulmanes ne réclament pas le droit à la différence qui justifierait la polygamie ou la répudiation. Il est vrai qu’on rencontre ici et là certaines femmes qui, parce qu’elles ont été victimes d’un lavage de cerveau, militent sous la direction de leurs chefs pour l’application de la charia. Il faut qu’elles soient en mesure de le faire jusqu’au jour où elles se réveilleront et réaliseront que leur attitude est contre nature. En tout cas, elles constituent une infime minorité. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer le nombre de femmes qui portent le voile  par rapport au nombre de résidentes musulmanes dans des pays d’incontestable liberté comme l’Espagne ou la France. Dans les pays musulmans qui ont aboli un certain nombre de privilèges masculins, en Tunisie par exemple, les islamistes entretiennent une grande ambiguïté sur ces questions pour ne pas perdre leurs militantes. En Turquie, pour obtenir la majorité au parlement et gouverner seul le pays, le parti islamiste a dû renoncer à l’application de la charia et ne parle plus de revenir sur les acquis féminins.

Les droits de l’homme sont universels. Chaque peuple est libre de trouver dans son histoire, sa religion, son patrimoine culturel et ses circonstances particulières les moyens de les justifier, de les mettre en œuvre et de les approfondir. La spécificité culturelle intervient à ce niveau et non ailleurs. Les droits inscrits dans la Déclaration universelle sont les règles minima auxquelles chaque civilisation ajoutera d’autres à condition de ne pas contredire ce minimum, objet d’un consensus universel. Les valeurs de démocratie et de droits de l’homme peuvent être le terrain privilégié du dialogue euroméditerranéen.

Les valeurs de démocratie et de droits de l’homme

S’il est malvenu aux Occidentaux d’imposer aux Etats musulmans un mode particulier d’enseignement de l’Islam, ils peuvent néanmoins être extrêmement utiles en expliquant comment ils sont arrivés à leur niveau actuel de réception de la théorie des droits de l’homme, alors que, pendant longtemps, l’Eglise était opposée à ces droits. N’oublions pas que, pendant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe, les droits de l’homme étaient considérés comme une ruse antireligieuse et la liberté de conscience comme un danger pouvant déboucher sur la liberté de ne pas croire. L’Europe a réussi à conjuguer sa chrétienté avec la liberté et la démocratie. Elle est arrivée à la liberté religieuse en faisant de la religion une affaire de conviction personnelle, de for intérieur, une question privée. Le fait que la future constitution européenne exprimera des valeurs humaines sans référence précise à une religion déterminée est à son honneur et constitue un signe éloquent d’ouverture et de véritable tolérance.
Bien plus, le Conseil européen de Copenhague a décidé l’an dernier que, en décembre 2004, le feu vert pourrait être donné pour entamer les négociations avec la Turquie en vue de son adhésion à l’Union en tant que membre à part entière. Cette décision  signifie clairement que le critère pour l’adhésion à l’Europe n’est pas religieux ou culturel. C’est plutôt l’adhésion à ce qui constitue le noyau dur de la philosophie européenne : la démocratie, les droits de l’homme et l’Etat de droit. Certes, l’entrée de la Turquie à l’Union n’est pas pour demain. Elle a encore à accomplir d’autres pas pour la pleine et entière réalisation de ce noyau dur. Mais en tout cas, si cette candidature venait à être refusée, ce ne sera pas parce que la majorité des Turcs sont de religion islamique.

Par ailleurs, tout en respectant l’Islam en tant que religion et en tant que partie essentielle du patrimoine culturel de l’humanité et tout en respectant les musulmans en tant que croyants, l’Europe doit être attentive au combat que mènent les démocrates musulmans pour une évolution de la pensée islamique qui la fera se conjuguer à son tour avec les valeurs universelles des droits de l’homme.

Le second obstacle au triomphe de la liberté et de la démocratie dans les pays du Sud est l’attitude des gouvernants qui s’entêtent à faire perdurer les méthodes autoritaires. Les élections à la majorité de 99%, qui rappelle les pratiques anachroniques de l’Union soviétique de triste mémoire, ne sont pas rares dans le monde arabe. La survie de tels régimes dans les pays musulmans est à la fois une conséquence de son sous-développement et une cause du maintien de cette partie du monde dans une situation de pauvreté et de retard dans tous les domaines.

L’Europe se doit de condamner constamment les régimes autoritaires et les méthodes policières et d’encourager l’évolution vers des régimes démocratiques. Des moyens politiques peuvent être adoptés pour réaliser ces objectifs. L’article 2 des conventions d’association entre l’Union européenne et les pays du Sud de la Méditerranée, que nous avons déjà mentionné, affirme clairement que cette association est conclue dans le cadre de la politique de démocratisation. L’Europe s’est donc donné les moyens juridiques d’imposer l’évolution vers la démocratie. Mais l’expérience prouve qu’elle n’arrive pas à traduire cette obligation dans les faits. Peut-être qu’une intense coopération culturelle pourra être utile dans ce sens.

Les œuvres artistiques, relevant de tous les arts, littérature, peinture, sculpture, théâtre, cinéma et autres ont nécessairement une valeur esthétique. Généralement, elles traduisent aussi une subjectivité, des émotions, un état d’esprit qui correspondent à une façon de comprendre la vie, le sens de l’existence et des rapports entre les humains. La connaissance de ces œuvres par le public du Sud est d’une importance capitale pour enraciner les valeurs universelles dans les esprits.

Inversement, les œuvres artistiques des créateurs du Sud traduisent à la fois nos souffrances et nos espérances. Elles gagnent à être connues par le public du Nord. La connaissance mutuelle favorise toujours le sentiment de solidarité humaine. Par ailleurs, toutes les innovations ne sont pas toujours au-dessus de tout reproche. La perte du sens de la famille, l’atomisation de la société, les excès de l’individualisme et le fait que la responsabilité personnelle soit de plus en plus diluée, créent pour le Nord de nouveaux problèmes qui prouvent que les changements ne vont pas toujours dans le bon sens. A cet égard, le rappel de certaines valeurs anciennes, bien ancrées dans les sociétés du Sud, comme la solidarité familiale, est incontestablement utile.

D’une façon générale, la langue arabe est insuffisamment enseignée dans les pays du Nord et le nombre de départements d’enseignement et de recherches arabes et islamiques dans les facultés du Nord est dérisoire ; ce qui traduit le peu d’intérêt dont bénéficient les peuples de la civilisation arabe et islamique. Je sais bien que la réalité de ces peuples n’est pas réjouissante. Mais cela ne justifie pas l’absence d’intérêt.

Pour conclure, je pense que les débats sur les sujets socioculturels entre le Nord et le Sud sont à la fois nécessaires et difficiles. La complexité des sujets et le fait qu’ils touchent à des questions sensibles signifient simplement que, pour être fructueux, les débats doivent être menés avec précaution et dans le respect mutuel. Par ailleurs, le niveau des échanges culturels entre l’Union européenne et l’ensemble arabo-islamique est nettement insuffisant et gagnerait à être amélioré et renforcé. A cet égard, la responsabilité est partagée. Il est urgent que chaque partie fasse ce qu’elle peut pour approfondir cette coopération.

Pour cela, je remercie du fond du cœur l’Institut européen de la Méditerranée pour l’invitation qu’il m’a adressée à donner cette conférence inaugurale, je félicite le Club des amis de l’Unesco de Barcelone pour le choix heureux du thème de cette rencontre et pour l’ensemble de ses activités et je souhaite plein succès à vos travaux.

Je vous remercie, Mesdames et Messieurs, pour votre aimable attention.

Mohamed Charfi
Barcelone, fin septembre 2003.