Opinions - 18.02.2015

La charrue avant les bœufs ! Une habitude tenace !

La charrue avant les bœufs ! Une habitude tenace !

La classe politique, au de-là de ses sensibilités, semble unanime: Des élections municipales devraient pouvoir être organisées en fin d’année ou dans le courant 2016. L’affaire serait donc entendue. Il resterait toutefois, -rappellent les plus lucides-, dans le prolongement de la nouvelle constitution qui consacre ce pouvoir local (pas moins de 12 articles 131 à 142), que soit adoptée une loi organique de décentralisation, les textes législatifs et règlementaires s’y afférant, et enfin arrêter les modalités de fonctionnement de cette nouvelle (s) représentativité (s).

On notera au passage l’ineffable paralogisme qui consiste à confondre déconcentration avec décentralisation. Sans doute un bref rappel est-il utile. La déconcentration consiste à déléguer la gestion de moyens de l’Etat à des entitésrégionales et locales.Cette délégation demeure sous la tutelle (contrôle ex ante comme ex post)de l’autorité centrale. La décentralisation est, elle, d’une toute autre nature. Elle consiste en un transfert de pouvoir et de moyens à son exercice.L’Etat central renonce à certaines attributions et compétences au profitde personnes morales distinctes (région, canton, mairie), qui délibèrent librement et ne sont plus redevables qued’une conformité à la légalité générale. Les spécialistes parlent de « dévolution ». La différence saute aux yeux: La déconcentration est un redécoupage technique et administratif, quand la décentralisation est un redécoupage politique instaurant une nouvelle légitimité, laquelle dispose de moyens déconcentrés.Une différence manifestement qualitative qui ne perturbe pas outre mesure notre classe politique qui continue à vouloir à cor et à cri cette décentralisation dans les plus brefs délais.Mais au train où vont les choses nous risquons fort de n’avoir ni l’une ni l’autre.Qu’importe toutes ces considérations, susurrent les postulants qui piaffent d’impatience: « Qu’à cela ne tienne la démocratie n’attend pas, on verra par la suite, en marchant ». Trêve d’ironie ! Il n’aura toutefois échappé à personne que notre République depuis sa construction est un Etat centralisé…jacobin ! De quoi parle-t-on au juste ?Les entités actuelles, municipalités en tête, sont-elles en mesure de satisfaire aux conditions comme aux exigences d’une décentralisation harmonieuse? Sans tomber dans un débat académique, le processus initié reste équivoque quant aux objectifs poursuivis. Une décentralisation mal engagée pourrait déboucher sur une crispation des conseils élus se retrouvant en quelque sorte piégés,amenés à « gérer la pénurie »! Car les dures réalités sont bien là.

De quelle décentralisation peut-il s’agir quand le pouvoir fiscal de toutes les collectivités territoriales du pays estpour ainsi dire insignifiant ?Les recettes de ces entités ne représentent que 2.4% des ressources fiscales de l’Etat ! On est tout de même très loin du niveau moyen de pays à structure encore fortement centralisée (Grande-Bretagne 12%, France 16%) ! Que dire alors de pays franchement décentralisée comme l’Allemagne des landers (48%)ou la Suisse des cantons (52%). Enfonçons le clou ! L’agrégation de tous les budgets (et non plus les seules recettes fiscales) de quelques 264 municipalités recensées ne représenteraient qu’un peu plus de 800 MDT soit 1,2% du PIB.En raccourci et de manière saisissante, là où l’Etat dépense 2000 DT par habitant et par an, une municipalité n’en consacre que 25 DT. L’excellent rapport de la Banque Mondiale, à défaut d’études locales, fournit un « état des lieux » succinct. « Urban development and local governance program » de juin 2014 donne des éléments d’analyse. On y découvre le profil type du périmètre de dévolution de la très grande majorité des agglomérations: la voirie et la collecte des déchets. Deux activités qui absorbent l’essentiel du budget local (70%) à côté de celles plus marginales culturelles ou sportives. Sans pouvoir restituer les enseignements de cette étude, on y découvre des conclusions qui tombent comme un couperet. 70% des équipements de maintenance et du matériel roulant seraient hors d’usage.

128 des 264 municipalités, soit pratiquement une sur deux seraient en cessation de paiements.

Tout au long, la Banque montre que le mouvement d’urbanisation qui s’est poursuivi à vive allure au cours des dernières décennies pour atteindre les 2/3 de la population s’est accompagné d’une baisse tendancielle de l’investissement infrastructurel local.

Concomitamment à cette vétusté croissante du parc d’équipements, les municipalités ont dû faire face à une explosion de leursdépenses de fonctionnement et de remboursement de charges d’emprunts.

Un rapport qui met aussi le doigt sur l’enchevêtrement de structuresintermédiaires, qui aboutit au mélange quasi inextricable de responsabilités des ministères de tutelle, de l’intérieur et des finances. Un empilement qui finit par masquer au bout du compte la situation réelle de ces collectivités en déficit constant et largement surendettées. Rien ne transparait véritablement du fait des jeux d’écriture de la Caisse des Prêts et de Soutien des Collectivités Locales, elle-même pilotée par la Direction Générale des Collectivités Publiques locales. Un diagnostic effarant dont je laisse le soin au lecteur de découvrir les détails (comme l’accumulation d’impayés des municipalités à d’autres entités comme la Sonede ou la Steg). Au final un tableau qui ne semble rebuter personne pas même la banque, qui pour des raisons qui lui sont propres s’apprête à accompagner le PIC le plan d’investissement communal (2014-2019) à hauteur de 300 M$.

La réforme de la gouvernance locale apparait donc comme le préalableà tout processus de décentralisation: Resituer le rôle respectif des sous-directions comme des agences ANPE, ARRU, HICOP est d’une impérieuse nécessité.Quelle périmètre de décentralisation faut-il envisager compte tenu de la pauvreté manifeste tant en moyens humains que matériels des régions et pire encore des petites et moyennes municipalités.Redéfinir et construire un périmètre de ressources pérennes des municipalités est primordial. Mais quid de nouvelles règles de vote de prélèvements locaux (assiette et taux) harmonieusement articulées à la fiscalité nationale ? Comment éviter les contradictions entre niveaux de fiscalité qui pourraient survenir entre, par exemple, la valeur locative cadastrale et le futur code des investissements ? Un possible imbroglio qui pourrait vite devenir indémêlable, mais surtout intenable. Quid de la question cruciale de l’égalité de traitement des municipalités ? Quels mécanismes, quelle péréquation budgétaire et fiscale faut-il instaurer pour réduire les inégalités entre les régions, entre les municipalités. Que de tensions en perspective !

Tout cela mérite que l’on donne du temps au temps. Alors tâchons d’éviter tout de même cet adage populaire plein de sagesse, pour qui, la décentralisation « c'est le même marteau qui frappe mais on en a raccourci le manche »….à suivre !


Hédi Sraieb,
Docteur d’Etat en économie du développement