Notes & Docs - 25.08.2014

La guerre pour la démocratie a entraîné la régression sociale et la désagrégation du pays

Echec de la guerre pour la démocratie

La première transition qui a suivi la révolte de février 2011 ainsi que «la guerre pour la démocratie»  , engagée par les pays de l’OTAN avec la France en tête contre le régime de Kadhafi, ont eu pour conséquence paradoxale une très forte fragilisation de l’Etat et une conflictualisation de la société à un degré jamais atteint auparavant. Rappelons, par exemple, qu’entre 1951 et 2011, il n’y a jamais eu à proprement parlé de guerres tribales, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de conflits politiques entre telles ou telles tribus. Il n’y a jamais eu non plus de guerres entre les villes, comme ce fut et c’est le cas depuis 2011 entre Misrata et Zenten, Misrata et Syrte, entre la ville berbère Zouara et les villes de Jamil et Regdaline, à l’ouest de la capitale Tripoli, bastions des Kadhafistes, entre Benghazi et Tripoli, entre Yefren et Zenten, entre Zaouia et Misrata, Bani Walid contre Misrata, etc.

En théorie, la transition démocratique est un processus délicat qui permet de passer en douceur d’un système autoritaire à un système démocratique. Elle repose sur la capacité des modérés de l’opposition de nouer des alliances avec les modérés au pouvoir. Elle implique cependant un processus préalable de monopolisation de la violence légitime aux mains de l’Etat ainsi qu’un consensus de base entre les différentes forces politiques. Dans le cas libyen, la tournure des évènements après l’intervention armée occidentale en mars 2011, l’apparition de groupes rebelles armés hors contrôle du gouvernement et de l’Etat, ainsi que l’absence de consensus entre islamistes et républicains, ont détruit le début processus de monopolisation (réalisé entre 1969-2011) et compromis la transition. Ils ont rendu la démocratisation quasi-impossible, en raison d’absence de consensus entre Républicains et islamo-salafyîstes, entre fédéralistes et centralisateurs ou encore entre berbères et arabes.

La «guerre pour la démocratie» et la régression économique et sociale

La «guerre pour la démocratie», initiée par la France et la Grande Bretagne, puis menée par l’Alliance atlantique, relayée par une rébellion partie de Benghazi et de Misrata, le tout dans le cadre des résolutions controversées de l’ONU, aura fait plus de dégâts matériels, de morts et de blessés que n’a produit la colonisation italienne entre 1911 et 1951.

Cette guerre puis l’élimination de Kadhafi et de son régime en octobre 2011 ont engendré une régression économique et sociale, ce dont atteste la perte dans le secteur pétrolier. Ainsi, et depuis 2011. La production pétrolière est actuellement de 250.000 barils/jour contre 1,5 million de barils/jour avant la révolution, soit un manque à gagner de 100 milliards de dollars dont 40 milliards de dollars pour la seule année 2014.

Et quelle que soit l’appréciation négative qu’on peut porter sur la politique suivie par Kadhafi dans le domaine de la politique internationale ou dans celui des libertés individuelles et publiques, l’Etat libyen sous Kadhafi fut un Etat social où des biens publics étaient mis gratuitement à disposition de la population : l’électricité à usage domestique était gratuite, l’eau potable était à disposition, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui ; l’essence était non seulement disponible, ce qui est moins le cas aujourd’hui, mais coûtait à peine 10 cts d’euros/litre; les banques accordaient des prêts à très faibles intérêts; les Libyens ne payaient pratiquement pas d’impôt, la TVA n’existait pas ; la dette publique était de 3,3% du PIB; les voitures, dont la majorité importées du Japon, de  Corée du Sud, de Chine et des Etats-Unis, étaient vendues au prix d’usine. Aujourd’hui, les Libyens doivent passer des heures à faire la queue pour obtenir quelques litres d’essence à un prix exorbitant. A cela, il faut ajouter que les Libyens doivent importer le pétrole raffiné car les raffineries ont été détruites ou rendues inutilisables par les différents rebelles.

Sur le plan de l’instruction, la Libye sous Kadhafi fut un pays où le niveau d’analphabétisme était le plus bas en Afrique et dans le monde arabe et inversement le taux d’alphabétisation le plus élevé en Afrique et au Maghreb, après la Tunisie. Grâce à la rente pétrolière, les autorités ont également investi massivement dans l’éducation. Ainsi, le taux d’alphabétisation est passé d’environ 20 % avant 1969 à plus de 82 % en 2011. De même, l’espérance de vie moyenne est passée, au cours de la même période, de 44 ans à 70 ans. Plus de 80 000 km de routes ont été construites et presque tous les foyers ont désormais accès au réseau électrique .

L’Etat libyen a donc consacré de moyens considérables pour développer l’instruction y compris en encourageant les études à l’étranger puisque chaque étudiant voulant faire des études hors de son pays, obtenait une bourse de 1627,11 Euros par mois, ce qui est le standard actuel de plusieurs pays européens. Les Libyens avaient droit  à une aide au logement de 60 000 $ pour les jeunes couples ; gratuité de l’eau, de l’électricité. Le “RSA” libyen, ex RMI, était de 730 euros/mois pour les chômeurs. Dans un rapport faisant suite à une visite d’experts en juillet 2012, le Fonds monétaire international (FMI) a reconnu que le solde budgétaire en 2010 présentait un surplus de 16,2% et qu’il a connu un déficit de 27% en 2011 et une inflation de 15,9%, suite à la rébellion et la guerre pour la démocratie. Les experts du FMI ont reconnu également que le niveau élevé des réserves financières héritées de la période de Kadhafi a permis à la Libye de limiter les conséquences de la guerre sur l'économie. Le système bancaire, notamment, et même si la qualité des actifs devrait se détériorer, a relativement bien résisté . Depuis la situation s’est encore aggravée et dégradée.

De façon générale, la politique économique menée depuis 1969 a permis une amélioration considérable des conditions matérielles des Libyens par rapport à la situation qui prévalait au lendemain de l’indépendance. En effet en 1951, la plus grande partie de la population était misérable et vivait dans des cabanes ou sous des tentes. On estime que 40% de la population souffrait du trachome et d’autres maladies endémiques. A cette époque, le PIB per capita était un des plus bas du monde, comparativement à la situation qui prévaut en Libye où il  est de 9000 dollars US (2002), le plus haut au Maghreb et parmi les plus élevés dans le monde arabe. Cette politique a permis d’autres réalisations économiques comme le développement d’une industrie pétrochimique ou encore le projet de «fleuve artificiel». Ce projet de forage et de drainage de l’eau des puits artésiens du sud vers les régions du Littoral où se trouvent les quelques terres agricoles, a coûté plusieurs milliards de dollars US et devrait résoudre partiellement le problème structurel de la rareté d’eau potable bien qu'il était controversé en raison des risques écologiques qu’il fait courir au sous-sol libyen, compte tenu du probable assèchement des nappes phréatiques.

La guerre de tous contre tous

La « guerre pour la démocratie » qui, dans un premier temps, a apporté aux Libyens quelques libertés, a conduit rapidement non seulement à une guerre civile mais a engendré une régression économique et sociale, comme la ségrégation dans les écoles entre filles et garçons et la remise en question des droits acquis par les femmes. Rappelons à cet égard qu’outre la quasi-interdiction de la polygamie, la loi sur le mariage et le divorce de 1984 accordait aux femmes des droits fondamentaux concernant le libre consentement au mariage, la possibilité de divorcer, de pouvoir disposer d’un logement en cas de divorce et de jouir de leurs biens propres . Tous ces changements sont aujourd’hui remis en cause puisque la répudiation a été réintroduite et la polygamie légalisée.

Cette régression a fini par discréditer et décrédibiliser les « révolutionnaires ». Elle a nourri au sein de la population des ressentiments à l’égard du nouveau pouvoir et a contribué au renforcement du rejet des partis politiques et à un repli sur les solidarités « primaires » claniques et tribales, le tout conduisant à l’affaiblissement de l’Etat et à l’échec de la première transition.

Plusieurs rebelles sont en guerre les uns contre les autres : la Brigade du 17 Février  et Ansar Sharia à Benghazi regroupés en un Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi qui est en guerre contre les forces spéciales de Saiqa à Benghazi alliées au Général Khalifa Hafter (opération dignité) et à l’armée de l’air de la défunte armée libyenne. C’est aussi le cas des Brigades Qaaqaa et Sawaeq Libya, de Zenten contre les Brigades Bouclier de Libye de Misrata en guerre pour le contrôle de l’aéroport de Tripoli largement détruit. Le conflit a fait plus de 500 morts. Par delà le contrôle de l’aéroport, c’est davantage le contrôle de la capitale de l’Ouest du pays et la lutte pour le pouvoir entre Benghazi et Tripoli qui est en jeu : les Brigades Bouclier de Libye alliés à la Libyan Revolutionaries Operations Room (LROR) soutiennent le CGN à Tripoli alors que les Brigades Kaâkaâ Qaaqaa et Sawaeq Libya Zenten alliés aux Kadhafistes et à la tribu Warshefana soutiennent le nouveau parlement à Tobrouk.

Le nouveau parlement contesté

Le 4 août 2014, jour de la première réunion de la Chambre des Représentants, nouvellement élue, les dirigeants des puissances occidentales ont appelé à une « gouvernance démocratique » et à l’instauration de l’Etat de droit. Outre que cet appel risque de rester lettre morte, il souligne le décalage entre les déclarations de principe et la réalité politique d’un pays en état de quasi-anarchie et où des groupes armés revendiquent chacun la légitimité du pouvoir; un pays miné par les conflits régionaux, les groupes terroristes, les luttes tribales et qui vit sous la menace  des Ansar al-Charia qui ont déjà proclamé un Etat islamique dont le noyau se trouve à l’Est du pays, à Dernah.
A l’instar du premier parlement élu (2012-2014) qui a vu se succéder les crises sans être en mesure de reconstruire l’Etat ni de pacifier la société, le second parlement qui vient d’être installé à Tobrouk est confronté à des problèmes insurmontables qui l’ont amené à appeler à une intervention internationale.

Contesté par les islamistes ainsi que par Ansar al-charia et par le groupe des rebelles de Misrata, ce parlement ne dispose pas de légitimité suffisante pour gouverner le pays. Dans ces conditions, Il est urgent de repenser la transition et de rompre avec la logique qui y a présidé jusqu’à maintenant.

Il ne suffit pas d’élire un Parlement pour qu’il soit nécessairement «inclusif» et qu’il permette d’assurer la démocratisation et la gestion du pays. Il est illusoire de penser que le nouveau parlement puisse, dans les conditions actuelles, réaliser une «gouvernance démocratique» car les islamistes et les Misratis défendent le CGN, contestent la légitimité du nouveau parlement et refuse son installation à Tobrouk. Plus grave encore, le nouveau parlement ne réussira ni à désigner un nouveau Premier ministre ni permettre la formation d’un nouveau gouvernement qui puisse disposer de l’autorité nécessaire et soit en mesure de sortir la Libye d’une des plus graves crises qu’il connaît depuis son indépendance en 1951. Tout cela dans un contexte d’une quasi-guerre civile  qui oppose les Misratis aux Zentens qui eux-mêmes sont alliés à des partisans de l'ancien régime qui demeurent très influents. A cela il faut ajouter la guerre qui oppose à Benghazi Ansar al-Charia au général Khalifa Hafter qui a monté l’opération dignité et combat les salafyîstes qui ont proclamé un Etat islamique à Dernah, ce qui pose des problèmes de sécurité régionale.

La démilitarisation et la reconstruction de l’Etat

La très grave crise que traverse la Libye a des ramifications régionales et internationales. Elle peut déstabiliser les pays de la région et en premier lieu la Tunisie. On peut d’ailleurs se demander si certains n’ont pas intérêt à déstabiliser les Etats de la région. En effet, pour comprendre l’intensité et la persistance  de la guerre que mènent les factions et les groupes armés, on doit formuler l’hypothèse que les différentes milices et groupes armés jouissent de soutien financier et militaire de la part de certains pays arabes et musulmans. Certains observateurs sont allés plus loin accusant le Qatar et la Turquie de comploter et de soutenir les islamistes et les rebelles de Misrata  appelés «Aube de la Libye» (Fajr Libya) qui mènent la guerre contre les rebelles de Zenten, contre le général Hafter et contre les tribus restées fidèles aux Kadhafistes, le but étant de s’emparer du pouvoir et mettre fin à la Chambre des Représentants réunie à Tobrouk.

La responsabilité de la communauté internationale

Plongés dans une grave crise politique, sociale et morale, les Libyens ne trouveront pas la solution par eux-mêmes ni en eux-mêmes. Trop de groupes armés puissants et centrifuges empêchent toute consolidation du pouvoir étatique et toute sortie de crise. Dans ces conditions, les pays occidentaux qui ont contribué à la transition conflictuelle que traverse actuellement la Libye, et devant l’échec de cette transition, ont une « obligation morale » et sont contraints d’un point de vue géostratégique de s’impliquer d’avantage dans le sauvetage de la Libye selon des modalités à définir.

D’ailleurs, le nouveau parlement  qui siège à Tobrouk ainsi qu’une partie de la population libyenne le demandent et réclament une intervention de la communauté internationale pour assurer la protection des civils. Quelque soit les motifs et les raisons de la violence meurtrière qui sévit actuellement en Libye, on est bien obligé de constater que le pouvoir actuel s’avoue impuissant à pacifier le pays. Les dirigeants du nouveau parlement ont même lancé un appel pour une intervention internationale en Libye, appel rejeté par les islamistes et Ansar al-charia  mais soutenu par les nationalistes républicains comme Mahmoud Jibril, même s’il refuse une intervention militaire.

Un nouvel agenda de transition encadrée impliquant les Kadhafistes et les tribus

Devant l’échec de la première transition, il est donc urgent de concevoir un autre agenda de transition, une transition encadrée et contrôlée, impliquant la communauté internationale et les différentes forces politiques ainsi que les groupes armées y compris les  incontournables Kadhafistes qui doivent être réunis autour d’une même table en Libye ou à l’étranger. Le but serait de discuter d’un nouvel agenda d’une deuxième transition dont les principaux points seraient : la démilitarisation de la Libye sous l’égide de l’OTAN, de l’ONU, de l’UA, de la LEA représentés par un Haut Représentant, la désignation d’un nouveau Premier ministre, la désignation d’un Haut Conseil tribal, la constitution d’un groupe d’experts libyens et internationaux ayant pour mission de rédiger une constitution sur la base d’un Etat fédéral ayant pour régime une République présidentielle de préférence, car les régimes parlementaires sont mal adaptés aux transitions et générateurs de crise, en particulier pour la Libye.

Dans la nouvelle transition encadrée par la communauté internationale et dont la durée ne devrait pas excéder cinq ans, le Haut Représentant ainsi que le Premier ministre libyen et son gouvernement de même que le Haut Conseil tribal auraient pour tâche conjointement d’assurer la gestion quotidienne du pays et le bon fonctionnement de l’administration. Ils devraient s’atteler à reconstruire l’armée et la police et à démilitariser les groupes armés. Pour se faire, ils devraient s’appuyer sur les structures intermédiaires que sont les tribus pour relancer l’économie et assurer la pacification et la sécurisation de la Libye ainsi que la construction d’un Etat de droit. Ils devraient aider à l’émergence d’une puissance étatique souveraine qui structure et contient la société politique.

Ayant aspiré à la démocratie et aidés militairement par les puissances occidentales, les Libyens ont réussi à détruire le régime de Kadhafi mais n’ont pas atteint l’objectif tant rêvé, celui d’une société libre, sécurisée et porteuse de bien être social. Tout au contraire, la première transition s’est traduite par une  forte régression sociale, un grave affaiblissement de l’Etat et un insécurité grandissante.

Confrontés à cet échec, et dans la configuration actuelle caractérisée par des groupes armés en équilibre destructeur, et en l’absence de tout monopole légitime de la violence, les Libyens n’ont que deux options : la guerre civile et la somalisation avec le risque de déstabilisation du Maghreb, ou une transition encadrée,  ce qui est une option raisonnable qui donnerait cette fois l’opportunité à la communauté internationale d’une action salutaire et constructive. L’annonce faite par le ministre espagnol des affaires étrangères d’une conférence sur la Libye à Madrid le 17 septembre prochain, réunissant les pays des deux bords de la Méditerranée est peut-être le début du processus d’une nouvelle transition contrôlée et encadrée.

Moncef Djaziri
 

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