Notes & Docs - 04.08.2014

Exclusif : La guerre contre le terrorisme, les révélations de Mehdi Jomaa

L'attaque terroriste contre un camp de militaires sur le Chaambi, le 16 juillet dernier l'a complètement transfigurée. Pour Mehdi Jomaa, il n'est plus question de laisser une poignée de jihadistes narguer aussi impunément la république. Dans une interview exclusive à Leaders, le chef du Gouvernement revient sur ces dures journées.

Dès que vous avez appris l’attaque de nos soldats au Chaambi, vous vous êtes empressé d’aller au ministère de la Défense et d’accéder à la salle d’opérations. La Défense nationale n’est pourtant pas dans vos attributions?

Je n’ai pas tenu compte des attributions respectives. Alerté à l’heure de la rupture du jeûne, je commençais à recevoir les premières bribes d’informations qui étaient suffisantes pour m’indiquer l’ampleur du drame. Je ne pouvais en rester là et il était de mon devoir d’y aller. D’ailleurs, c’est ce jour-là que j’ai compris l’armée. C’est l’équivalent de centaines de réunions. J’ai vu comment l’armée fonctionnait en situation de vraie crise, comment l’information arrivait, comment elle était analysée et comment elle était restituée en consignes.

Ce fut un facteur déclenchant pour vous?

Vis-à-vis de l’armée, oui ! Je la comprends mieux.

Vous vous êtes senti seul, ce soir-là?

Pas ce soir-là, j’étais entouré par le ministre, l’état-major, des officiers supérieurs, des membres de mon cabinet... Mais, c’est le lendemain que j’ai éprouvé un sentiment de solitude, lorsque je me suis décidé à constituer une cellule de crise. J’ai senti qu’ailleurs, aucun ne s’intéressait sérieusement à la question. Les coups de fil passé étaient exempts du moindre échange sur le dispositif et tournaient autour de l’accessoire.

Je le comprends. C’est un moment d’échec et de déception. Tous se réfugient dans les abris, le temps que ça se calme. J’étais déjà édifié par ce sentiment général relevé auprès des uns et des autres. Ce soir-là, en termes de prise de décision, j’étais seul. J’ai réfléchi en politique et agi comme un homme d’Etat responsable. J’ai senti que le moment était grave, que le pays risquait de basculer d’un moment à l’autre. Je ne cherchais pas particulièrement le commandement, mais dès qu’il s’est agi de prendre des décisions, je les ai prises.

Loin de me défausser sur les autres, n’ayant pas la Défense nationale dans mes attributions directes, j’ai endossé l’ampleur des dégâts causés par cette attaque terroriste. Et j’ai surtout réalisé ce que je devais faire. Tout était clair dans ma tête.

Mais vous avez été long à prendre les mesures qui s’imposent?

On me pressait d’annoncer des mesures, mais j’ai refusé. On ne va pas devant les médias et claironner des décisions qui risquent d’être des réactions épidermiques, et veulent faire plaisir à tel
ou tel. Déjà, les données n’étaient pas complètes. Un chef ne marche pas qu’à l’inspiration. Il y a tout un travail des équipes sur lequel il faut s’appuyer. On calcule les risques, puis je tranche. Quand on regarde à long terme, il est erroné de se lancer dans l’annonce des mesures du genre limogeage. Je m’y refuse. Car, dans cette logique, on est amené à prononcer des limogeages à chaque nouvelle attaque. Est-ce concevable ?

Comment a été votre voyage éclair à Tebessa, juste en face du Chaambi?

Excellent ! Vous savez, ça s’est décidé et organisé en une demi-heure. Il a suffi que je passe un coup de fil à mon homologue Abdelmalek Sellal, pour qu’on se mette d’accord sur la date, le lieu et tout. Le choix de Tebessa, sur les frontières en face du massif du Chaambi, ne manquait pas de symbolique.

Avec les risques d’attentats dans cette région, vous avez dû prendre des précautions?

L’équipage a dû changer de plan de vol au moins une fois et l’avion est monté jusqu’à près d’Alger. Mais, personnellement,  je leur faisais confiance, me concentrant avec les membres de la délégation sur le contenu de nos discussions.

Comment se sont-elles passées?

Très bien ! D’abord, j’ai été agréablement surpris de voir que mon ami Sellal était venu accompagné de nombre de membres de son gouvernement, d’officiers généraux et de très hauts cadres. Nos entretiens étaient résumés en une seule phrase, réitérée par le chef du gouvernement algérien : «On est à votre disposition. Dites-nous ce qu’on peut faire pour vous!». Devant les membres des deux délégations réunies, il ira encore plus loin : «Vous n’avez pas besoin de nous consulter. Arrangez-vous directement !» Il faut dire que nous avons de bons rapports avec l’Algérie depuis longtemps. Mais, les connaisseurs, de part et d’autre, me disent qu’ils n’ont jamais été aussi bons que dernièrement, avec une réelle volonté de coopération et un grand esprit de solidarité. Et nous le constatons au concret, d’autant plus que nos rapports personnels sont très cordiaux. Un vrai sentiment de confiance mutuelle s’est instauré entre nous.

Avec la Libye, comment ça se passe!

Difficilement ! La Libye représente pour nous une source d’inquiétude énorme. C’est un risque sécuritaire majeur. Ce qui complique plus la situation, c’est qu’on ne sait pas au juste avec qui discuter.

Vous avez demandé au ministre des Affaires étrangères de s’entretenir avec les ambassadeurs de grandes puissances. Quelle a été leur réaction?

Très solidaires. On a demandé aux pays fournisseurs d’équipements de sécurité d’accélérer le processus de livraison et ils ont promis de faire un effort exceptionnel. Ce qu’il faudrait surtout retenir, c’est qu’avec les pays frères et amis, des rapports de confiance se consolident de jour en jour et que leur engagement en faveur de la Tunisie est de plus en plus fort.

Pour revenir à vos multiples décisions antiterrorisme, la fermeture des mosquées restées entre les mains des salafistes a suscité beaucoup de réactions. Comptez-vous revenir sur cette décision?

Nullement ! Une mosquée confisquée par un groupe qui entend y imposer sa loi n’est plus une mosquée ! (Il précise que le nom en arabe d’une mosquée est bien Jem’aa, c’est-à-dire un lieu qui rassemble et non qui divise). Là, on n’est plus dans la religion, on est dans la rébellion. Et je n’y reconnais pas l’Islam. Je ne saurais l’accepter. On se doit donc de reprendre en main ces mosquées et de les faire retourner à leur véritable vocation. Tout un programme est lancé et si j’en avais les moyens, j’aurais fermé immédiatement toutes les mosquées qui échappent à la tutelle du ministère des Affaires religieuses. Mais, c’est un dosage de forces de sécurité et nous finirons par y arriver.

Vous ne craignez-pas des réactions-sanctions de la part de certains partis influents?

Quand on agit en responsable, on ne doit pas avoir des craintes et s’adonner à des calculs de ce genre. Si je me soumets à leurs pressions, ce sera le désastre pour l’Etat. Or seul l’Etat m’importe. Je sais qu’il est normal qu’on ait des intérêts personnels, des ambitions, mais à un certain moment, il faut passer à l’intérêt général. C’est de la Tunisie qu’il s’agit.

On sent que vous avez un peu changé depuis que vous êtes à la Kasbah et encore plus ces derniers temps…

Ceux que me connaissent bien savent que je suis resté toujours le même. C’est peut-être l’effet de la visibilité publique. Je prends le temps de comprendre et d’analyser avant de me prononcer. Et je fais confiance à mes équipes et je leur demande de faire autant.

On constate aussi que les forces sécuritaires sont devenues plus performantes. Subitement, les arrestations de terroristes mais aussi de malfrats se multiplient ces derniers jours. Comment l’expliquez-vous?

Je ne leur ai pas laissé le choix. On doit profiter de ce grand choc psychologique provoqué par l’attaque de nos soldats au Chaambi, pour redoubler d’effort dans la traque des hors-la-loi. Là, j’ai changé de ton en devenant plus exigeant en termes de résultats concrets, chaque jour encore plus. Je suis en effet convaincu que nous avons là une rare opportunité que nous devons saisir et je suis heureux de voir que nos vaillantes forces sécuritaires l’ont bien compris. En fait, elles se sentent plus à l’aise dans l’accomplissement de cette mission pour laquelle elles ont été formées. Débusquer les terroristes, les contrebandiers, les criminels et les arrêter les stimule beaucoup plus qu’aller gérer un attroupement. Un autre facteur déterminant y a largement contribué, en plus du renforcement des équipements et d’une meilleure synergie, c’est le système de renseignement. Il a gagné en performance stratégique et opérationnelle. La recette est là.

Vous avez fait un bon démarrage lors de votre nomination et joui d’un grand capital de confiance. Puis, nous avons constaté l’amorce d’un désamour d’une frange de l’opinion publique qui vous reproche un manque d’audace et d’accélération dans les décisions. Après l’attaque du Chaambi, vous avez repris la main et réconforté nombre de Tunisiens. Pourquoi avez-vous tardé à prendre des mesures très fermes comme celles récemment?

Il y a un timing à tout ! Ce que je suis en train de faire aujourd’hui, je ne pouvais pas le faire les premiers jours de mon arrivée à la tête du gouvernement. Ni légitimé par des élections, ni soutenu par un parti qui serait le mien, je devais trouver ma propre voie. Chacun venait me voir avec ses «conseils», ses «mises en garde» et ses sollicitations. Je devais tout décanter. Mais, j’ai eu aussi la chance de m’entretenir avec un grand nombre de personnalités et dirigeants qui m’ont prodigué de bons conseils. Tout comme mes différentes visites à l’étranger qui m’ont permis de faire porter la voix de la Tunisie et d’écouter la position de nos frères, amis et partenaires. Tout cela me donne aujourd’hui une plus large latitude. Il faut ajouter aussi que ce sont les circonstances qui commandent les mesures à prendre.

Finalement, croyez-vous que les élections se tiendront, comme prévu, avant la fin de l’année?

Alors là, je ne lâcherai pas. J’en fais une affaire personnelle, tant je considère que c’est important, très important, pour le pays. Qu’on sache au moins, une fois pour toutes, ce qui risque d’advenir et qu’on connaisse la vérité sur ce qui nous attend. Reporter les échéances ne fera qu’aggraver les problèmes, jamais les résoudre. La Tunisie a besoin de stabilité pour amorcer sa relance. Tous les pays frères et amis, toutes les institutions financières internationales et tous nos partenaires n’attendent que ces élections pour se rassurer de notre bonne progression sur la voie de la transition. Alors, vous comprenez bien, j’y tiens!

Pour réussir ces élections, quel support avez-vous fourni à l’Isie?

Citez-moi une seule requête que je n’ai pas satisfaite. J’ai donné à l’Isie tout ce qu’elle m’a demandé et je continuerai à le faire. Maintenant, je comprends que sa tâche n’est pas facile et nous devons tous l’y aider.

Revenons à votre gouvernement. On entend ici et là des rumeurs de départs et de remaniement. Qu’en est-il au juste?

Il ne nous reste plus que quatre mois avant de passer le relais. Alors, ni départs, ni remaniement. Terminons tous ensemble ce merveilleux travail que nous avons commencé.

Justement, comment sera-t-il terminé? A quoi s’emploient vos ministres actuellement?

A poser les rails du prochain train ! Il doit y avoir une continuité de l’Etat, c’est pourquoi il est de notre devoir de baliser la voie pour ceux qui nous succéderont. Ils ne doivent pas trouver les bureaux et les tiroirs vides ou jonchés de problèmes à résoudre. Nous devons finaliser nos dossiers et aller jusqu’au bout de notre mission, en préparant aussi les grands chantiers d’avenir. Vous savez, lorsque j’avais quitté mes fonctions à Paris, pour venir prendre le ministère de l’Industrie (mars 2013), je me rappelle que c’était un vendredi et j’étais resté jusqu’à 18 heures, après avoir effectué une passation approfondie avec mon successeur, pour qu’il puisse travailler à l’aise. Pour moi, c’est la règle et c’est ce que j’appelle poser les rails pour le prochain train.

Ce prochain train, vous êtes sûr que vous n’allez pas vous y retrouver?

Jamais ! Certains me sondent et d’autres me pressent en me disant que c’est un service national. A ma connaissance, la durée du service national est d’une année. J’aurais déjà passé deux ans. Alors, rien que pour ça, c’est déjà effectué. J’aurai accompli mon devoir et je me dois de laisser la place aux autres.

Propos recueillis par Taoufik Habaieb


 

 

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