Opinions - 02.08.2014

Elections pluralistes et dictature du consensus

La Tunisie se prépare à des élections qui vont engager le pays pour les cinq années à venir, et jamais l’avenir du pays n’aura été aussi incertain, tant les risques sont importants de voir les conditions économiques et sociales continuer à se dégrader.

L’absence de visions claires, de projets ambitieux portés par les uns ou les autres est marquante en cette période cruciale. Les stratégies politiciennes l’emportent sur les programmes et la ruse sur les idées.

Nidaa Tounes, un parti qui se voulait une confédération de partis. Beaucoup d’électeurs, pourtant de la même sensibilité, ne font pas confiance à Nidaa, mais ils considèreront, tout de même, qu’il faut voter utile, un acte rendu nécessaire pour ne pas rééditer la débâcle du 23 octobre. Mais Nidaa ne fera pas le poids seul, et il espère que l’appoint sera fait par l’UPT, perçu par d’autres comme le sous-marin Nidaa, un peu le CPR d’Ennahdha aux dernières élections.

Toujours est-il qu’un certain nombre de ces partis n’a aujourd’hui aucune autre alternative que celle de s’insérer dans un front le plus large et cohérent possible pour exister. Ceux qui voudront y aller seuls pour mesurer leur poids auprès des électeurs vont pouvoir toucher du doigt les abyssaux abîmes du néant. Incorrigibles, ils se satisferont de quelques sièges, juste suffisants pour continuer à exister, ou plutôt faire illusion. Pour ceux-là, tous les schémas sont bons, même les plus abracadabrantesques, le dernier né est celui du bloc électoral constitué de listes concurrentes, promesse d’un groupe parlementaire uni. L’union dans la défaite, en somme!

Aristote reconnaissait que «le courage était la première qualité humaine car elle garantissait toutes les autres». Mais force est de reconnaître que le courage en politique a disparu. Les partis, au lieu de se lever tous ensemble et de refuser cet état de fait, devraient prendre le risque de perdre chacun individuellement pour gagner ensemble. Faire parler le courage politique, celui de la recherche d’un accord électoral à tout prix, même s’il peut être perçu comme contraire aux intérêts partisans. D’autant qu’il ne s’agit pas ici de rechercher l’intérêt des partis mais bien celui du pays et des électeurs.

On reproche à la politique de ne plus être en prise directe avec le quotidien du citoyen, mais sans courage il ne peut y avoir que le statu quo, l’immobilisme, au pire la dynamique de la défaite. Difficile d’espérer, dans ces conditions, que les forces modernistes prennent un ascendant définitif sur les forces conservatrices, et le bien-être de la société dépendra du rapport de force entre les deux.

Dans les faits, le parti islamiste n’a pas totalement renoncé à l’élection présidentielle. Son choix de ne pas présenter de candidat est un choix stratégique. D’abord, il s’agit d’éviter de perdre des élections à deux tours qui risqueraient d’être un révélateur du poids réel et minoritaire de l’islamisme en Tunisie ; ensuite, argument et non des moindres, il faut donner des gages, à peu de frais, aux partenaires étrangers. Le message qu’Ennahdha n’est pas un parti hégémonique, mais bel et bien l’exemple d’un islamisme modéré, est bien accueilli en Occident. Le monde occidental, aux prises avec l’islamisme aux quatre coins du monde depuis trois décennies, a envie de croire qu’il y a une alternative, fût-elle imaginaire. Mais pour autant, cela ne veut pas dire abdiquer, mais plutôt chercher à placer le candidat le mieux intentionné, le moins retors ou le plus manipulable, bref le plus Ennahdha-compatible possible.

Ennahdha ne voulait pas que la présidentielle phagocyte en quelque sorte les législatives. Son choix de ne pas présenter de candidat étiqueté à la présidentielle risquait de la marginaliser quelque peu lors de cette double campagne. La forte personnalisation de la présidentielle peut en effet éclipser le scrutin de listes des législatives, surtout si celles-ci étaient concomitantes au second tour de la première. Dans le même temps, Ennahdha, qui a semble-t-il définitivement renoncé à présenter un candidat de ses rangs, aurait peine à soutenir le candidat d’un autre parti lors de l’élection présidentielle sans lui donner du crédit pour les législatives. Cette situation inconfortable n’est d’ailleurs que légèrement dépendante de l’ordre des votes. Mais ils sont rarement à une ruse près, d’où l’idée du candidat du consensus qui aurait le double avantage de les sortir d’une situation inconfortable tout en leur offrant une carte gagnante. Il faut avouer que la perspective de gagner une élection à laquelle ils ne présenteraient pas de candidat est assez jouissive, et on peut le comprendre.

Ce consensus a déjà pleinement joué pour la désignation d’un gouvernement de technocrates et Ennahdha n’a, aujourd’hui, aucune raison de s’en plaindre. Elle s’est racheté une virginité, a détourné les regards des échecs cuisants de la Troïka, et le retour de bâton promis n’a pas eu lieu.

Il faut dire que le dialogue national, une invention tombée à pic, est aujourd’hui une aubaine pour les islamistes qui arrivent à y disposer d’une majorité qu’ils n’ont pas nécessairement à l’ANC. Depuis une année, le dialogue national a proposé une porte de sortie à une Troïka malmenée par la rue, avant d’ouvrir un nouveau chemin à des islamistes revigorés par un mode de gestion spécifique : le consensus.

Le consensus, pain béni de la politique, offre une alternative à une confrontation dont l’issue est incertaine, et apparaît à ses supporters comme le moyen d’éviter le chaos. Dans la pratique, le consensus est synonyme de renoncement au nom du sacro-saint intérêt général, car de peur de tout perdre on est prêt au nom du consensus à éviter le risque du pire pour obtenir le moindre mal. Le consensus s’oppose au conflit, en ce sens qu’il s’agit le plus souvent d’une soumission consentie au détriment d’une valeur fondamentale en politique, celle de se battre pour ses idées, non pas en conclave mais au grand jour devant des électeurs. La recherche systématique du consensus est en définitive une pratique antidémocratique. Si comme l’a affirmé Yadh Ben Achour,  «sans compromis, pas de politique ou, dit autrement, il n’y a pas de société humaine possible», je suis tenté de répondre que sans conflit pas de politique ou, dit autrement, il n’y a pas de condition citoyenne possible.

On aurait tort de penser que le consensus est bon en toutes circonstances, tant il empêche d’aller au bout de ses idées et d’explorer tous les chemins des possibles. D’autant que le consensus tel qu’il est pratiqué en politique est plus souvent structuré autour de tractations, voire de transactions, que de l’émergence d’une vraie intelligence collective. D’ailleurs, au sein du dialogue national, nous sommes plus souvent proches du compromis, au sens d’un accord majoritaire que du consensus (Ijmâa en arabe), qui suppose un accord unanime, mais peu importe, la Tunisie n’en est plus à une approximation près.

Dans un système où les partis sont faits de bric et de broc, le consensus atteint à travers un accord entre les chefs nie l’existence du pluralisme et achève de bâillonner les voix dissonantes, selon le même schéma de progression que la dictature. Le consensus tel qu’il est appliqué en Tunisie est une forme de dictature de la majorité des appareils, déconnecté de la représentation des électeurs. Il conduit à considérer les dissidents comme des hérétiques, qui refusent le consensus au risque de conduire le pays à l’affrontement. La stratégie du consensus favorise l’opportunisme en toutes circonstances, et le calcul devient la règle et l’honneur l’exception. Elle consacre la pensée dominante en sacralisant la vérité de la majorité, en déconnectant le débat des électeurs pour le transporter au sein de l’establishment, entre les mains des apparatchiks.

W.B.H.A.