Christian Makarian: Inverser le désastre arabe
C’est plus qu’une impression, que deux élections présidentielles  consécutives confirment : pour cause de tragédie perpétuelle et en  l’absence d’issue, le Moyen-Orient est en train de sortir des écrans  radar. En Syrie, Bachar el-Assad vient d’être reconduit en se réclamant  de pourcentages si hallucinants (88,7%) qu’ils provoquent un haussement  d’épaule, tandis que la situation des civils a atteint l’invivable –  plus de 150 000morts, 2,5millions de réfugiés qui s’entassent dans des  campements en Jordanie, au Liban ou en Turquie, 6,5millions de personnes  déplacées.
  
  Le conflit civil le plus grave depuis le génocide au Rwanda, en 1990,  s’enfonce dans une impasse totale, qui profite pleinement au régime de  Damas. Un des effets recherchés par Assad n’est autre que de démontrer  que la voie diplomatique explorée à Genève entre Occidentaux et Russes,  en juillet 2012, laquelle évoquait le terme de «transition » politique,  n’a plus lieu d’être. Une manière d’anéantir la seule instance de  dialogue qui associait l’opposition jugée recevable par les Occidentaux,  le Conseil national syrien, à une évolution du conflit. Assad croit  ainsi transférer aux djihadistes d’al-Nosra et à l’effroyable EIIL (Etat  islamique en Irak et au Levant) le privilège insensé de représenter ses  adversaires. En résumé, pour Assad, l’avenir de la Syrie, c’est  lui-même ou bien les pires des terroristes.
  
  Dans cette stratégie ravageuse, il n’est pas surprenant que les forces  gouvernementales, qui se voient reprendre l’initiative, recourent  désormais au chlore dans les zones qu’elles veulent neutraliser ; les  services de renseignement occidentaux disposent de plus en plus de  preuves. C’est la dernière carte que peuvent jouer les Etats-Unis et  l’Union européenne; délégitimer Assad en prouvant qu’il n’a aucune  parole puisque, après avoir signé un accord renonçant à toute arme  chimique, le régime utilise maintenant du chlore – alors même qu’il ne  respectera pas la date limite du 30 juin, fixée pour démanteler  l’arsenal toxique syrien (12 sites sont encore sur pied).
  
  En Egypte, l’élection triomphale du maréchal al-Sissi (96,9% des voix,  avec un taux de participation de 47,5% seulement) montre l’autre revers  du printemps arabe: on a changé le maréchal. Après avoir éradiqué  l’opposition, les Frères musulmans comme les politiciens modérés,  l’armée détient tous les pouvoirs ou presque et se trouve à la tête d’un  empire économique, avec des usines, des entreprises, des propriétés  foncières à l’infini, des terres agricoles, sans compter le contrôle du  canal de Suez et des bénéfices de son trafic. Or toute cette mainmise  s’explique par le rejet massif des Frères musulmans par la population,  sentiment dominant que l’armée a exploité au maximum pour s’emparer de  tout. La question qui se pose désormais ressemble à un pari : le régime  peut-il évoluer ou va-t-il reproduire ce qui s’est déjà passé? Pour  esquisser la réponse, un intellectuel tunisien qui oeuvre aux Etats-Unis  pour le dialogue entre l’Occident et les pays musulmans a publié une  tribune très remarquée dans le New York Times. Mustapha Tlili,  écrivain et chercheur à l’université de New York, estime qu’une erreur  stratégique majeure a été commise par les Etats-Unis et, dans leur  sillage, par les Européens.
  
  «Alors que l’équipe Obama se préparait à mettre un terme aux guerres de  l’ère Bush, elle a ressenti le besoin d’avoir des amis dans le monde  arabe. C’est ainsi que l’administration Obama a souscrit à l’illusion  d’un islam politique “modéré”. Si elle n’avait pas succombé aux belles  paroles de pure forme des islamistes en faveur de la démocratie, elle  aurait pu accorder plus d’attention à la nouvelle force politique qui  avait déclenché le printemps arabe: le sécularisme démocratique.» Les  Etats-Unis n’ont plus d’autre choix que de s’impliquer davantage dans le  soutien aux partis démocratiques laïques du monde musulman.
Christian Makarian
© L'EXPRESS
N° 3284 / 11 juin 2014
Publié sur Leaders avec l'aimable autorisation de l'auteur et de L'EXPRESS