News - 24.05.2014

Affaire Amami : la dynamique de l'impertinence comme nécessité du changement

Depuis Claude Lévi-Strauss, que Jean Duvignaud caricaturait en le nommant « vicaire des tropiques » et « Valéry de l’anthropologie », il est une tendance fâcheuse de justifier la permanence des sociétés humaines. Même Bourdieu le faisait, malgré l’intérêt de sa pensée,  avec son obsession à vouloir comprendre comment la société se reproduit toujours à l’identique par les mécanismes de reproduction du social.  

L'inéluctabilité du changement

C’est ainsi qu’on tombe trop vite dans chez les intellectuels dans la pensée dogmatique et figée, ne serait-ce que pour échapper à l’inconfort de devoir réfléchir et comprendre le changement. Aussi, les nécessités de carrière et statut social amènent-elles nos élites académiques quasiment mécaniquement à la vente de concepts au lieu d’aider à donner un sens aux formes diverses de la vie collective. Aussi, alimentent-elles le dogmatisme des acteurs qui, par la loi sociologique du mimétisme, suivent leur exemple, condamnant la société à la fixité. 
 
Or, les formes sociales varient sans cesse; la vie étant en changement continuel; la reproduction n’est jamais du pareil au même, emportant renouvellement, même minime. C’est le minime et le détail qui révèlent les dynamismes où prennent naissance les plus grands bouleversements.
 
Et c’est le cas de notre pays au jour d’aujourd’hui. C’est ce qu’y fait « le prix des choses sans prix », comme dit encore ce grand ami de notre pays que fut jean Duvignaud. C’est-à-dire la part essentielle de la vie sociale et collective qui, malgré sa préciosité, n’a pas de valeur marchande, n’étant pas  commercialisable, ne se donnant même pas, mais s’offrant en se révélant dans notre façon d’être, spontanée et sincère. 
 
Échappant  à l’individu, à la volonté consciente du groupe, c’est la part essentielle de l’être, ce qui donne sa valeur à la vie commune faite de solidarité,  de fraternité, d’amour, d’aspirations, d’espérances et de rêves, tout ce qui fait le sens même de notre existence. C’est ce que Merleau-Ponty qualifiait de substance indicible de l’être, qui lui donne sa profondeur, ce lieu où « le rien perce ».
 
Tout cela fait cette lumière qui est en nous, une  vision laïque du sacré chez le Tunisien, cette transcendance immanente.

L'impertinence en moteur de changement

S’il fallait qualifier cette psychologie, je dirais qu’elle est une « psychologie comme ouverture » ainsi qu’on a pu dire « Sociologie comme ouverture » de  Duvignaud, celui qui sut mieux que quiconque comprendre et interpréter la société tunisienne.
 
Chez Jean Duvignaud, auquel notre magazine consacre un dossier dans son prochain numéro, il y a nécessité de figures emblématiques comme celle d’Antigone, héroïne centrale dans son œuvre, insoumise aux lois pour cause d’exigence de morale commandant la désobéissance. 
 
Dans Chebika, son œuvre célèbre sur l’oasis de montagne du côté de Tozeur, il a même retrouvé la figure emblématique de la femme tunisienne symbolisée par la jeune Rima, assez impertinente pour se révolter contre le sort fait à sa communauté. Car l’impertinence est nécessaire à la vie; c’est l’ingrédient essentiel de l’anomie, concept durkheimien qu’il a revisité, et qui autorise de s’évader des contraintes sociales, de s’échapper de soi, de rêver à produire d’autres possibles.
 
C’est de tout cela que parle l’affaire Azyz Amami, aujourd’hui la figure emblématique de la jeunesse tunisienne. Aussi, le non-lieu prononcé hier ne doit pas être juste une issue politique; il gagne à aller dans le sens des exigences de notre jeunesse assoiffée de justice, de libertés et de dignité en ouvrant la voie à un procès en bonne et due forme non seulement de la loi injuste au nom de laquelle on voulait juger l’emblème de cette jeunesse, mais aussi de tout ce qui survit de l’ordre déchu, aussi bien en termes de lois liberticides à abolir que de pratiques héritées d’un passé honni. 
 
Alors, l’injustice subie par Azyz Amami aura servi quelque chose dans ce pays qui a intérêt, pour retrouver la santé, de se réconcilier avec sa jeunesse, libérant tous les détenus, surtout les jeunes, incarcérés en application des lois de la dictature. 
 
Farhat Othman
 
Tags : Azyz Amami