News - 24.05.2014

La diplomatie tunisienne et la Libye: encore un nouveau raté

Suite aux récents événements en Libye de nombreux politiciens tunisiens de tout bord se sont empressés de prendre des positions bien nettes pour ou contre telle ou telle partie, telle ou telle solution à cette crise. Comme à l’accoutumé, la Présidence de la République n’a pas pris beaucoup de temps pour exprimer sans équivoque sa position révolutionnaire et avant-gardiste( !) : appui au Congrès National Général  et opposition à l’opération menée par le Général à la retraite khélifa Hafter et ce en net déphasage avec la position du Ministère des Affaires Etrangères qui, je pense, tient mieux compte des intérêts nationaux, neutre vis-à-vis des différents protagonistes libyens et plus conforme à la diplomatie tunisienne traditionnelle qui s’interdit de s’immiscer dans les affaires internes des peuples et notamment dans celles de nos voisins. D’autres politiciens, non moins influents, se sont positionnés eux du coté d’autres factions ; apparemment en fonction des obédiences idéologiques.

Sans sombrer dans le pessimisme, il me semble qu’on n’est pas loin d’un nouveau raté diplomatique qui peut couter cher au pays.

A cet égard, je me permets en tant que simple citoyen, de rappeler à Messieurs les autorités en charge des institutions officielles, en particulier Présidence de la République, Gouvernement et Constituante, certaines considérations de base dans l’action diplomatique, qui semblent évidentes mais malheureusement sont souvent perdues de vue et ce au détriment des intérêts nationaux. 
 
D’abord, je pense que le rôle et le devoir de tout responsable, notamment en politique étrangère, est essentiellement « servir l’intérêt de son pays » et non pas de développer ses propres idées personnelles ; au fait ses déclarations, ses positions et ses agissements doivent refléter ceux de la majorité du peuple qu’il représente et ne pas se limiter à ses convictions personnelles, fussent-elles les plus sensées. Ainsi rien, même pas les principes les plus idéalistes, ne peut justifier une prise de position ou une déclaration qui va à l’encontre de l’intérêt national ou qui n’en tient pas compte en toute première priorité.
 
Par ailleurs, il est vraiment naïf de croire que la politique étrangère est mue en premier lieu par des principes humanitaires, de morale, de légalité ou de justice. D’ailleurs ces principes ne sont généralement évoqués que lorsqu’ils permettent de faire admettre certaines politiques. J’insiste, l’objectif ultime  de la politique étrangère a toujours été, et le reste encore,  la protection des intérêts nationaux qui passent bien avant toute autre considération. Même les politiques étrangères des pays considérés comme "pionniers/modèles /leaders" en matière de démocratie, de droits de l’homme, de légalité et de justice, sont dans les faits déterminées d’abord par leurs intérêts nationaux respectifs et seulement une fois cet objectif est assuré que les considérations de droit, de justice, de légalité et autres idéaux sont prix en compte. Les exemples les plus édifiants sont multiples, révisez bien les positions politiques des pays les plus "démocratiques, pères des déclarations des droits de l’Homme et autres " en rapport avec la question palestinienne, les deux guerres en Irak, les récents événements en Egypte, en Crimée, et j’en passe. Il est certainement regrettable, pour les idéalistes et humanitaires, que cela soit ainsi, mais c’est la dure réalité à laquelle on ne peut se soustraire.
 
Pour le cas d’espèce, la Tunisie face aux derniers événements en Libye, il est utile de rappeler ce qui suit :
  • D’abord, la Libye pour la Tunisie, n’est pas juste l’un des pays membres de l’ONU, de la Ligue arabe ou d’autres organisations ; elle est un voisin immédiat avec plus de 450 km de frontières communes; le premier partenaire commercial arabe et le cinquième dans le monde ; environ 70 mille tunisiens y gagnent leur pain, un pays avec qui les liens familiaux sont très entrelacés  et les échanges humains sont impressionnants en volume, plus d’un million de libyens sont aujourd’hui réfugiés dans notre pays, autant d’autres nous rendent visite chaque année et s’avèrent plus dépensiers que les touristes européens; les potentialités de développement commun sont d’une grande importance pour les deux pays etc.…tout cela, ajouté aux répercussions sécuritaires mutuelles. Bref quand la Libye souffre d’un mal quelconque, la situation dans les trois quarts sud de la Tunisie s’en fait ressentir…
  • Quant à la situation actuelle dans ce pays, elle est encore confuse, en mutation rapide ; les forces en présence, politiques, militaires et même paramilitaires sont en perpétuelle recomposition et repositionnement ; il est ainsi très risqué de prendre position en faveur ou contre telle ou telle partie. Par ailleurs, je me demande pourquoi nos politiciens et surtout ceux au pouvoir se sentent-ils contraints à trancher tout de suite et prendre partie pour ou contre certains acteurs et se positionner clairement par rapport à une faction, une option ou une évolution quelconque dans ce pays, alors que jusqu’à ce jour les USA, et ils ne sont pas les seuls, malgré toute leur puissance et leurs intérêts, évitent d’annoncer une position claire à propos de ces développements, et gardent l’attitude de " wait and see ". Rappelons-nous les conséquences catastrophiques de la décision hâtive de la Présidence de la République de rompre les relations diplomatiques avec le régime syrien de Bachar; Un politicien, est d’abord responsable de la sécurité de son pays et du bien être de son peuple, ses déclarations engagent tout le pays ; il n’est donc pas un penseur intellectuellement libre de toute contrainte ou un prédicateur de bonne morale motivé seulement par de nobles intentions et dont les positions annoncées n’engagent que sa personne.
  • Par ailleurs, de  quel droit nous, autorités tunisiennes, nous nous permettons de  juger de la légalité ou de la justesse de l’agissement des différents acteurs libyens dans leur propre pays ?  N’oublions pas nos réactions à chaque fois qu’un responsable français, qatari ou autre se mêle de nos affaires internes.       
Compte tenu de ce qui précède, la sagesse et le sens du devoir et de responsabilité et l’intérêt national exigent donc de nos politiciens d’exprimer avec constance, d’abord un soutien inconditionnel de la Tunisie à tout le peuple libyen et le respect de ses choix et ce dans la neutralité absolue vis-à-vis de tous les protagonistes. De toutes les façons, outre une diplomatie modérée et neutre, nous avons très peu d’autres moyens pour  appuyer nos préférences et peser sur le cours des événements. Soyons réalistes et bien conscients des risques et enjeux, de nos vrais intérêts, de nos moyens et limitons nous à la politique de nos moyens en gardant bien présents à l’esprit les intérêts nationaux. Ceci n’empêche pas la Tunisie, plutôt elle doit conduire une diplomatie proactive et proposer ses bons offices aux différentes factions ; mais cela présuppose surtout une neutralité totale  bien reconnue par tous les protagonistes libyens.
       
Certains hauts, très hauts même, responsables tunisiens se sont déjà publiquement démarqués, avec grande  précipitation, de l’opération initiée par le Général Hafter dans la région de Benghazi et l’ont considérée un coup d’état militaire donc condamnable. Oui, sur le plan du principe, un coup d’état est inacceptable et doit être condamné. Seulement, dans le cas d’espèce, sommes nous certains qu’il s’agit bien d’un coup d’état ?
 
Pourquoi la Tunisie se positionnerait-elle contre  une action, même militaire, menée par des libyens dans leur propre pays pour mettre fin à sa décomposition, faire régner l’ordre et rétablir l’autorité de l’Etat ? d’autant plus que cette action vise dans un premier temps, du moins selon son initiateur, les groupes terroristes fournissant soutien idéologique, matériel, financier, humain et refuge  aux terroristes opérant sur le territoire tunisien que l’Etat peine à combattre. Sommes-nous déjà certains qu’il ne s’agit pas d’une action nationaliste qui ferait peut-être sortir la Libye et par conséquent toute la région de ce marasme ? Quelle serait alors l’attitude tunisienne si la majeur partie des factions armées libyennes ainsi qu’une frange importante de la population se rallient à Hafter et ensemble, réussissent à débarrasser leur patrie et toute la région des terroristes, stabiliser le pays et initier un processus de démocratisation ne serait ce que progressif ? Soyons concrets et  sincères avec nous-mêmes, qui de nos jours peut contrôler ce pays et le mettre sur la bonne voie? Préférions-nous, le chaos à nos portes et ses conséquences ou une énième intervention  militaire étrangère dans la zone aux conséquences incalculables, à une solution libyenne tout simplement parce qu’elle est initiée par un militaire(*)? Quand à sa légitimité, quoique discutable, l’action de Hafter, n’est pas moins légitime que le Congrès National Général et les gouvernements qui ne cessent de s’auto désigner.
       
Messieurs les responsables aux commandes du pays, Présidence de la République en tête, tenez la Tunisie à l’écart des turbulences et conflits internes libyens, cessez vos surenchères électoralistes vos prises de positions hâtives basées sur des considérations purement idéologiques au détriment des intérêts nationaux.
       
En conclusion, que vos démarches diplomatiques soient guidées par :
  • d’abord la primauté des intérêts nationaux de la Tunisie sur toute autre considération, et ce pas seulement à court terme mais aussi à moyen et long termes; 
  • le soutien inconditionnel à l’ensemble du peuple libyen et le respect de ses choix;
  • la neutralité de notre pays vis à vis de toutes les parties libyennes en conflit, s’abstenir donc des déclarations et prises de positions pour ou contre l’une ou l’autre et ce quelque soient les motivations. Cette neutralité a constitué pour longtemps une source de force et de grand respect pour notre petit pays sur la scène internationale.     
Enfin, à mon avis, la rigidité idéologique d’une diplomatie "soit disant de principes", finit par verser dans le dogmatisme aveugle qui ne peut en aucun cas servir le pays ; quand aux pragmatisme et réalisme recommandés, ils ne sont pas forcément synonymes de négation des principes et des valeurs nobles de justice, de légalité,  de liberté, de démocratie et autres idéaux universels.
 
Remarque : Je tiens à préciser que là ce ne sont que des réflexions relatives à ce cas libyen précis, sans la moindre intention de justifier la prise du pouvoir par les armes, les coups d’états militaires restent absolument condamnables. 
 
Mohamed Meddeb