News - 19.04.2014

Habib Boulares: l'hommage de son éditeur, Karim Ben Smail

Habib Boulares est mort hier à Paris. J’ai appris la nouvelle avec beaucoup de tristesse. Tout au long de ces dernières années j’ai eu le privilège de le rencontrer régulièrement pour son livre « Histoire de la Tunisie ». Ces longues séances de travail m’ont permis de mieux connaître un homme qui était un des personnages de mon enfance, ami de mes parents. Quand mon père était Directeur de la RTT dans les années 60, Boulares etait Ministre de l’information, « son » Ministre. Quand il lui remis sa démission après une mésentente passagère avec Hédi Nouira_ Boulares, au lieu d’en prendre ombrage eu la classe d’organiser une cérémonie de départ aussi amicale qu’officielle. Ce n’était pas dans les habitudes de l’époque.

 

Cette anecdote dépeint assez bien la personnalité de Habib Boulares. Il savait reconnaître la valeur des hommes et saluer avec générosité et panache la qualité de leur travail. C’est ainsi que des décennies plus tard, à l’occasion de la parution de son livre « Histoire de la Tunisie » il multiplia, publiquement et en privé, les remerciements et les témoignages de reconnaissance pour le travail éditorial qui a été effectué sur son texte. Un geste plus rare qu’on ne le pense.

Quand j’ai proposé à Habib Boulares le projet de rédiger un ouvrage de vulgarisation sur l’Histoire de la Tunisie, le défi avait déjà intimidé plusieurs auteurs potentiels. Malgré de pénibles ennuis de santé (il était dialysé depuis des années), il s’y attacha corps et âme avec rigueur et énergie. Il était souvent au bord de l’épuisement physique et quand vous demandiez des nouvelles de sa santé, il éludait la question avec une pirouette. Dignité est le mot qui me vient à l’esprit. Erudition et intelligence aussi.

Il avait une vision très objective et personnelle de l’Histoire, qu’il avait déjà exprimé dans sa biographie de Hannibal. Il la résume en introduction de son « Histoire de la Tunisie »:

« Il faut se demander comment un territoire à partir duquel des métropoles comme Carthage, Kairouan, Mahdia, Tunis ont étendu leur pouvoir jusqu’au bout du Maghreb, jusqu’à l’Andalousie, à l’Ouest, et jusqu’au golfe de Syrte, à l’Est, se retrouve ramené aux dimensions de la Tunisie actuelle ? Comment un territoire qui a marqué l’histoire des Baléares, de la Corse, de la Sardaigne, de Malte et, surtout, de la Sicile, un territoire qui a entretenu des rapports suivis avec la mer, cette mer Méditerranée qui a tellement influencé sa civilisation et sa culture, est devenu un pays terrien replié sur ses oasis, ses oliveraies et ses plaines céréalières ? Comment un territoire qui s’appelait Africa a perdu son nom au profit du continent tout entier ? Il n’y a là aucune nostalgie, mais le désir de comprendre l’enfantement de l’Histoire. Et puis, sur un autre registre, ce pays était-il prédisposé à la radicalisation au point de se jeter dans le christianisme donatiste, le christianisme arianiste, l’islamisme kharijite, parfois, dans toutes ses outrances ? Ou bien est-il naturellement modéré au point de faire triompher le catholicisme au temps d’Augustin, et le sunnisme contre le chiîsme, le malékisme contre tout autre obédience dans l’islam ?
…Aujourd’hui, on n’a pas le droit de faire l’histoire des phases glorieuses uniquement. Les pages sombres ne doivent pas être tournées. Elles sont pleines d’enseignement. Elles ont déterminé des évolutions. Elles nous disent comment nous sommes devenus ce que nous sommes. »

En Février 2012, je lui demandé d’écrire une lettre à mon père, lui même souffrant, il me l’envoya de Paris où il résidait, accompagnée d’une carte de bristol jaunie. En voici un extrait (inédit) qui décrit assez bien le cheminement des intellectuels tunisiens de l’après-indépendance.

"Mon cher Si Mohamed, Figure-toi que je suis conservateur de documents de notre vie qui pouvaient nous rappeler des moments à ne pas oublier. L’autre jour en passant en revue le contenu d’un carton d’archives, je suis tombé en arrêt devant un bristol bien évocateur. C’était du temps où le centre politique de Tunis se situait à la Rotonde, ce café du Colisée au milieu des galeries marchandes et où nous nous trouvions de temps en temps pour parler du présent (jamais satisfaisant), de l’avenir (plein d’espérance), de nos concitoyens (non encore conscients de leur rôle) et des reliquats d’une colonisation qui tarde à se conjuguer au passé. Notre souci était beaucoup culturel: la radio était notre passion. Nous venions d’y prendre en charge le secteur de l’information, toi et moi; toi en français, moi en arabe. Mais nous débordions ce secteur, car, en arabe, c’est toute la section qui était nationalisée, donc avec ses ramifications musicale, théâtrale, littéraire… Il fallait combler le vide, émettre de longues heures, donc créer, écrire, trouver des talents nouveaux. Un jour donc, à la rotonde du Colisée, nous étions quatre amis attablés au centre de la terrasse: toi, moi, Hamadi Bahri et Ali Issaoui. Et de fil en aiguille, nous en étions venus à nous lamenter sur le niveau quelconque, très quelconque des paroles des chansons que les musiciens et paroliers d’alors produisaient. Nous étions d’accord pour dire qu’elles sont composées par un assemblage de clichés éculés.

L’un d’entre nous- je ne me souviens pas qui- avait dit que même nous, sans être poètes attitrés pouvions composer illico une chanson de cette manière. Aussitôt dit, aussitôt fait : j’ai sorti un bristol de ma poche (cela explique pourquoi c’est moi qui l’ai conservé)- et chacun de suggérer une phrase ou un vers que je notais immédiatement après une courte discussion. Et, nous l’avions signé dans cet ordre : Ben Smaïl, Issaoui, Bahri et Boularès. C’était le 27 décembre 1958. Décembre, c’est le dernier mois d’une année de grandes agitations : rappelons-nous Sakiet-Sidi-Youssef, bombardée par l’armée française le 8 février et les mois de face-à-face entre armée française et manifestants tunisiens qui se sont conclus, après la médiation des Américains et des Britanniques, par le retrait des troupes coloniales de tout le territoire à l’exception de Bizerte et du Sud. C’était d’ailleurs dans ce cadre qu’il y eut la nationalisation de Radio Tunis.

Je me souviens encore du jour où, à cause de ce qui se passait dans la rue, l’équipe des Français du journal radiophonique a décidé de se retirer, estimant que le prestige de la France était bafoué ! Toi, Mohamed, avec ton équipe de Tunisiens, avais relevé le défi avec Ali Issaoui, Hamadi Bahri et Latifa Zouhir. Et vous avez présenté à l’heure habituelle un « Journal parlé » tunisien ! C’est d’ailleurs dans ce cadre que nous allions tous nous retrouver dans le même avion pour nous rendre au Sud, plus exactement à Rémada.

Tous ? Oui, l’histoire a de ces surprises : Béji Caïd Essebsi, en tant que représentant du gouvernement, feu Mohamed Salah Belhaj, en tant que représentant du Néo-Destour, toi Mohamed Ben Smaïl et moi-même en tant que représentants de Radio-Tunis et quelques journalistes de la presse locale qui avaient accepté de suivre le mouvement. Il s’agissait d’aller voir ce qui se passait à Rémada où le commandant militaire français, le colonel Mollot, refusant de reconnaître l’indépendance de la Tunisie, avait fait arrêter le sous-préfet –le Mo‘tamad- et imposé sa loi.

C’était hallucinant: l’avion ne pouvait qu’atterrir à l’intérieur de la base militaire, les passagers étaient « invités » à se rendre chez le colonel pour une revue de presse impromptue, Béji Caïd Essebsi, Mohamed Salah Belhaj et moi-même quittâmes la caserne pour rejoindre le Mo‘tamad qui, libéré entre temps, nous attendait à la porte de l’établissement militaire. Nous nous sommes alors rendus au siège de la sous-préfecture, sur la grande place et, pendant que Béji Caïd Essebsi écoutait le compte-rendu du Mo‘tamad, Mohamed Salah Belhaj a réalisé une performance en allant sortir de leurs boutiques et maisons les gens de Rémada qui sont venus manifester devant le siège de l’autorité tunisienne leur attachement à l’indépendance et à Bourguiba ! Quelques moments après nous fûmes rejoints par les autres journalistes conduits par toi, venus, après la conférence de presse du colonel, écouter le compte rendu tunisien de l’incident. Et après avoir affirmé publiquement la présence de l’autorité nationale sur ce territoire, nous sommes allés reprendre l’avion… à l’intérieur de la base militaire ! "

Karim Ben Smail
Editeur

 

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