Opinions - 10.04.2014

L'Europe et les échéances politiques: Un ailleurs aux portes de la Tunisie?!

Tunis vit ces jours-ci au rythme du débat sur la loi électorale et notamment l’article n° 15 (du décret-loi du 2 aout 2011, relatif à l’élection de la constituante) avec une précampagne où l'on perçoit déjà les prémices de la configuration politique pour les futures échéances que connaîtra notre pays. En effet, le parti Joumhouri faisant cavalier seul, indépendamment de son compère El Massar, se voient tout deux devancés par les deux partis de droite : l’un se réclamant de la tradition destourienne «NidaaTounes» et l’autre conservateur et islamiste «Ennahdha». Les deux caracolent en tête de tous les sondages et semblent maîtriser le jeu électoral.

A ce propos, nous nous interrogeons sur une éventuelle droitisation de notre électorat face à une gauche qui se cherche encore. Ce phénomène n’est pas spécifique à la Tunisie, puisque de l’autre côté de la Méditerranée, les démocraties plus ou moins stables connaîssent ce même phénomène.

En effet, la soirée du Dimanche 6 avril à Budapest, capitale de la Hongrie, (ex pays satellite de l’URSS), les élections législatives se sont soldées par la victoire du parti de droite «Fidesz». De même, le scrutin a été marqué par une percée agressive du parti d’extrême-droite «Jobbick» qui a remporté 20% des suffrages. Une première observation nous conduit à une comparaison avec les élections municipales françaises du 1er avril 2014, dont les résultats ont vu une forte poussée de l'extrême-droite incarnée par le Front national et une progression du parti de droite UMP qui a conquis de nombreuses municipalités. Acculé à réajuster un «cap à tribord», le président français, François Hollande a nommé comme premier ministre Emmanuel Valls, connu pour être à «droite de la gauche» compte tenu notamment de ses positions conservatrices sur des questions généralement traitées par la droite et le front national telles que les questions sécuritaires ou encore portant sur l’émigration.

La France et la Hongrie ont certes de traditions politiques et démocratiques assez différentes mais aspirent à toutes les deux à une démocratie où les différentes tendances politiques entretiendraient des relations apaisées. En effet, en France depuis le premier tour des élections de du 21 avril 2002, le Front national ne cesse de s’imposer comme un parti qui tend à se normaliser et à imposer des thématiques électoralistes que reprennent, dans une logique opportuniste, tantôt la droite UMP souhaitant «décomplexer» les débats «politiquement incorrects», tantôt une «certaine» gauche fidèle à l’école Mitterrand, quisouhaitait affaiblir électoralement, le parti de droite RPR (ancienne dénomination de l’UMP). Par ailleurs, le parti hongrois «Jobbick», s’est aussi attelé à un marketing politique abandonnant les couleurs sombres au profit de couleurs pastels et de slogans appelant au retour des thématiques telles que la famille, la patrie, ou encore la peur de l’autre notamment des tziganes.

Ainsi, nous nous trouvons en présence de deux démocraties et de deux modèles politiques, économiques, et même culturels différents et pourtant un suffrage similaire qui donnent à penser que les vents soufflent désormais en faveur des partis conservateurs ou libéraux même dans les pays où la tradition politique est de nature socialiste voire communiste.

A ce propos,  Hannah Arendt, philosophe politique développe dans «L’Homme est-il devenu superflu?», une observation des «moments phares de la démocratie» en tant qu’édifice institutionnel: la commune de Paris (période insurrectionnelle de l'histoire de Paris de plus de deux mois, du18 mars au 28 mai 1871, insurrection contre le gouvernement, issu de l'Assemblée nationale, élue au suffrage universel) et l’insurrection de Budapest (mouvement estudiantin donnant lieu le 10 novembre 1956 à une révolution qui mit fin à la République populaire de Hongrie) sont pris en exemple et nous permettent aussi de penser les échéances électorales connues par ces deux pays. Ces constatations faites, que peuvent-elles apporter comme enseignements, à notre jeune démocratie? Elles nous poussent tout d’abord à envisager la démocratie comme un processus continu, jalonné d’étapes qui peuvent aussi bien être porteuses de progressions que de régressions. En effet, Hannah Arendt se méfie de l’image d’une démocratie «pure et parfaite» où il suffirait de voter pour voir s’installer un régime idéal car ce système tend à uniformiser la pluralité des voix donc un «one man rule» qui devrait rassembler un espace public supposé pluriel.  Paradoxalement, la démocratie fixe aussi des limites à la violence qui «sont elles-mêmes génératrices de violence» (p 11). Ainsi, la société civile doit être vigilante à certains discours violents ou haineux qui occuperaient l’espace public dans une volonté de normaliser une violence légitimée par les urnes.

Par ailleurs, Edgar Morin et Mauro Ceruti (2014) dans un ouvrage consacré à l’Europe  intitulé «Notre Europe. Décomposition  ou métamorphose» expriment eux aussi leurs inquiétudes face à cette droitisation de l’électorat présentée comme résultante non seulement d’un modèle capitaliste en crise mais surtout comme la faillite d’une vision du monde commune et d’un projet sociétal fédérateur, inclusif, refusant de diaboliser «l’autre», cet autre différent auquel on attribue tous les maux. Les auteurs décrivent l’Europe, comme une terre d’accueil qui n’arrive plus à se (re)penser et à se panser des «accidents» de l’Histoire mais d’une Géographie marquées par les «blessures» des réconciliations, des diktats et des déportations de différents régimes totalitaires, qui ont dessiné des frontières encore sources d’instabilités et de mésententes inter-ethniques ( la question de la Crimée n’en est que le plus bel exemple). Toutefois les trente glorieuses, ont vu une partie de l’Europe redevenir une terre d’accueil marquée par une jeunesse de «soixante huitards» engagée,rêvant de changer le monde» notamment une gauche française qui plus tard marqua nos esprits à travers «les french doctors»   Bernard Kouchner au conflit du Biafra (Nigéria) ou de la Somalie ou encore Rony Brauman soutenant la cause palestienne, bien que fils d’un militaire haut gradé de Tsahal. Mais très vite, les chocs pétroliers, la chute du bloc communiste, la découverte de l’envers du décor des pays de l’ex-URSS entrainent une désillusion de la gauche.

C’est cette volonté de revoir un projet sociétal qui puisse insuffler un avenir à cette Europe qui amène Edgar Morin et Mauro Ceruti à proposer une «nouvelle donne» centrée sur la Méditerranée, un nouveau plan Marshall, qui serait en même temps la solution pour une meilleure Europe.

Or, les révolutions arabes ont changé le visage du Sud de cette Méditerranée par des élections qui ont apporté des droites islamistes au pouvoir. Comment alors expliquer que des pays de traditions démocratiques différentes puissent connaitre une droitisation et des résultats similaires? Pourrions-nous présupposer que le modèle capitaliste nuit à la démocratie? Que les crises qui lui sont inhérentes influent négativement à l’épanouissement du modèle démocratique et sociétal nécessaire à un vivre ensemble?

Dans ce cas, la prise de conscience des foules ou des peuples envers un changement de cap ne peut se faire qu’à travers une vulgarisation des projets de société afin de rétablir une marche de l’électorat vers des aspirations socialisantes, inclusives et humanistes où la gauche doit encore convaincre par l’union et l’investissement massif de l’espace public afin de consolider le modèle démocratique.

C’est là, en effet, un paradoxe aux affirmations du Prix Nobel d’économie Amartya Sen (1998), qui annonçait, que la démocratie permettait bien plus que la croissance, elle permettait le développement ? Or dans le cas d’un marasme économique,de l’absence de croissance pouvons-nous être CAPABLES de préserver, donc de développer un modèle démocratie pérenne?!

 Khaoula Ben Mansour
Assistante Universitaire
ISG Gabes

Edgar Morin, et Mauro Ceruti. « Notre Europe. Décomposition ou métamorphose?». Ed Fayard, 2014,126 p.
FrançoiseCollin. «L’Homme est-il devenu superflu?  Hannah Arendt ». Ed Odile Jacob, 1999, 333 p.

 

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