Opinions - 11.03.2014

Démographie et intégrisme

Les intégrismes religieux ont de commun le fait qu’ils ne réussissent à mobiliser que sur le rejet de la modernité et la sacralisation du passé, un passé au demeurant plus fantasmagorique que réel. 

En cela, ils montrent une incapacité mentale et culturelle à interpréter deux mouvements historiques contradictoires  mais conciliables en fin de compte (c’est le cas au Japon par exemple): d’un côté la rationalité et l’universalité, de l’autre la tradition et le repli identitaire. Plusieurs thèses ont été proposées pour interpréter un phénomène politique et social devenu oppressant en raison des effets collatéraux qu’il génère, dont le terrorisme. Mais ce dont il s’agit ici est d’expliciter plus précisément les incohérences de l’intégrisme dans la sphère strictement démographique.

Partons d’un constat incontestable. Tous les intégrismes religieux sont misogynes et remettent profondément en cause la place des femmes dans la société, en particulier leur liberté de s’éduquer, de travailler et de procréer. Que cette remise en cause soit faite opportunément au nom de l’équilibre familial et de l’éducation des enfants ou pour des motifs honteux comme la polygamie et de motifs moins avouables tels que le chômage, ne diminue en rien le fait qu’elle constitue une régression sociétale anachronique. Très curieusement, cette remise en cause s’appuie sur un constat démographique simple (du moins en apparence) dont l’interprétation est erronée, comme on le verra plus loin: la fécondité des femmes varie en fonction de l’âge, du niveau de leur éducation et de leur activité. Et dans la mesure où tous les intégrismes sont «natalistes», conviction partagée par tous les partis politiques d’inspiration «religieuse», le premier objectif qu’ils s’assignent est bien de mettre des freins à l’accès libre des femmes au travail, à l’éducation et à la contraception. Cette démarche est évidemment complètement irrationnelle.

En effet et contrairement à l’économie et aux finances, les évolutions démographiques n’ont pas beaucoup de sens dans le court et le moyen terme. Si la parité de la monnaie nationale par rapport aux devises étrangères peut avoir une signification à terme, si l’évolution de l’investissement, de la consommation ou d’autres variables économiques peut revêtir une importance capitale à court et moyen terme économique (entre 6 mois et 5 ans); le fait que les naissances, les décès ou les mariages, toutes choses étant égales par ailleurs,  augmentent ou diminuent d’une année à l’autre n’a pas beaucoup de signification. C’est seulement sur le long terme que l’évolution de ces données démographiques a un sens. Il est donc ridicule de penser que des lois, fussent-elles «divines», pourraient changer rapidement le cours de la fécondité, de la natalité, du célibat et de l’âge du premier mariage. C’est si vrai que les femmes iraniennes, baignant pourtant depuis plus de trente ans dans une société et un régime «islamiste» que d’aucuns qualifieraient d’intégristes, n’ont en rien modifié leur comportement à l’égard de la procréation et du mariage. Bien au contraire, la fécondité en Iran est tombée de plus de 6 enfants par femme au milieu des années 1980 à 2,1 enfants en 2000, et cette baisse n’a épargné aucune province du pays, aucune zone, qu’elle soit rurale ou urbaine. 

Par ailleurs, la variation de la natalité s’explique par un ensemble de données socioéconomiques, culturelles et démographiques que les démographes eux-mêmes ont beaucoup de peine à agencer et à interpréter. Si l’on observe l’évolution de la natalité en Europe par exemple, on constate que contrairement aux idées reçues, les pays du sud, notoirement plus «religieux», vivent une situation démographique beaucoup plus critique que les pays scandinaves réputés plus libéraux et même plus «libertaires». En 2012, seules la France (12,3%o), l’Irlande (15,7%o), la Belgique (11,4%o) ont un taux de natalité  supérieur à 10%o alors que l’Espagne (9,7%o), l’Italie (9,0%o), la Grèce (9,0%o), le Portugal (8,5%o) se situent en dessous du seuil évoqué. Par contre, la Finlande (11,0%o), la Suède (11,9%o) et le Danemark (10,4%o) tirent mieux leur épingle du jeu. A titre de comparaison, le taux de natalité se situe en Tunisie à 18,8%o en 2011 contre 17,1%o en 2005, en signalant qu’en 2011 la région du Nord-Ouest enregistre le taux le plus bas (14,5%o) alors la région du Sud-Est enregistre le taux le plus élevé (21,8%o).

En somme, la volonté exprimée ou sous-jacente des intégristes et des partis «religieux» à imposer une fécondité «dirigée», car c’est de cela qu’il s’agit en fin de compte, se heurte au simple bon sens si elle ne se heurte plus fondamentalement encore au droit inaliénable des femmes de choisir et de programmer leur procréation en dehors de toute pression sociale et politique. Au demeurant, le mimétisme social joue son rôle dans la baisse de la fécondité. Ainsi et plus particulièrement en Tunisie, ce phénomène transcende les régions, les catégories socioprofessionnelles et les inégalités au plan culturel. De sorte que les femmes qui défendent la polygamie peuvent s’avérer celles sur qui ce mimétisme s’exerce aussi. Certes, des différences persistent encore à cet égard, mais elles s’estompent de plus en plus en raison, notamment, de la généralisation de la famille nucléaire et des hauts niveaux de célibat dans certaines régions plus rurales et moins développées (Kébili par exemple).

Bref, la prétention des intégristes et des «religieux» à se saisir des données démographiques pour les interpréter à leur guise dénote une méconnaissance absolue des lois qui régissent la démographie. Et s’il est vrai que l’hypothèse de projection de la population de l’INS, qui se vérifie le plus au vu des données disponibles, se rapproche davantage de la «baisse rapide» de la fécondité que de la baisse modérée, il doit être admis que dans un pays où l’élite universitaire est et sera largement dominée dans l’avenir par les femmes, la préoccupation centrale qui doit prévaloir est de faire en sorte que l’égalité hommes-femmes soit consacrée comme un fait acquis dans tous les domaines afin que la carrière professionnelle des femmes tunisiennes ne soit plus entravée ou handicapée par la procréation. C’est par ce moyen que la natalité pourrait se rétablir et non pas par la vision «hallucinée» des intégristes et des prédicateurs religieux.

H.T. 

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