Opinions - 07.03.2014

Le «Oui Tunisie», comment?

Nous retrouvons les prémisses de la concorde. La constitution, les ovations et les accolades magiques du vivre ensemble ont de nouveau rassemblé le pays.

Mais ce n’est pas encore gagné. Aujourd’hui, nous le constatons, les nations, c’est fragile. Pour se sauvegarder, elles doivent être unies. Elles doivent bien comprendre l’époque, le monde changeant, leurs enjeux et leurs pratiques.
Pour nous, cela passe par un questionnement. Qu’aurait été la situation si on avait basculé à l’opposé de la concorde ? Basculement, désunion. Saurait-on jamais où s’en situerait la limite tragique?

La gravité de l’enjeu doit être donc saisie. C’est de la nation, de sa paix, qu’il s’agit.

Avouons la «Non Tunisie»

Comment créer, donc, une intelligence qui nous unirait ? Une intelligence qui nous regrouperait au mieux autour d’idées et d’objectifs clairs et rationnels pour le pays?

Cela passe par la lecture la plus partagée possible du passé. Autant alors admettre que depuis bien longtemps, bien avant 1881 et le protectorat; l’administration économique de la Tunisie a été défaillante.

Crises financières, déséquilibres budgétaires, suivis de soulèvements populaires ou de revirements politiciens, aucun modèle n’a duré. Cassures, discontinuités, jamais l’économie tunisienne n’a été administrée dans la durée.

Jamais, elle n’a réussi a apporter uniformément aux Tunisiens profits et richesses. Soit, indirectement, davantage de sentiments d’appartenance et d’union pour le pays.

Si nous parlons alors aisément du «non Maghreb», avouons aussi la «non Tunisie». Nous y gagnerons à le faire. C’est libérateur et c’est positif.

Depuis Kheireddine, cassures et retournements 

Il est aisé d’établir sur le siècle, l’insuffisance des politiques économiques passées. Avant 188l, la Tunisie été déjà en crise de dette souveraine. Appauvrie, volée même dans la Caisse. Kheireddine, illustre et brave patriote, n’a rien pu faire à la «Commission». Le plus tragique des revers financier est advenu. La perte de notre souveraineté fut scellée.

Sautons jusqu’à la période post-coloniale. Une population déjà éprouvée par la colonisation, dépourvue de ses terres, a commencé sa migration vers les villes du Nord-est, Tunis en tête. Depuis les années 60, le dépeuplement des régions rurales a touché 30% de la population.

Taux alarmant quand on sait que sur la même période, de 1960 jusqu’à 2010, le dépeuplement n’a touché que 18% de la population mondiale. Pour un pays comme le nôtre, supposé agricole, 30% de la population, le tiers, c’est énorme. Et c’est cela déjà l’un de nos problèmes essentiels dont la résolution a toujours manquée.

Le tiers prioritaire de la population. C’est cela notre vraie barométrie économique et sociale qu’aucune politique n’a réussi à stabiliser jusqu’à nos jours.

UGTT, UTICA et BCT; échecs et leçons   

Au départ c'était la politique de l’étatisation de l’économie. Inspirée par les vues de l’UGTT (1956), elle a été marquée par le collectivisme agricole et n’a tenu qu'une décennie, les années 70. Des agitations sociales parties du Sahel et une fin brutale ont caractérisé son non aboutissement.

La seconde était plutôt libérale. Elle a surtout profité aux entrepreneurs. Elle a été marquée par une architecture novatrice et fonctionnelle qui a favorisé l’industrie, la sous-traitance et l’exportation. Elle a réussi à donner au pays un tissu industriel diversifié et résistant.

Basées sur les bas salaires, les réussites de cette politique étaient partielles. En outre, elles se sont faites hors agriculture, hors populations rurales. Le dépeuplement rural, notre essentiel problème, s’est davantage accentué.

Le système bancaire été le maillon faible de cette politique des années 1970-80. Manque de rigueur, de contrôle et de suivi, le financement de l’industrie légère et naissante de la Tunisie ne s’est pas bien fait.

Jusqu’à nos jours les taux tunisiens des prêts non productifs, des impayés, détiennent le triste record d’être les plus élevés au monde puisqu'ils sont de l’ordre de 20%. Qui des banques ou des entrepreneurs en était le responsable? C’est trop tard pour le savoir. Mais ce sont, certainement, les deux à la fois.

Les revers directs de ce laxisme bancaire se sont révélés dés les années 80. Inflation élevée, 8% en moyenne de 1984 à 1992, et taux monétaires conséquents et intenables entre 10% et 12%. Il ne pouvait s’ensuivre que des taux de prêts bancaires encore plus élevés. Soit, des prix de plus en plus élevés et un pouvoir d’achat de plus en plus bas pour les Tunisiens. Les composants de l’instabilité économique sont là..

Les solutions parrainées par le FMI, n’étaient à l’époque qu’arithmétiques (Le Fonds a évolué nettement depuis). La stabilisation de l’économie ne pouvait se faire que par la réduction des dépenses et les équilibres budgétaires.

Fin 1983, la Tunisie, en manque de ressources, ne pouvait agir que sur les compensations. La décision d’augmenter les prix de la semoule et du pain fut prise.

Cette fois la réprobation populaire s’est déclenchée au Sud. La ceinture de la capitale, rouge, comme on l’avait désignée à l’époque, s’est manifestée.

Retournements et fin de modèle, émeutes du pain, atroces, tragiques. L’infaillible et incolore mémoire de la Tunisie en resterait à toujours marquée, meurtrie.

D’un problème essentiel nous passons à deux. Le dépeuplement et la Caisse de Compensation. Et encore une Caisse à un seul handicap, à une seule variable; le prix du pain.

L’Allemagne: l’exemple

L’Allemagne ; deux pays, la RFA plus développée que la RDA. C’est le cas chez nous de l’Intérieur et du Littoral.
Nos amis Allemands ont cerné leur problème. L’objectif était clair et bien circonscrit. S’y mettre, investir intelligemment et faire de la RDA, la Prusse profonde, la locomotive moderne de la nouvelle économie allemande unifiée. Absence de phénomène de dépeuplement, une industrie de pointe et à la pointe, une agriculture performante. La RDA a rattrapé la RFA. Nos amis Allemands ont réussi.

Il faudrait suivre son exemple. Déclarons vouloir faire de notre tiers prioritaire, de notre Intérieur, la nouvelle locomotive de l’économie tunisienne. C’est fondamental pour espérer converger, enfin, vers une économie tunisienne solide et stable, pérenne.

 Faute de quoi, nos risques, structurels, de cassures et de reprises de crises demeureront élevés.

Par ailleurs la hiérarchisation des priorités se rendra claire. Faut-il s’endetter pour construire des Autoroutes ou plutôt financer l’extension et l’amélioration des pistes agricoles ? La décision devient évidente et optimale.

La stratégie étant de favoriser le re-peuplement des régions intérieures, faudrait il continuer à dépenser de l’argent pour étouffer nos centres villes par des tunnels et des passages incongrus, une logistique de transport toujours insuffisante ? Croyons-nous avoir les ressources pour gérer des villes de plus de un million d’habitants?

C’est d'une politique urbaine et de ville que nous avons, donc, besoin. Nous avons besoin d’un nouveau Général Hussein, authentique patriote, fidèle compagnon de Kheireddine Pacha, mon premier Proviseur du Collège Sadiki et premier maire de Tunis. Il redonnera à nos villes Sfax, Gabes, Gafsa, Bizerte, Siliana, Sousse et Tunis et à toutes nos grandes villes leurs verdures, bons traçages, bien être et toutes les attractivités qui leurs sont propres. 
 
La Mairie de Tunis ne manquerait pas le geste symbolique de rapatrier sa dépouille de Turie. Il n’est pas parti de Tunis de bon gré.

Notre handicap: la discontinuité

Aujourd’hui ; la Tunisie devrait positiver. Car au cours du temps et des expériences passées, de celles des années 60 jusqu’à celles de l’ouverture et de la financiarisation, notre infrastructure économique et financière, légale, logistique, technique, s’est développée et s’est relativement sophistiquée.

Désormais le financement de l’économie se fait plutôt par un marché financier qui continue à prendre forme depuis 1994. Un Marché Financier qui permet déjà une meilleure et une fluide mobilisation des ressources et des investissements, tant nationaux qu’étrangers.

Nos véhicules de financements sont similaires à ce que l’on trouve sur les places et les marchés les plus développés, Londres, Istanbul, Tokyo ou Shanghai.

Ces aspects de sophistication des infrastructures sont des atouts considérables qui nous ont toujours permis d’atténuer les risques des crises ou des cassures.C’est pour cela qu’à chaque fois notre économie a pu se redresser. Pas complètement et durablement certes, mais elle a toujours trouvé les assises et les acquis qui lui ont permis de décoller de nouveau.

Notre plus grave handicap est, donc, le phénomène de la rupture et de la cassure.

Les pays à économies fortes administrent, eux, dans la continuité et le savoir. Jamais un cabinet présidentiel américain n’a manqué de Nobels en économie. Mathématiciens qui connaissent et qui modélisent les marchés, leurs fonctionnements, leurs enjeux. Pareils pour la France, l’Allemagne, la Chine, et bien d’autres économies amies, pays des maths, du travail et de la patience.

Avons-nous jamais eu de tels cabinets ministériels ou présidentiels, des staffs, dédiés à la conduite de la politique économique et de son administration, et ce, dans la continuité, dans l’intelligence des chiffres et des mises en équations et des scénarios ?

Il faudrait le faire au plus vite. Cela permettrait de construire l’intelligence partagée et utile, collective et inclusive, qui nous a toujours manquée.

A l’avenir; apprendre du FMI, apprendre au FMI

D’ailleurs, par la force des expériences, l’intelligence dont je parle s’est bien formée. Nous devrons même la partager avec les argentiers du monde. Les bailleurs de fonds internationaux, BM, FMI, BEI, CDC, la BID, la BAD, tous proches amis de la Tunisie, seront particulièrement réceptifs.

En effet la Tunisie a toujours eu le soutien financier du FMI, de la Banque Mondiale et de toutes les institutions financières similaires. Soutien capital, amical, toujours à bon prix et en temps opportun. En 1986, un nécessaire Programme d’Ajustement Structurel qui vise l’équilibre budgétaire a été lancé et a aboutit.

Sur la durée une amélioration de l’infrastructure financière s’est réalisée. En bout de chemin, l’économie tunisienne satisfaisait les critères de Maastricht : Un déficit budgétaire réduit au plus à 3% du PIB, qui progressait lui à une moyenne de + 5%, une inflation de moins de 2% et un ratio d’endettement de -50%.

Or, mathématiquement, ces pondérations ne permettaient qu’un équilibre budgétaire dynamique permettant, lui-même, de s’endetter et d’avoir la capacité cyclique de rembourser les dettes.

Pour l’Europe ; derrière les équations de Maastricht il y avait un objectif de convergence monétaire. Il y avait l’objectif de l’Euro. Et pour nous, quel en était l’objectif?

Il aurait fallu donc des taux de progression de + 8 %. Et on y est toujours, sinon certainement plus actuellement, au moins 10 %.

Le FMI avait manqué d’intégrer les aspects démographiques dans sa réflexion. Il faut faire avec la démographie dorénavant. Les modèles et les régressions ne seraient robustes et humains que s’ils intègrent les contraintes démographiques. L’Institut des Statistiques de la Banque Mondiale gagnerait à le faire.

Aujourd’hui, comment ne pas prendre en considération que la population de la Tunisie a un âge médian de 31 ans. Son économie a besoin de croissance, +10 % en moyenne, par an. Ce n’était pas avec les contraintes monétaires de Maastricht qu’elle pouvait le faire.

Pour des économies ayant des aspects démographiques tel que les nôtres, il faudrait, donc, tolérer les déficits budgétaires contrôlés. A quels niveaux ? Les équations d’équilibres spécifiques en donneraient les niveaux de tolérances. Mais le principe devrait être retenu.

Pour quels engagements budgétaires ? Certainement pas ceux des salaires ou de subventions. Centres de formations, équipements de logistiques, investissements agricoles, pour la Tunisie, oui.

De même, démographie du dépeuplement oblige, il faudrait asseoir les bases d’une réelle et viable économie rurale dans l’Intérieur tunisien.

Comment le faire autrement qu part, des financements internes ? Les crédits bancaires représentent en Tunisie 70% du PIB. Ce taux devrait augmenter, par paliers, jusqu’aux environs de 100% du PIB. Les 30% additives iraient au financement de l’agriculture. L’équilibre et la stabilité économique de la Tunisie, sa barométrie essentielle, en dépendent.

Ces financements soutenus rendront aux régions intérieures, toutes rurales et agricoles, leurs attractivités et richesses. Ils permettront un nouvel équilibrage de la concentration démographique et permettront des emplois agricoles en nombre et quantités.

Ces financements seront rentables car les prix internationaux des produits alimentaires sont élevés et permettent désormais d’excellents retours sur investissements. Au passage, le problème de la Compensation des céréales sera atténué sinon résolu.

Voilà deux de nos problèmes fondamentaux résolus. Il en reste trois.

Tunisie : cinq problèmes essentiels

Réellement, nous n’avons pas besoin d’un programme économique en roman fleuve. Mille citations et mille objectifs.

Il n y a pas, il n’y a plus, de nouveau modèle à chercher. Il n y a que le travail et que la patience, que l’intelligence nouvelle dont nous avons besoin et qui est à activer. Cette intelligence servirait déjà à nous mettre d’accord ou à débattre des 5 problèmes de notre économie.

5 problèmes fondamentaux : Le Tiers et l’Intérieur. La compensation, pain. La compensation, énergie la Structure des échanges, +50% du PIB. La population, nos enfants, de 31 ans.

Le mode opératoire de leur résolution s’en découle tout simplement. Les 2 premiers problèmes doivent se faire avec les banques. Engagements agricoles supplémentaires et soutenus dans les 30% du PIB.

Le 3e par des recours ciblés aux financements extérieurs et aux investissements en énergie renouvelables. Ces investissements seront rentables car, justement, le prix de l’énergie est élevé.

L’emploi des jeunes ne peut se faire que par une politique efficace d’aide et de soutien à la création d’entreprises.

Aujourd’hui, il faudrait faire comme Hédi Nouira a fait dans les années 70. Mais à l’inverse. Il faudrait regrouper toutes les Agences de promotion et de supports en une seule Grande Agence pour l’entreprise.

Fédérer l’API, APIA, AFI, CEPEX et agences sœurs en une seule structure présidée par un responsable au rang du ministre. Comme ça il rendra compte de ses objectifs en termes de création de PME et PMI devant le futur Parlement.

La BNA et la STB resteraient publiques et en seraient le bras bancaire dédié.
 
Le 4e problème des échanges ne se résoudra qu’à terme par l’augmentation du PIB, à 2 chiffres, qui viendra inéluctablement par le travail des tunisiens. Par l’aide et la grâce du bon dieu.

Carthage, mars 2014.
Mohamed Abdellatif Chaïbi
Banquier - Statisticien ISUP Paris