Opinions - 15.02.2014

Nos ordures: quel gâchis!

Ces jours derniers, certains imams et des politiciens surfant sur les thèmes religieux n’ont cessé de discuter de «mécréance», d’ «apostasie» et d’«excommunication» voire de «polygamie» alors que la crise bat son plein dans le pays. Le Journal Télévisé déprime avec sa litanie de grèves dans la plupart des secteurs et notamment à l’Université. Dans les facultés, il semblerait que les étudiants décident, de leur propre chef, d’assister aux cours ou de prendre des vacances (sauvages) une fois les examens bâclés!

Plongés dans les bien mystérieuses tractations de la rédaction de la Loi Fondamentale et les jeux enivrants de la politique, responsables et politiciens  – gens «sérieux» comme le dit, par dérision, Antoine de Saint Exupéry dans  «Le Petit Prince» - ne s’abaissent pas à s’occuper de  broutilles par trop terre-à-terre!

Prenons l’exemple de la crise des ordures qui secoue notre capitale - et même dans sa voie principale emblématique - et nos grandes villes. Plutôt qu’ «apostasie» et «excommunication», nos théologiens ne feraient-ils pas  œuvre bien plus utile en prêchant la propreté, le respect de l’environnement et  le sens des responsabilités en rappelant, par exemple, les hadiths pertinents comme «La propreté est inhérente à l’Islam et la saleté est caractéristique de  Satan»?

Maigre consolation : la question des ordures se pose avec acuité en Egypte aussi et,  dans son discours inaugural, l’éphémère président Mohamed Morsi y a consacré un développement conséquent (voir notre article sur le site de Leaders). Pareillement, en Palestine, la question des ordures met aux prises les autorités palestiniennes aux forces de l’occupation («Israël défie la Banque Mondiale et interdit aux Palestiniens l’usage d’une décharge», Haaretz, 09 janvier 2014). Ces dernières refusent que les Palestiniens utilisent la décharge d’Al Minya à l’est de Bethléem construite selon les règles de l’art par la Banque Mondiale. C’est la première décharge moderne dans le sud de la Cisjordanie. Comme elle se situe en zone C, l’autorisation de l’Administration civile israélienne (en fait, l’Armée d’occupation) est nécessaire. Or, celle-ci exige que les poubelles des colonies environnantes y soient aussi enfouies. Ce que refusent aussi bien la Banque Mondiale que les Palestiniens. Les choses sont claires pour la BM: les fonds alloués doivent profiter exclusivement à la population palestinienne. Pour l’Autorité Palestinienne, il n’y a pas de coopération possible avec les colons sionistes.

Dans notre pays, les éducateurs, les chercheurs et les étudiants, de leur côté, ont un rôle à jouer à cet égard. Ils devraient se pencher sur ce rapport que la Banque Mondiale a consacré, en 2012, à  la question des ordures sous le titre «Quel gâchis» (What a waste ). A l’heure où les diplômés-chômeurs cherchent désespérément du travail, ils y apprendront que  « l’écologie industrielle » est une discipline en plein boom. Cette nouvelle branche du savoir s’attache à l’étude de l’échange et de la réutilisation des matériaux dans la sidérurgie, l’industrie chimique, la fabrication du ciment et du papier car les déchets d’une activité peuvent être les produits de départ d’une autre. En fait, l’écologie industrielle intègre le système industriel dans la biosphère et le considère comme un cas particulier d’écosystème. Au Danemark, la communauté de Kalundborg est pionnière en matière d’écologie industrielle: ainsi, par exemple, les boues riches en azote et en phosphore d’une fabrique de produits pharmaceutiques servent d’engrais aux fermes du voisinage et le gaz naturel brûlé dans les torchères de la plus grande raffinerie danoise alimente à présent une fabrique de plaques de plâtre.

Pic mondial  des ordures  au cours de ce siècle

Pour la vénérable revue scientifique Nature de Londres (vol. 501, 31 octobre 2013, p. 615- 617),  les déchets solides que nous mettons dans nos poubelles sont «un sous-produit de la civilisation».  Ainsi, l’Américain moyen rejette aujourd’hui  mensuellement  son propre poids  d’ordures. Quand les services municipaux  fonctionnent correctement, ces déchets disparaissent de notre vue et nous les oublions vite.  Ces matériaux devenus inutiles sont ramassés, certains sont recyclés ou compostés et la plupart sont soit mis en décharge contrôlée soit incinérés. Le compostage est maintenant pratiqué dans beaucoup d’immeubles à Paris même. L’incinération n’a rien à voir avec cette désastreuse pratique, si répandue hélas chez nous, et qui consiste à  brûler de manière sauvage les ordures.

Au cours du siècle dernier, la production des déchets a été multipliée  par dix  du fait de la croissance de la population, de son urbanisation et de son aisance matérielle. En 2025, elle doublera à nouveau. Que nos responsables municipaux (quand on se décidera enfin à les élire!) le notent bien et prévoient les budgets en conséquence ! Certains médias évoquent souvent les gaz à effet de serre et leurs effets sur le climat mais la production des ordures est bien plus rapide que celle de nombreux polluants environnementaux. Les plastiques encrassent les océans et les cours d’eau dans le monde, menaçant la biodiversité.  Au cours des années 1960 à 1990, l’équipe du Pr Richard C. Thompson (Université de Plymouth en G.B) a montré que les fibres de plastique et les fragments de polymères synthétiques se sont fortement accumulés sur les plages et les fonds marins britanniques d’où une énorme concentration de plastique chez le plancton. Ce qui constitue une grande menace pour la vie marine. Les auteurs soulignent que cette situation n’est pas l’apanage des Iles Britanniques et peut se retrouver partout sur la planète. Les sacs en polymère   provoquent en outre des inondations dans de nombreux pays en développement  car ils bouchent les canalisations d’eaux usées. L’Inde, tout comme le Bangladesh  les ont  interdits  pour cette raison. En Tunisie, ces sacs sont partout et on y sert même la viande et le lait sans prendre la peine de vérifier si leur plastique permet le contact alimentaire. En janvier 2002, le gouvernement sud-africain a contraint l’industrie à fabriquer des sacs moins éphémères et plus chers pour éviter leur rapide mise au rebut : on a immédiatement observé une réduction de 90% de l’usage des sacs en plastique. Pareillement, en Irlande, par l’introduction d’une taxe en mars 2002, on a assisté à une réduction de 95% de leur usage. En France, les supermarchés font payer les sacs en plastique.

Dans les villes des pays émergents, le problème des ordures est particulièrement aigu. Au fur et à mesure que les citadins deviennent plus riches, la quantité d’ordures qu’ils produisent atteint la limite. Avec la stabilisation de la population des villes et l’augmentation des niveaux de vie, les  spécialistes prévoient un pic de production des déchets solides au cours du siècle. Sans contrôle de la démographie et sans réduction de la consommation, la planète souffrira. Le philosophe Jean Baudrillard écrivait en 1996: «La consommation est devenue la morale de notre temps. Elle est en train de détruire les bases de l’être humain.»

En 1900, affirment  Daniel Hoornweg (Université de l’Ontario) et ses deux coauteurs dans Nature,  le monde comptait 220 millions de citadins (13% de la population) qui produisaient 300 000 tonnes de déchets  par jour.  En 2000, 2,9 milliards de personnes vivent dans les villes (49% de la population mondiale).  Elles génèrent quotidiennement plus de trois millions de tonnes de déchets solides. En 2025, cette production doublera et nos auteurs de dire que celle-ci remplira chaque jour  « une rangée de  bennes à ordures longue de 5000 km » !  Ce sont bien sûr les pays riches qui produisent le plus de déchets : ceux de l’OCDE totalisent 1,75 million de tonnes par jour. Mais la culture de certains permet de limiter les dégâts. Ainsi, un Japonais produit un tiers de moins de déchets qu’un Etasunien alors que le PNB des deux pays est pratiquement le même.

Nos responsables devraient noter ce que révèle le rapport «Quel gâchis» remis à la BM par Perinaz Bhada-Tata et Chris Kennedy. Ils prévoient que le monde produira 6 millions de tonnes de déchets solides en 2025 alors qu’il n’en générait que 3,5 millions en 2010. Pour les experts, les villes africaines en expansion  vont voir leur volume de déchets augmenter dans les prochaines années. L’aisance change la composition des poubelles. La richesse d’un pays peut être évaluée aujourd’hui par le nombre de téléphones portables - voire les jouets, les appareils électro-ménagers - mis au rebut. Les déchets solides deviennent ainsi un bon moyen pour apprécier l’impact des villes sur le milieu.

Que faire?

D’abord réduire les volumes et  recycler. La ville de San Francisco aux Etats Unis se propose de parvenir ainsi à zéro déchet en 2020. Réduire les volumes se fait en appelant les industriels à coopérer pour, par exemple, mieux concevoir les emballages. Dans le bâtiment, on peut encourager les stratégies qui maximisent l’emploi des matériaux existants car la construction et la démolition conduisent à un flux de déchets solides impressionnant. C’est ici que les concepts de l’écologie industrielle peuvent le plus servir.

Mais il y a aussi l’éducation : expliquer que les déchets menacent nos  eaux, empoisonnent nos sols et polluent notre air s’ils ne sont pas correctement gérés. Notre pays produit un grand volume de déchets végétaux qui peuvent être compostés et conduire  à un produit marchand.

Il y a aussi la législation qui peut rendre le fabricant responsable des produits et des déchets qu’il crée et l’obliger à reprendre la marchandise en fin d’utilisation (téléviseurs, réfrigérateurs, fours à micro-ondes, sèche-cheveux…) Dans l’Union Européenne, cela est devenu la norme.

Il faut enfin inculquer une éthique de la consommation en réorientant les priorités sociales vers l’amélioration du bien-être plutôt que vers la simple accumulation des biens; pour le philosophe Patrick Viveret, la consommation peut agir non comme le moteur qui dirige l’économie mais plutôt comme l’instrument qui donne accès à une meilleure qualité de vie. Un mouvement «Zero Waste» (Zéro déchets) existe de par le monde. Son logo est: «Refuse, Reduce, Reuse, Recycle and Rot» (Refuser –ce dont on peut se passer- Réduire, Réutiliser, Recycler et Composter). Il s’agit en fait d’un mode de vie envisagé par le grand écologiste et philosophe américain Henry Thoreau Walden (1817-1862) qui enseignait: «C’est en proportion du nombre de choses dont il peut se passer qu’un homme est  riche.» Des villes comme San Francisco, Hambourg, Turin, Milan, Salerne, plusieurs villes du pays basque espagnol… ont mis en pratique ces concepts. La société civile tunisienne pourrait y trouver un vaste champ d’activités. A noter que samedi 01 février 2014 se tient une grande journée Zero Waste Europe à Bobigny, en banlieue de Paris,  avec la participation de quelques responsables du mouvement dans les villes citées ci-dessus.

Nos prêcheurs feraient œuvre utile et serviraient le pays et son environnement s’ils mettaient de tels thèmes dans leurs homélies.  Quant à nos chercheurs et à nos étudiants, ils peuvent y trouver bien des sujets à creuser au bénéfice de ce pays. Le Prophète ne dit-il pas: «Maudite soit la science qui n’est pas utile [aux hommes].»?

Mohamed Larbi Bouguerra