Opinions - 03.02.2014

Nouvelles dispositions du dépôt légal : lettre ouverte de Karim Ben Smail

Monsieur le Chef du Gouvernement, Messieurs les Ministres,

A propos des nouvelles procédures du «dépôt légal»

Monsieur Ali Laarayedh vous a légué une petite indignité qui aurait eu sa place dans un Etat policier, le décret 2014-59 qu’il a signé avant son départ marque un flagrant retour en arrière de la liberté de penser, de lire et de diffuser les idées, à l’heure même où nous célébrons l’adoption d’une constitution qui consacre ces principes.

Le timing de cette initiative (Décret publié le 7 janvier) et sa nature répressive, (des peines de prison pour les contrevenants) font que plusieurs commentateurs s’interrogent aujourd’hui sur les raisons d’un tel revirement juridique, naïveté politique, simple incompétence, ou retour du censeur?

Pour ma part, ma conviction est faite. Ces dispositions qui réinstaurent des mesures de contrôle étatique sur le livre avaient été abrogées par Ben Ali lui même ( !). Il s’agit d’un «lapsus juridique» de plus, et de l’expression de la nature profonde du courant politique qui a dominé le précédent gouvernement.

Ce décret détourne une loi qui existe partout ailleurs (le dépôt d’exemplaires de tout ce qui se publie dans le pays à la bibliothèque nationale) en un instrument de censure idéologique et politique. C’est exactement comme cela que Ben Ali mettait journaliste et éditeurs à sa botte. C’est comme cela qu’il pratiquait sa censure qui ne disait pas son nom, à l’abri d’un sacro-saint «Qanoun» qui drapait la répression des idées d’une légitimité juridique usurpée. Les bonnes vieilles méthodes reviennent, qui ont fait leurs preuves, et le gouvernement peut désormais resserrer son étau sur les auteurs, les éditeurs, les importateurs de livres. A tout moment, les librairies tunisiennes peuvent redevenir ce désert culturel politiquement correct et intellectuellement stérile que nous (et vous !) avons connu si longtemps. Il suffit qu’un ministre le décide.

C’est exactement contre cela qu’en tant qu’éditeur nous avons lutté pendant des décennies. Nous ne tolérerons pas que de nouveau un sous fifre –généralement incompétent- d’un quelconque ministère nous dicte ce que nous pouvons publier ou pas, qu’il décide pour le lecteur tunisien ce qui est «acceptable» de lire, et quelle partie des idées d’ici ou d’ailleurs lui est interdite.

Déjà en 1994, Cérès avait mis en vente sans dépôt légal le 1er livre «tunisien» de Mohamed Talbi , «Plaidoyer pour un Islam Moderne», Nous nous étions assis, lui et moi, devant une pile de ses ouvrages, mis en vente à la Foire du livre de Tunis. La flicaille «culturelle» s’était beaucoup agitée autour de nous mais nul n’est intervenu, et à ce jour ce livre est le seul à n’avoir pas obtenu de dépôt légal du temps où cela était imposé.

Déjà, à l’époque donc et encore plus aujourd’hui, le censeur, l’Etat répressif, la tentation totalitaire reculent devant la résistance civile.

Pour l’instant ce nouveau gouvernement surfe sur une vague d’optimisme trop longtemps attendue, et le monde de la culture attend de vous un geste fort : l’abrogation pure et simple de ce décret liberticide, puérile peau de banane léguée par vos prédécesseurs.

Pour les lecteurs reprenons quelques extraits de cette prose stalinienne:

Art.3 – Chaque imprimeur, producteur, éditeur ou distributeur selon le cas, qu’il soit personne physique ou morale, a pour obligation d’enregistrer et de déposer les œuvres périodiques ou non périodiques, à titre onéreux ou gratuit conformément aux procédures prévues par le président décret, et ce, avant même de les mettre à la disposition du public.

Cela couvre donc également les livres importés. De quel droit et pour quelle raisons le Premier ministère devrait-il ainsi recevoir, à titre gracieux, (ou plutôt sur le dos d’une profession) des exemplaires de tout ce qui est importé en Tunisie? Que deviendrons les importations à petites quantités de livres onéreux, livres d’art ou universitaires, livres qui peuvent coûter plusieurs centaines de dinars, l’importateur devra donc en commander un exemplaire supplémentaire et l’offrir au Ministère?…

Il n’y a pas que les livres universitaires, il s’agit également de tous ces livres importés en un ou deux exemplaires, qui nourrissent tout un tissu de divers lecteurs à travers le pays, ces « petites commandes des libraires» sont nombreuses et essentielles, elles seront désormais une perte sèche pour l’importateur et disparaîtront.

Cette bataille a été gagnée depuis longtemps, sous Ben Ali (re- !). Si le guvernement veut se constituer à bon compte une bibliothèque universelle, qu’il achète des livres! C’est peut-être une bonne occasion de rappeler que l’Etat tunisien a depuis toujours soutenu la filière du livre «made in Tunisia » par des achats auprès des éditeurs, et que depuis l’arrivée au pouvoir des gouvernements «élus», les commandes se sont taries, obligeant plusieurs professionnels du livre à réduire leurs production, voire à mettre la clé sous la porte.

Notez cette phrase sibylline en fin de paragraphe: «…avant même de les mettre à la disposition du public» . Voilà, en quelques mots, la définition de censure. Elle ouvre toutes les portes au contrôle préalable et à la toute puissance du censeur. Bientôt on entendra de nouveau cette phrase qui a bercé les années noires du livre: «Ce titre doit être retiré des librairies, il n’a pas encore le « reçu » du dépôt légal

Le législateur en remet une couche un peu plus loin, le décret concerne entre autres :

  • Tous les écrits, dessins, images, paroles, abstraites ou autres moyens d’expression mis à la disposition du public, imprimés ou conservés sur des supports magnétiques, numériques ou tous autres supports destinés aux échanges,
  • Tous les livres et toutes les publications non périodiques édités sous une forme imprimée ou numérique comportant 49 pages au moins, abstraction faite des pages de couverture,
  • Art. 8 – Le dépôt légal des œuvres non périodiques produites à l’étranger qui doit en déposer un exemplaire auprès des services de la Présidence du gouvernement chargés de l’information, et ce, avant la mise de l’œuvre dans les circuits de distribution conformément aux procédures prévus à l’articles 7 du présent décret.

En clair, dès que vous mettez à la disposition du public un document de plus de 49 pages (de combien de signes? de quel format?), vous devez passer par le censeur. Le texte est flou par ailleurs, et implique, dans sa lecture stricte que si vous publiez un document de 50 pages sur votre page facebook, vous êtes dans l’illégalité.

Je suis un peu triste de me retrouver, trois ans après la révolution, à prendre la parole sur un tel sujet, l’épée de Damoclès du dépôt légal. Bataille d’arrière garde, réminiscence nauséabonde d’une ère révolue.

Messieurs les ministres, ce dossier concerne l’ensemble des lecteurs de journaux et de livres en Tunisie etauraun énorme retentissement médiatique ici et ailleurs.

Comment votre gouvernement va-t-il gérer cet héritage potentiellement toxique? Saura-t-il s’imposer dès les premiers jours et gagner à sa cause le monde de la Culture et de la lecture?

Karim Ben Smail
Editeur
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